Intervention de Jean-Yves Le Drian

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 16 mars 2021 à 17h00
Audition de M. Jean-Yves Le drian ministre de l'europe et des affaires étrangères

Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères :

Je suis désolé de ne pas pouvoir être présent parmi vous, je suis cas contact, mais je vais très bien. J'ai été testé négatif, mais je suis confiné encore jusqu'à jeudi. C'est un plaisir d'échanger avec vous, comme à chaque fois, et de répondre à vos questions. J'ai préféré ne pas reporter notre rendez-vous. De plus, la semaine prochaine est très chargée. Se tiendront le Conseil « affaires étrangères » de l'Union européenne et la réunion des ministres des affaires étrangères de l'OTAN à Bruxelles. Ceci aurait trop longuement retardé notre échange. Je pense qu'il est utile que nous nous parlions aujourd'hui, même si c'est moins facile dans cette configuration.

J'évoquerai d'abord la situation au Sahel, puisque la dernière fois que nous nous sommes vus, c'était lors d'un débat en séance publique que vous aviez initié, quelques jours avant le sommet qui s'est tenu à N'Djamena, dont les résultats ont été positifs. Les grands engagements de Pau ont ainsi été réactivés. Je rappelle qu'il y avait 4 piliers définis lors du sommet de Pau : la lutte contre le terrorisme, le renforcement des capacités des forces armées sahéliennes, le soutien au redéploiement des États, à la fois des administrations territoriales et des services de base, et, enfin, la stratégie de développement. Ce sommet a ouvert la voie à une amplification de la dynamique impulsée à Pau, d'abord sur le plan opérationnel. Un certain nombre de décisions fortes auront ainsi des effets sur le terrain, tels que le maintien en particulier de l'effort national dans le cadre de l'opération Barkhane, mais aussi l'activation de Takuba. La force conjointe du Sahel continue de se déployer ; les acteurs s'engagent de façon plus marquée, y compris pour mettre en place les financements de la force conjointe.

Le plus important, c'est que le sommet de N'Djamena a marqué, comme je le souhaitais et l'avais indiqué lors de notre échange en séance publique au Sénat, la volonté d'un sursaut civil, d'un sursaut politique et d'un sursaut en matière de développement, quand le sommet de Pau était axé sur le militaire, ce qui a d'ailleurs donné des résultats assez significatifs. Quelques jours avant le sommet de N'Djamena s'est tenue à Kidal une réunion du comité de suivi de l'accord de paix d'Alger, à laquelle j'ai assisté par visioconférence. Ce comité de suivi ne s'était pas réuni depuis longtemps et ne s'était jamais réuni à Kidal, lieu symbolique pour marquer la paix et la réconciliation au Mali. Nous sommes bien évidemment tout à fait convaincus que c'est la mise en oeuvre des dispositions de l'accord d'Alger qui permettra la stabilisation de la situation et une plus grande sérénité dans le nord du Mali. Vous m'avez souvent interrogé sur la place de l'Algérie dans ce processus et sur la volonté algérienne d'aboutir à une pacification au Mali et dans le Sahel. Le fait que ce comité se soit réuni sous présidence algérienne et à Kidal est un acte important et tout à fait symbolique pour marquer la paix et la réconciliation au Mali, auquel la France a participé par mon intermédiaire.

Ce sommet a aussi été marqué par la volonté de mobiliser l'ensemble des acteurs dans le domaine civil, en particulier pour faire revenir les services de l'État dans les zones les plus vulnérables et permettre une véritable mobilisation en faveur du développement. Le projet de loi de programmation relatif au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales, dont nous avons déjà beaucoup parlé, y contribuera lorsqu'il aura été définitivement adopté, car il permettra d'engager plus de financements. Mais d'ores et déjà, ce sommet de Kidal s'est caractérisé par la volonté de relancer le projet emblématique de la Grande Muraille verte. Ce projet, qui avait initialement été lancé par les Africains, était un peu à l'arrêt, il est relancé dans le cadre de ce sursaut de développement Nous allons le suivre avec beaucoup d'attention.

