Il s'agit en effet du premier texte que je suis chargé de rapporter au nom de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable depuis mon élection au Sénat : en quelque sorte, pour m'inscrire dans le sujet qui nous intéresse, je me jette à l'eau...
La Journée mondiale de l'eau du 22 mars dernier a rappelé combien la question de l'accès à l'eau potable reste prégnante dans le monde. Il y a là un sujet dont personne ne peut se désintéresser, qui s'aggrave à certains endroits du monde, et m'apparaît comme le défi du siècle, y compris pour notre pays, malgré la relative abondance de l'eau sous nos latitudes. Depuis peu, des régions entières connaissent certains étés un stress hydrique qui conduit au rationnement de la ressource et à l'interdiction de certains usages.
L'eau est en effet d'une ressource vitale, essentielle à la vie : si la quantité d'eau diminuait de 20 %, cela pourrait conduire à la mort de certains êtres humains. Sans un accès sécurisé à une eau potable de bonne qualité, l'être humain ne peut s'épanouir. Il reste tributaire de la satisfaction de ce besoin qui conditionne sa survie. Sans elle, pas de dignité possible, pas de développement durable, pas de justice sociale, pas d'accès aux fruits de la croissance. Je crois que vous partagez avec moi l'idée que l'eau potable est un bien commun, dont aucun être humain ne devrait être exclu. La question de son accès universel se double d'une dimension d'accessibilité sociale, sur laquelle nous reviendrons, et qui constitue le fondement de cette proposition de loi.
Nous n'arrivons pas sur un terrain vierge de toute avancée, et le président a rappelé le travail mené en 2017 par M. Dantec. Nous n'avons pas à être révolutionnaires : nous devons parfaire l'oeuvre déjà accomplie, dans un esprit humaniste. C'est l'esprit de cette proposition de loi.
Ce droit a d'ores et déjà été consacré au plus haut niveau. Je pense notamment à l'adoption, le 28 juillet 2010, par l'Assemblée générale des Nations Unies, d'une résolution qui reconnaît le droit à l'eau potable et à l'assainissement comme un droit fondamental ; à certains pays qui ont constitutionnalisé le droit d'accès à l'eau, comme la Slovénie ou l'Uruguay ; au droit à l'eau potable, à l'assainissement et à l'hygiène, qui constitue l'objectif n° 6 des 17 Objectifs 2030 de développement durable (ODD) adoptés par les États membres des Nations Unies, qui vise à « garantir l'accès de tous à des services d'alimentation en eau et d'assainissement gérés de façon durable ».
La nouvelle directive européenne sur l'eau potable de décembre 2020 dispose également que les États membres « en tenant compte des perspectives et des circonstances locales, régionales et culturelles en matière de distribution de l'eau, prennent les mesures nécessaires pour améliorer ou préserver l'accès de tous aux eaux destinées à la consommation humaine, en particulier des groupes vulnérables et marginalisés ».
Ce droit est reconnu, proclamé, consacré, mais il s'agit d'un droit fragile. Les chiffres sont tenaces, et ce sont eux que je regarde. Selon le Baromètre 2020 de l'eau, de l'hygiène et de l'assainissement, établi par Solidarités International, 2,2 milliards d'êtres humains - soit 29 % de la population mondiale - n'ont toujours pas un accès sécurisé à l'eau potable ; 4,2 milliards d'humains - soit 55 % de la population mondiale - n'ont pas accès à l'assainissement ; et 2,6 millions de personnes, principalement des enfants de moins de cinq ans, meurent chaque année de maladies liées à une consommation d'eau insalubre.
Si, en France, la situation est naturellement bien meilleure, notre pays n'est pas épargné par certaines formes de précarité en eau et il existe toujours des exclus de l'eau. En 2013, l'Insee dénombrait encore 204 000 logements privés de confort sanitaire, c'est-à-dire d'eau courante, de WC intérieurs et d'installations sanitaires. L'Organisation mondiale de la santé estime que 1,4 million de Français métropolitains ne bénéficient pas en 2019 d'un accès à l'eau géré en toute sécurité. En outre, le 25e rapport sur le mal-logement de la Fondation Abbé Pierre estime à 143 000 le nombre de personnes sans domicile fixe et à 91 000 celui des personnes qui vivent dans des habitats de fortune en France. Ce sont eux que l'on nomme les « exclus de l'eau ».
Il existe en outre dans notre pays ceux que l'on appelle les « précaires en eau ». En 2017, selon l'enquête « Budget des familles » de l'Insee, les charges d'eau représentaient en moyenne 1 % du budget d'un ménage en France. En raison des grandes disparités du prix de l'eau en France, avec un prix du mètre cube allant de 1,45 euro à plus de 8 euros, l'effort budgétaire diffère d'une collectivité à l'autre. L'on estime qu'au-delà de 3 % du budget des ménages, l'effort à consentir pour accéder à l'eau génère une situation de pauvreté en eau. Ajoutons à cela que le prix de l'eau en France a augmenté de 10,7 % en moyenne au cours de la dernière décennie, ce qui est supérieur à l'inflation hors tabac. L'accès aux chiffres est malaisé : la part des impayés sociaux dans les impayés globaux n'est en général pas une donnée rendue publique par les services publics d'eau.
