Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées

Réunion du 17 mars 2021 à 10h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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Debut de section - PermalienPhoto de Christian Cambon

Mes chers collègues, nous accueillons Antoine Bouvier, directeur de la stratégie, des fusions-acquisitions et des affaires publiques d'Airbus, et Dirk Hoke, président exécutif (CEO) d'Airbus Defence and Space.

Nous poursuivons nos auditions sur le système de combat aérien futur, le SCAF : après avoir entendu le Président de Dassault Aviation, mercredi dernier, il était logique que nous invitions à s'exprimer l'autre grand acteur industriel de ce programme, à savoir Airbus.

Monsieur le Président, Monsieur le Directeur, nous vous remercions d'avoir accepté cette audition. En effet, le programme SCAF est l'une des conditions de l'autonomie stratégique de l'Europe à l'horizon 2040. Il est actuellement dans une phase sensible et même cruciale de son développement, puisque le projet de démonstrateur doit être prochainement lancé.

Notre commission suit très attentivement ce programme : un rapport récent de nos collègues Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret en a exposé les enjeux et les conditions de succès. C'est aussi un thème récurrent de discussions régulières avec nos homologues allemands, même si ces contacts ont été plus complexes pendant la crise sanitaire.

Le programme SCAF comporte 7 piliers, dont deux sur lesquels Airbus est leader - le drone et le « cloud de combat ». Sans doute nous en direz-vous quelques mots. Mais nos inquiétudes portent à vrai dire, surtout, sur le premier pilier, c'est-à-dire sur l'avion de combat, pour lequel Dassault est leader et Airbus partenaire principal.

Le premier sujet d'inquiétude a trait à la répartition des charges de travail. Un invité-surprise a fait irruption dans le débat. Bien entendu, nous notons avec satisfaction la montée en puissance de l'Espagne qui est une bonne nouvelle en soi, mais Dassault doit désormais exercer son leadership, alors que les États français, allemand et espagnol se sont accordés sur un partage par tiers de la charge de travail.

En d'autres termes, Dassault doit être leader avec un tiers seulement de la charge. Est-ce véritablement possible ? Comment l'envisagez-vous ? Le Président Trappier nous a fait part des doutes qu'il a à ce sujet. Votre point de vue sur cette question est évidemment absolument essentiel.

De la même manière, alors que la négociation semblait aboutir fin 2020, le président de Dassault nous a fait part d'une remise en cause par Airbus et l'Allemagne des équilibres sur les « packages » dits sensibles. Quelles sont les exigences respectives d'Airbus et ce que souhaitent les États allemand et espagnol à ce sujet ?

Je rappelle que la France a normalement le rôle de leader sur le programme SCAF en contrepartie d'autres décisions sur les chars de combat (MGCS) ou encore l'Eurodrone.

Qu'en est-il, par ailleurs, de la question des capacités indispensables à la France que sont la navalisation et la capacité d'emport de l'arme nucléaire ? Intégrez-vous ces questions à vos réflexions ?

Le deuxième sujet d'inquiétude porte sur les droits de propriété intellectuelle. Dassault n'est, fort heureusement, pas prêt à brader l'acquis industriel français et chaque industrie doit être en mesure de protéger ses innovations. La question semble d'ailleurs davantage se poser entre États qu'entre industriels. Quel est votre point de vue à ce sujet ?

Tout ceci a pour conséquence que le doute commence à s'installer. Une tribune du Figaro juge que les Français et les Allemands ne sont pas du tout sur la même ligne et que les conceptions allemandes en matière de forces armées ne prédisposent pas à une véritable coopération. Eric Trappier nous a confirmé ici qu'il travaillait sur un « plan B », ce qui n'est jamais un bon signe lorsque l'on parle d'un projet de cette ampleur. Au demeurant, la question ne semble pas relever de la pure rhétorique de négociation, et un échec ne serait d'ailleurs pas sans précédent dans l'histoire de ce type de programmes, mais un échec serait évidemment très grave en ce qui concerne l'autonomie stratégique chère à l'Europe.