La mobilisation internationale en faveur du Sahel est forte, je l'avais souligné lors de notre débat précédent, c'est une réalité, à tel point que la coalition internationale pour le Sahel, mise en oeuvre après le sommet de Pau, se réunira à Berlin vendredi prochain, en format un peu « hybride ». J'y vois le signe de la dimension européenne et internationale de notre action commune. Aujourd'hui, 60 pays et organisations sont membres de cette coalition. Je suis plutôt optimiste à la suite de ce sommet de N'djaména, car on a senti une réelle volonté commune de permettre un véritable sursaut civil et politique au Sahel.

Je dirai à présent quelques mots sur le Moyen-Orient. Il y a dix ans débutait la crise syrienne, après les manifestations de Deraa. J'aborde ce sujet avec beaucoup de gravité car après une décennie de chaos et d'atrocités, la situation en Syrie reste extrêmement incertaine. Malgré la reconquête territoriale progressive, systématique par Bachar el-Assad, la Syrie connaît l'une des crises humanitaires les plus graves depuis la Seconde Guerre mondiale. Au total, 400 000 personnes ont perdu la vie. Et aujourd'hui, plus de la moitié des Syriens, soit 13 millions de personnes, sont réfugiés ou déplacés.

Deux zones échappent aujourd'hui encore à l'influence de Bachar el-Assad. La province d'Idlib au nord-ouest est divisée entre le régime et des groupes d'opposition, en partie terroristes, en particulier le groupe Hayat Tahrir al-Cham. Une partie de ces groupes sont contrôlés par la Turquie, dans une zone où vivent près de 4 millions d'habitants, ce qui n'est pas rien, sachant qu'une grande partie de la population syrienne a quitté le pays. Par ailleurs, la zone nord-est reste pour l'essentiel sous le contrôle des forces démocratiques syriennes, dominées par les Kurdes du PYD (Parti de l'Union démocratique). Cette région est une zone d'influence entre la Turquie, qui conserve une zone tampon le long de sa frontière, le régime de Bachar el-Assad et la Russie, qui y effectuent des patrouilles. C'est aussi une zone extrêmement sensible puisque Daech essaie de reprendre pied dans les zones de peuplement arabe de ce secteur.

Soyons clairs : après dix ans, la victoire du régime est en trompe-l'oeil. Dans toutes les zones placées sous son contrôle règnent l'instabilité, la criminalité, la prédation des milices, et dans certains endroits plane la menace d'une résurgence du terrorisme. Force est de constater que le dispositif initié à Genève, dans le cadre du comité constitutionnel, est lui aussi en trompe-l'oeil. On le voit, le processus électoral sera biaisé, puisque les conditions posées dans la résolution 2254 du Conseil de sécurité de l'ONU ne seront pas réunies, à savoir la tenue de « vraies » élections, le retour sûr et volontaire des réfugiés et la libération des prisonniers détenus arbitrairement. Ce sont les conditions d'une véritable transition politique en Syrie, mais nous sommes loin du compte aujourd'hui.

Pour notre part, nous sommes engagés dans des actions afin que les crimes les plus graves commis en Syrie ne demeurent pas impunis. Nous soutenons la commission d'enquête internationale, dite commission Pinheiro, qui a été mise en place par le Conseil des droits de l'homme en 2011 et le mécanisme international, impartial et indépendant, créé par la résolution de l'Assemblée générale des Nations unies. Nous continuons d'apporter une aide humanitaire et de soutenir, au Conseil de sécurité, la mise en oeuvre de la résolution 2254.

J'évoquerai à présent la Libye, qui est l'une de nos priorités, car les conséquences potentielles de cette crise pour la France et pour l'Union européenne sont majeures en matière de sécurité comme en matière migratoire. Ses conséquences sont également majeures pour la stabilité au Sahel, en Afrique du Nord et en Méditerranée.

Pour une fois, les nouvelles sont bonnes : la Libye a désormais un gouvernement, dirigé par Abdelhamid Dbeibah, dont la désignation a été validée par un vote de confiance de la Chambre des représentants. C'est un succès sans précédent de l'initiative prise par les Nations unies dans le cadre du forum politique qui s'est réuni à Genève et que nous avons nous-mêmes fortement soutenue. Nous avons eu de nombreux entretiens, tant le Président de la République que moi-même, avec les nouveaux responsables libyens afin d'aboutir à cette légitimation. Les Allemands et les Italiens ont également joué un rôle très important à cet égard. Cela faisait longtemps qu'il ne s'était pas produit quelque chose d'aussi positif en Libye, même s'il est peut-être encore trop tôt pour parler de moment historique.

