Intervention de Antoine Bouvier

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 17 mars 2021 à 10h00
Audition de Mm. Antoine Bouvier directeur de la stratégie des fusions-acquisitions et des affaires publiques d'airbus et de dirk hoke président exécutif ceo d'airbus defence and space

Antoine Bouvier, directeur de la stratégie, des fusions-acquisitions et des affaires publiques d'Airbus :

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, en mon nom et celui de Dirk Hoke, je souhaite vous remercier de cette invitation. Nous nous réjouissons d'être avec vous ce matin car le programme SCAF soulève des questions et, comme vous venez de le dire, le doute peut s'installer. La présente audition doit donc nous permettre d'éviter toute incompréhension. J'ai écouté par ailleurs avec beaucoup d'attention l'audition d'Eric Trappier.

Les questions que vous avez soulevées en introduction sont de vraies questions qui se posent pour la France mais aussi pour l'Espagne et l'Allemagne. Ce sont des questions auxquelles il nous faut répondre pour lever ce doute et pour avancer sur ce programme essentiel pour l'autonomie stratégique de l'Europe.

Avant d'aller plus loin, je souhaite revenir sur les enjeux. Dans les années 80, l'Europe a lancé trois programmes d'avions de combat. Ces trois avions ont été vendus à 1 500 exemplaires. Pendant ce temps, le F -16, notre concurrent américain, a été vendu à 4 500 exemplaires. Puis, les Etats-Unis ont lancé le F -35, un avion de nouvelle génération, vendu déjà à plus de 3 000 exemplaires à 8 pays européens. Malheureusement, c'est le constat que nous devons faire : celle d'une Europe divisée et d'une Europe distancée par les Etats-Unis. L'objet du SCAF est de remobiliser nos forces et de rattraper le retard pris par rapport aux Etats-Unis.

Cet enjeu est résumé dans le rapport d'information du Sénat de juillet 2020 qui dit que « le programme SCAF est indispensable au renouvellement de l'aviation de combat de la France, de l'Allemagne, de l'Espagne à l'horizon 2040. Il est également essentiel à la préservation de l'autonomie stratégique et de la base industrielle et technologique de défense européenne ». Ces termes restent absolument d'actualité. Cependant, chacun a conscience que ce qui était possible en 1985 n'est plus possible en 2021 car l'écart s'est creusé, par rapport aux Américains mais aussi en termes de coûts de développement des nouvelles générations. Le F -35 n'est plus le F -16. Le F -35 est un avion dans un système et le SCAF doit l'être aussi. Les coûts de développement sont donc d'un autre ordre de grandeur par rapport à la référence de 1985. La référence du passé est une référence avec laquelle il faut prendre ses distances.

Airbus, comme ses partenaires français, allemands et espagnols, est totalement engagé dans le SCAF. Nous avons mené des négociations et nous avons un accord industriel en France avec Thalès, mais aussi un accord industriel en Espagne avec Indra et un accord industriel avec Hensoldt en Allemagne. Nous avons aussi mené des négociations et trouvé un accord industriel en France et en Allemagne avec MBDA. Par conséquent, ce débat ne se résume pas à un face à face entre Airbus et Dassault mais ce sont l'ensemble des acteurs français qui sont aujourd'hui impliqués dans le SCAF ainsi que l'ensemble des acteurs allemands et espagnols. Je pense qu'il est important de rappeler que d'autres discussions - certes compliquées - ont été menées et ont permis d'aboutir à des accords avec d'autres partenaires industriels.

Comme vous l'avez rappelé, des négociations sont en cours avec Dassault et n'ont pas encore permis d'aboutir à un accord.