Côté allemand, on commence à entendre parler du lancement d'un démonstrateur sur la base de l'Eurofighter. Réfléchissez-vous aussi à un plan B ?

Alors que le Royaume-Uni développe déjà un projet concurrent (Tempest), ne risque-t-on pas de payer bien cher, à terme, un éventuel échec du SCAF ?

Voilà quelques questions qui permettront de compléter les déclarations d'Eric Trappier, avant que nous n'auditionnions le Délégué général pour l'armement.

Messieurs, je vous remercie d'avoir accepté notre invitation. Je rappelle que vous avez accepté la captation et la diffusion de cette audition : il s'agit d'un sujet qui intéresse au plus haut point tant les spécialistes des questions de défense que l'opinion publique à l'approche d'élections sensibles tant en France qu'en Allemagne. Même si les questions de défense ne sont pas toujours le premier souci de nos concitoyens, c'est aussi l'avenir de l'Europe et son autonomie sur le plan de la défense qui sont en jeu.

Debut de section - Permalien
Antoine Bouvier, directeur de la stratégie, des fusions-acquisitions et des affaires publiques d'Airbus

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, en mon nom et celui de Dirk Hoke, je souhaite vous remercier de cette invitation. Nous nous réjouissons d'être avec vous ce matin car le programme SCAF soulève des questions et, comme vous venez de le dire, le doute peut s'installer. La présente audition doit donc nous permettre d'éviter toute incompréhension. J'ai écouté par ailleurs avec beaucoup d'attention l'audition d'Eric Trappier.

Les questions que vous avez soulevées en introduction sont de vraies questions qui se posent pour la France mais aussi pour l'Espagne et l'Allemagne. Ce sont des questions auxquelles il nous faut répondre pour lever ce doute et pour avancer sur ce programme essentiel pour l'autonomie stratégique de l'Europe.

Avant d'aller plus loin, je souhaite revenir sur les enjeux. Dans les années 80, l'Europe a lancé trois programmes d'avions de combat. Ces trois avions ont été vendus à 1 500 exemplaires. Pendant ce temps, le F -16, notre concurrent américain, a été vendu à 4 500 exemplaires. Puis, les Etats-Unis ont lancé le F -35, un avion de nouvelle génération, vendu déjà à plus de 3 000 exemplaires à 8 pays européens. Malheureusement, c'est le constat que nous devons faire : celle d'une Europe divisée et d'une Europe distancée par les Etats-Unis. L'objet du SCAF est de remobiliser nos forces et de rattraper le retard pris par rapport aux Etats-Unis.

Cet enjeu est résumé dans le rapport d'information du Sénat de juillet 2020 qui dit que « le programme SCAF est indispensable au renouvellement de l'aviation de combat de la France, de l'Allemagne, de l'Espagne à l'horizon 2040. Il est également essentiel à la préservation de l'autonomie stratégique et de la base industrielle et technologique de défense européenne ». Ces termes restent absolument d'actualité. Cependant, chacun a conscience que ce qui était possible en 1985 n'est plus possible en 2021 car l'écart s'est creusé, par rapport aux Américains mais aussi en termes de coûts de développement des nouvelles générations. Le F -35 n'est plus le F -16. Le F -35 est un avion dans un système et le SCAF doit l'être aussi. Les coûts de développement sont donc d'un autre ordre de grandeur par rapport à la référence de 1985. La référence du passé est une référence avec laquelle il faut prendre ses distances.