Le nouvel envoyé spécial du secrétaire général en Libye, et chef de la Mission d'appui des Nations Unies en Libye (MANUL), Jan Kubis était à Paris la semaine dernière. Nous nous sommes entretenus sur la suite du processus qu'il faut maintenant surveiller attentivement. Ainsi, le gouvernement de transition doit préparer les élections, qui devraient avoir lieu le 24 décembre prochain, et mettre en oeuvre le cessez-le-feu conclu en octobre dernier afin que la route entre Syrte et Misrata puisse être ouverte et que les milices extérieures puissent retourner dans leurs pays d'origine, en particulier en Turquie et en Russie. Dans l'immédiat, il faut mettre en oeuvre des mesures de confiance, faire en sorte que la réforme de la gouvernance économique puisse être engagée et éviter les obstructions de la part de ceux qui voudraient un retour en arrière. La route est encore longue, mais une étape significative a été franchie et l'on peut faire preuve d'un espoir prudent. Manifestement, les acteurs libyens sont las de la période de conflictualité qu'a connue leur pays et sont conscients de la nécessité d'avoir un gouvernement légitime afin de mettre fin à la guerre civile grâce au processus électoral prévu pour la fin de l'année 2021.

Je dirai aussi quelques mots sur la crise avec l'Iran. Nous pensons qu'il faut saisir l'opportunité que constitue la volonté des États-Unis de revenir dans l'accord de Vienne, et cela même si aujourd'hui, les graves tensions dans le Golfe ne sont pas sans rappeler la crise que nous avions connue à l'été 2019. Les activités nucléaires iraniennes se développent en violation de l'accord nucléaire de Vienne : l'Iran a repris l'enrichissement de l'uranium à 20 %, renforcé son secteur de la recherche et du développement, suspendu l'application du protocole additionnel de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). Parallèlement sont observées des attaques déstabilisatrices en Irak et en Arabie saoudite. Il est impératif d'engager une désescalade des tensions. Des rencontres informelles sont nécessaires pour permettre le retour des États-Unis dans l'accord de Vienne. L'Iran, pour sa part, doit renoncer aux désengagements qu'il a effectués depuis 2018.

Nous travaillons beaucoup sur cette approche avec nos partenaires allemands et britanniques, dans le cadre du groupe UE-3. Nous avons eu de nombreuses discussions en visioconférence sur ce sujet avec le secrétaire d'État Antony Blinken. C'est à la suite de l'une de ces discussions que les États-Unis ont fait savoir publiquement qu'ils avaient pour objectif de revenir dans le JCPoA. Les discussions se poursuivent et nous envoyons des signaux aux Iraniens. Au-delà du JCPoa, nous espérons également pouvoir avoir avec eux des discussions sur les risques de déstabilisation régionale, mais aussi sur l'ensemble des questions liées à la capacité missilière de l'Iran, mais nous n'en sommes pour l'instant qu'aux souhaits et aux intentions. Nous devons également tenir compte, au-delà de considérations tactiques, de la situation interne de l'Iran, où l'élection présidentielle aura lieu au mois de juin.

Plus largement, nous sommes dans une nouvelle donne transatlantique et nous sommes déterminés à avancer avec la nouvelle administration américaine. On assiste à un changement d'état d'esprit depuis l'entrée en fonction du président Biden. Nous allons pouvoir aller de l'avant ensemble et bâtir une nouvelle relation transatlantique entre une Europe qui assume sa puissance et des États-Unis qui assument leurs responsabilités. Les défis ne manquent pas. J'ai eu plusieurs entretiens avec mon homologue américain depuis son arrivée, le dernier ayant eu lieu dimanche dernier.

J'observe néanmoins que les premiers déplacements du secrétaire d'État américain ont eu lieu en Asie, au Japon et en Corée. Par ailleurs, Antony Blinken doit rencontrer notre homologue chinois dans quelques jours, avant de venir en Europe la semaine prochaine pour la réunion des ministres des affaires étrangères de l'OTAN.