Dassault, Thalès, Safran, défendent leurs intérêts d'industriels. C'est parfaitement légitime mais chaque industriel a aussi une responsabilité particulière par rapport à son pays ou ses pays. Airbus est le premier fournisseur des forces armées françaises. Airbus est au coeur de la dissuasion à travers MBDA sur la composante nucléaire aéroportée, à travers Ariane Group sur le M -51. Airbus, présent dans les avions de transport, dans les systèmes de renseignement spatiaux, dans les hélicoptères, est au coeur de la défense française. Airbus n'est pas en France au coeur du SCAF car priorité a été donnée à Dassault, Safran et Thalès, ce que nous comprenons. Ce que nous pouvons regretter mais que nous comprenons, c'est qu'Airbus ne représente que 1 % environ de la part française du SCAF. Cela veut dire que nous n'avons pas en France d'enjeux industriels car notre part industrielle est très marginale. Ce que nous défendons en France, c'est le programme lui-même. Ma conviction profonde, c'est que ce programme européen est dans l'intérêt de la France. Sans ce programme SCAF, comment la France pourrait-elle faire face aux grands défis capacitaires que la Revue stratégique a permis de mettre en lumière, c'est-à-dire disposer d'un modèle d'armée complet, répondre aux enjeux des combats de haute intensité, du déni d'accès, des drones de combat, du cloud de combat, de la cyber-sécurité, etc. ? Tous ces défis sont avant tout d'ordre capacitaire.

Il faut en effet replacer ce débat, qui n'est pas d'abord un débat industriel, dans le cadre des besoins capacitaires que la Revue stratégique a mis en lumière. La première question à se poser est : comment les armées françaises feront-elles face aux menaces à l'horizon 2040 et au-delà ? Cette question est aussi celle que doivent se poser l'Allemagne et l'Espagne.

Comme vous l'avez souligné et comme Eric Trappier l'a indiqué aussi avec éloquence, c'est un objectif mais pas à n'importe quelle condition. C'est l'intérêt de la France de faire le SCAF mais pas dans n'importe quelles conditions. C'est l'intérêt de l'Allemagne de faire le SCAF mais pas non plus dans n'importe quelles conditions. C'est l'intérêt de l'Espagne mais, là encore, pas dans n'importe quelles conditions. La question est donc de savoir quelles sont ces conditions.

Ce qui me frappe, c'est qu'un grand nombre de non-dits et de procès d'intention font aujourd'hui obstacle à une compréhension mutuelle qui est la condition sine qua non pour créer la confiance. De plus, nous avons aussi des échéances : cette pression temporelle n'est pas liée uniquement aux élections à venir mais cette pression est liée à la dynamique même de la négociation. Cette pression temporelle nous impose de mettre sur la table tout un ensemble de sujets, qui n'ont pas été explicites jusqu'à présent, et qui ont causé cette incompréhension entre les trois pays et entre les industriels.

Permettez-moi de prendre quelques exemples. Le modèle Dassault de coopération est un modèle qui s'appuie sur un maître d'oeuvre fort et des sous-traitants. C'est le modèle du nEUROn. Ce maître d'oeuvre fort contrôle les risques et prend les responsabilités sur le programme lui-même. Ce modèle est-il assez connu en Allemagne ? Je n'en suis pas sûr. Le modèle allemand, qui est celui d'Eurofighter, s'appuie sur quatre partenaires exactement au même niveau, disposant d'une maîtrise d'oeuvre commune et se répartissant de façon égale l'ensemble des work packages. En établissant cette comparaison, je ne porte aucun jugement sur la validité ou l'efficacité de l'un ou l'autre schéma de coopération mais je veux souligner que les points de départs sont très éloignés. Ceci explique que chacun a le sentiment justifié de faire beaucoup de concessions. De plus, après ces concessions faites de part et d'autre, on reste encore dans une situation dans laquelle il n'y a pas d'accord. Pour trouver un accord, je pense qu'il est important de revenir sur ce qu'ont été les modèles de coopération. Au final, ces modèles nEUROn et Eurofighter sont peu connus de part et d'autre du Rhin. Nous pouvons nous faire le reproche réciproque de ne pas avoir suffisamment bien expliqué ni assez tôt comment nous fonctionnions de part et d'autre du Rhin et de part et d'autre des Pyrénées.

Je citerai un autre exemple. Lorsque nous sommes en Allemagne, on entend parfois que les Français veulent faire un avion français financé par le budget allemand. Lorsque nous sommes en France, on entend quelques fois que les Allemands veulent accéder à la technologie française pour développer un produit concurrent. Sur ces bases, pouvons-nous mener une discussion dans un climat de confiance ? Je ne le crois pas. Certaines discussions sont de nature politique et pas uniquement de nature industrielle.