Les associations que j'ai entendues - environ une dizaine - m'ont signalé que, selon elles, plus d'un million de personnes consacrent à l'eau plus de 3 % de leur budget. La Fondation Abbé Pierre évalue pour sa part à 1,2 million le nombre de locataires en situation d'impayés de loyer et/ou de charges.
Voilà pour ce qui est de l'écart entre le droit et le fait. Le législateur français n'est bien entendu pas resté insensible à la question : la loi Brottes de 2013 a interdit les coupures d'eau des ménages pour impayés et mis en oeuvre une expérimentation de tarification sociale de l'eau. Cela a permis d'aller plus loin que l'approche curative qui prévalait jusqu'alors, consistant en des aides à la prise en charge des factures impayées, généralement par les collectivités territoriales : centres communaux d'action sociale et fonds de solidarité pour le logement au niveau départemental.
À la différence des aides curatives, qui consistent en un droit non automatique à une aide ponctuelle et partielle à l'impayé, les aides préventives s'appliquent dès lors que le foyer satisfait aux critères prédéfinis. Elles prennent la forme soit d'une tarification intégrant une première tranche dite sociale universelle, comportant un volume d'eau donné à tarif réduit, soit d'une allocation eau. Ainsi, la ville de Dunkerque a mis en place un design tarifaire à trois tranches, avec une volumétrie pour l'eau dite essentielle, l'eau utile et l'eau confort, avec un prix au mètre cube allant de 0,85 euro à 2,1 euros. La ville de Rennes, elle, a instauré une première tranche gratuite de 10 mètres cubes pour les 180 000 abonnés du réseau. La loi Engagement et proximité de décembre 2019 a pérennisé ces possibilités de tarification sociale et a mis à la disposition des collectivités qui le souhaitent une boîte à outils leur fournissant des instruments d'action pour favoriser l'accès de tous à l'eau. Face à ce constat, il est nécessaire de consolider les acquis en garantissant de manière plus effective le droit d'accès à l'eau en France. L'eau n'a pas de prix, mais elle a un coût, qui est celui de son acheminement, de son traitement et de son assainissement. Les services de l'eau sont des services publics industriels et commerciaux (SPIC), qui reposent sur une logique de tarification à l'usager, et non sur un financement par l'impôt. En vertu de la libre administration des collectivités territoriales, les communes et établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) qui en assurent la distribution sont libres de mettre en oeuvre des politiques locales en vue de favoriser l'accès de l'eau aux populations précaires ou marginalisées.
Je terminerai mon propos en citant la directive européenne sur l'eau potable de décembre 2020, qui enjoint aux États européens l'installation « d'équipements intérieurs et extérieurs dans les espaces publics, lorsque cela est techniquement réalisable, d'une manière qui soit proportionnée à la nécessité de telles mesures et compte tenu des conditions locales spécifiques, telles que le climat et la géographie ».
Le texte que nous examinons aujourd'hui est l'occasion d'en commencer la transposition. Son article premier consiste en l'affirmation solennelle au droit à l'eau potable et à l'assainissement pour chaque personne, qui comprend une quantité d'eau quotidienne pour répondre à ses besoins élémentaires, et à celui d'accéder aux équipements permettant d'assurer son hygiène, son intimité et sa dignité. C'est l'élévation au rang législatif de principes d'humanité qui fonderont la mise en oeuvre du droit effectif à l'eau pour chacun en France.
L'article 2 prévoit une obligation pour les collectivités territoriales ou les EPCI d'installer et d'entretenir des équipements de distribution gratuite d'eau potable ainsi que des toilettes publiques et douches gratuites, en fonction de seuils démographiques, dans un délai de cinq ans. Ainsi, les exclus de l'eau pourront trouver des points d'eau potable sécurisés et des équipements où satisfaire aux besoins d'hygiène, c'est-à-dire conserver sa dignité humaine. La crise sanitaire que nous traversons actuellement accentue ce problème. Le respect des gestes barrières implique notamment de se laver fréquemment les mains : comment le faire sans eau ?
L'article 3 prévoit l'instauration de la gratuité de l'eau potable et de l'assainissement pour l'alimentation et l'hygiène de chaque personne physique, avec la fixation annuelle d'un volume par décret pris en Conseil d'État, après avis du Comité national de l'eau. Les collectivités accomplissent leur mission de manière satisfaisante, mais la discussion de la proposition de loi rénovant la gouvernance des services publics d'eau potable et d'assainissement en Guadeloupe a mis en lumière certains dysfonctionnements de ce service public si essentiel.
Confier aux collectivités territoriales la satisfaction des besoins essentiels de leurs habitants me semble correspondre à la fois au principe constitutionnel de subsidiarité et à la raison d'être de l'action publique locale.
Je vous propose d'adopter le périmètre de recevabilité des amendements sur ce texte : sont susceptibles de présenter un lien, même indirect, avec le texte déposé, les dispositions relatives à la définition du droit à l'eau potable et à l'assainissement, aux obligations qui s'imposent aux collectivités et établissements publics en matière d'équipements de distribution d'eau potable et en matière d'assainissement et à la mise en oeuvre de la gratuité des premiers volumes d'eau.
Le périmètre ainsi défini est adopté.
Pour toutes les raisons que j'ai évoquées précédemment, je vous propose d'adopter sans modification la proposition de loi que nous examinons afin qu'elle puisse être discutée dans les meilleures conditions en séance publique le 15 avril prochain.