Cela étant, j'ai reçu John Kerry la semaine dernière à Paris pour préparer la COP26 de Glasgow, qui sera décisive pour le respect de l'accord de Paris, car elle doit permettre d'aboutir à l'annonce de nouvelles contributions déterminées au niveau national (CDN), notamment de la part des grands émetteurs de gaz à effet de serre que sont la Chine, l'Inde et les États-Unis. Cette réunion devra aussi préserver la dynamique en matière de « finance climat » au-delà de 2025 de la part des pays développés. Enfin, elle permettra de finaliser les règles de mise en oeuvre de l'accord de Paris lié au marché carbone. Nous avons un grand chantier devant nous. Les États-Unis vont organiser un sommet préparatoire à la COP26 le 22 avril prochain. Ils devraient alors logiquement confirmer leur retour dans l'accord de Paris et annoncer des initiatives financières, mais aussi le niveau d'ambition qu'ils comptent proposer.

Il importe que nous puissions décliner la nouvelle donne transatlantique dans tous les domaines, en renforçant la souveraineté européenne. Cette nouvelle donne vaut également dans le domaine commercial, dans le conflit entre Airbus et Boeing, les droits de douane ayant été suspendus. Il s'agit d'une trêve pour l'instant, mais nous devons tout faire pour dépasser dans le délai imparti de quatre mois ce conflit, qui a pour effet induit de favoriser l'industrie aéronautique chinoise. Nous devons aussi profiter de cette trêve pour mettre sur la table les autres différends qui pèsent inutilement sur les relations commerciales transatlantiques. Je pense aux différends sur l'acier et l'aluminium ou sur la fiscalité du numérique. L'état d'esprit est plutôt positif même s'il est encore un peu tôt pour constater des avancées dans ces domaines.

Il faut constater que l'Europe qui discute aujourd'hui sur la refondation du lien transatlantique n'est plus la même qu'il y a quatre ans. Elle est plus déterminée à affirmer sa souveraineté, sa puissance, à être un partenaire des États-Unis. Nous avons dit à plusieurs reprises à Antony Blinken qu'il était préférable pour les États-Unis d'avoir un allié fort qu'un allié dépendant. Je le dis pour répondre à votre préoccupation, monsieur le Président, lors de l'entretien qu'Antony Blinken a eu avec les ministres des affaires étrangères des Vingt-Sept en visioconférence, il a insisté particulièrement sur la nécessité d'avoir une Union européenne unie et partenaire, y compris dans le domaine stratégique. C'est un discours que nous n'avions pas entendu depuis longtemps, peut-être même jamais entendu, du moins avec cette force et cette détermination.

J'en viens à la Birmanie. Le récent coup d'État a marqué un arrêt brutal du processus de démocratisation que la France et l'Union européenne soutenaient depuis une décennie. La dégradation de la situation en Birmanie s'accélère. L'armée birmane se rend coupable de crimes contre la population du pays. Les violations des droits de l'homme se sont encore accentuées ces jours derniers. Les arrestations et le nombre de morts ne cessent de croître, dans un contexte de répression brutale. Face à cette situation inacceptable, l'Union européenne a réagi avec beaucoup de fermeté et d'unité. Nous avons ainsi solidairement condamné le coup d'État dès qu'il s'est produit, mais nous avons aussi adopté des sanctions fortes contre ses responsables. Ces sanctions seront validées lundi prochain lors du conseil des ministres des affaires étrangères et mises en oeuvre très rapidement. Elles comprennent évidemment la suspension de tout soutien budgétaire aux programmes gouvernementaux, en veillant à préserver la population civile, mais également des mesures visant très directement les responsables du coup d'État militaire et leurs propres intérêts économiques.

Nous faisons aussi en sorte que des prises de position soient actées par le Conseil de sécurité et le Conseil des droits de l'homme. Cela a abouti, lors de la réunion de l'Assemblée générale des Nations unies, le 26 février, à une prise de position très forte. Nous sommes également en relation avec les membres de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean) et je m'entretiens régulièrement avec mes homologues singapourien, indonésien et malaisien. Une pression internationale est nécessaire, en plus des sanctions.

Voilà ce que je tenais à vous dire pour commencer. Je comptais aborder d'autres sujets, mais j'ai déjà été très long. Aussi je vous propose d'évoquer maintenant les différents sujets qui vous préoccupent en répondant à vos questions.

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