Alors quel est le rôle d'Airbus ? Le rôle d'Airbus en France ne se limite pas à une part de 1 % du budget français du SCAF. Son rôle en France est le même rôle que celui qu'Airbus joue en Allemagne ou en Espagne, c'est d'être la voix - et souvent la seule voix - qui puisse parler à ces trois pays car nous y sommes présents. Cette vision européenne qui a présidé à la création d'EADS est cependant aujourd'hui bien chahutée. Le discours que nous tenons devant vous et qui est aussi celui que nous tenons en Allemagne et en Espagne est difficile. C'est une position avec laquelle nous prenons beaucoup de coups mais j'ai la faiblesse de penser que, lorsqu'Airbus est attaqué, c'est aussi un symptôme de l'affaiblissement de la vision européenne et le symptôme d'un repli national.

La coopération est par ailleurs très difficile. Churchill dit que la démocratie est le pire des systèmes à l'exception de tous les autres, et je crois que la coopération est aussi le pire des systèmes à l'exception de tous les autres. Nous devons nous efforcer de faire fonctionner la coopération mais c'est un exercice compliqué car ce sont des concessions et des compromis, et c'est aussi accepter la différence et la faire vivre.

Pour comprendre les grands enjeux, je me suis appuyé sur quelques déclarations de précédents Présidents de la République car les racines du SCAF sont bien plus profondes que les discussions que nous avons eues au cours des trois ou quatre dernières années. Ainsi, en septembre 1985, le Président Mitterrand avait écrit ceci au Chancelier Kohl : « Je tiens à rappeler qu'à mes yeux la construction d'une aéronautique militaire commune est un projet fondamental pour la sécurité et la défense, comme d'ailleurs pour l'avenir technologique et industriel de l'Europe. Je ne puis que regretter l'échec récent du projet unique d'avions de combat européen ». En 2008, le Président Sarkozy disait quant à lui dans le Livre Blanc : « La crédibilité de la composante nucléaire aéroportée implique de conserver sur le plan national la capacité de conduite technique d'un programme d'avion de combat et de définition et d'adaptation du système à la mission nucléaire. » Cette conduite technique est ce qui a été donné à la France sur le SCAF et à l'Allemagne sur le MGCS, c'est-à-dire que la DGA est agence contractante, agence d'exécution et a la responsabilité de mener ce programme. Il ajoutait ceci : « Cependant, face à l'étalement et à la raréfaction des programmes d'avions de combat, l'ensemble des acteurs européens du secteur est confronté à plus ou moins long terme à un problème de maintien des compétences. La France, pour sa part, soutiendra l'émergence d'un avionneur européen complet, capable de concevoir les futures plates-formes de combat pilotées ou non ». En 2017, le Président Macron, avec l'Allemagne d'abord, puis avec l'Espagne, a donné corps à ce projet qui transcende en France toutes les couleurs politiques.

Y a-t-il un plan B ? Il y a toujours des alternatives. S'il s'agit d'atteindre l'objectif capacitaire et l'ambition d'autonomie stratégique de la France et de l'Europe, je suis convaincu qu'il n'y a pas de plan B. Il y a certes des alternatives. On peut moderniser des produits existants, on peut acheter des produits américains, on peut recréer des alliances qui existaient dans le passé, on peut envisager de grands programmes non pas avec des partenaires mais avec des sous-traitants. Cependant, aucune de ces alternatives ne permet d'atteindre l'objectif que vous avez fixé.

Je souhaite finir mon propos en citant la ministre des Armées, Mme Florence Parly, qui a alerté sur ce qu'elle appelle le risque de déclassement stratégique de l'Europe et de la France. C'est bien aujourd'hui le risque dont on parle. Allons-nous trouver les moyens de mieux nous comprendre et de recréer un climat de confiance et de coopération ? Pouvons-nous aller au-delà des polémiques et des invectives qui polluent ce débat et qui ne sont pas à la hauteur des enjeux ? Je pense que c'est notre responsabilité collective car les enjeux sont ceux que nous avons cités.

Je vous remercie et je passe la parole à Dirk Hoke.

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