Airbus, comme ses partenaires français, allemands et espagnols, est totalement engagé dans le SCAF. Nous avons mené des négociations et nous avons un accord industriel en France avec Thalès, mais aussi un accord industriel en Espagne avec Indra et un accord industriel avec Hensoldt en Allemagne. Nous avons aussi mené des négociations et trouvé un accord industriel en France et en Allemagne avec MBDA. Par conséquent, ce débat ne se résume pas à un face à face entre Airbus et Dassault mais ce sont l'ensemble des acteurs français qui sont aujourd'hui impliqués dans le SCAF ainsi que l'ensemble des acteurs allemands et espagnols. Je pense qu'il est important de rappeler que d'autres discussions - certes compliquées - ont été menées et ont permis d'aboutir à des accords avec d'autres partenaires industriels.

Comme vous l'avez rappelé, des négociations sont en cours avec Dassault et n'ont pas encore permis d'aboutir à un accord.

Dassault, Thalès, Safran, défendent leurs intérêts d'industriels. C'est parfaitement légitime mais chaque industriel a aussi une responsabilité particulière par rapport à son pays ou ses pays. Airbus est le premier fournisseur des forces armées françaises. Airbus est au coeur de la dissuasion à travers MBDA sur la composante nucléaire aéroportée, à travers Ariane Group sur le M -51. Airbus, présent dans les avions de transport, dans les systèmes de renseignement spatiaux, dans les hélicoptères, est au coeur de la défense française. Airbus n'est pas en France au coeur du SCAF car priorité a été donnée à Dassault, Safran et Thalès, ce que nous comprenons. Ce que nous pouvons regretter mais que nous comprenons, c'est qu'Airbus ne représente que 1 % environ de la part française du SCAF. Cela veut dire que nous n'avons pas en France d'enjeux industriels car notre part industrielle est très marginale. Ce que nous défendons en France, c'est le programme lui-même. Ma conviction profonde, c'est que ce programme européen est dans l'intérêt de la France. Sans ce programme SCAF, comment la France pourrait-elle faire face aux grands défis capacitaires que la Revue stratégique a permis de mettre en lumière, c'est-à-dire disposer d'un modèle d'armée complet, répondre aux enjeux des combats de haute intensité, du déni d'accès, des drones de combat, du cloud de combat, de la cyber-sécurité, etc. ? Tous ces défis sont avant tout d'ordre capacitaire.

Il faut en effet replacer ce débat, qui n'est pas d'abord un débat industriel, dans le cadre des besoins capacitaires que la Revue stratégique a mis en lumière. La première question à se poser est : comment les armées françaises feront-elles face aux menaces à l'horizon 2040 et au-delà ? Cette question est aussi celle que doivent se poser l'Allemagne et l'Espagne.

Comme vous l'avez souligné et comme Eric Trappier l'a indiqué aussi avec éloquence, c'est un objectif mais pas à n'importe quelle condition. C'est l'intérêt de la France de faire le SCAF mais pas dans n'importe quelles conditions. C'est l'intérêt de l'Allemagne de faire le SCAF mais pas non plus dans n'importe quelles conditions. C'est l'intérêt de l'Espagne mais, là encore, pas dans n'importe quelles conditions. La question est donc de savoir quelles sont ces conditions.

Ce qui me frappe, c'est qu'un grand nombre de non-dits et de procès d'intention font aujourd'hui obstacle à une compréhension mutuelle qui est la condition sine qua non pour créer la confiance. De plus, nous avons aussi des échéances : cette pression temporelle n'est pas liée uniquement aux élections à venir mais cette pression est liée à la dynamique même de la négociation. Cette pression temporelle nous impose de mettre sur la table tout un ensemble de sujets, qui n'ont pas été explicites jusqu'à présent, et qui ont causé cette incompréhension entre les trois pays et entre les industriels.

Permettez-moi de prendre quelques exemples. Le modèle Dassault de coopération est un modèle qui s'appuie sur un maître d'oeuvre fort et des sous-traitants. C'est le modèle du nEUROn. Ce maître d'oeuvre fort contrôle les risques et prend les responsabilités sur le programme lui-même. Ce modèle est-il assez connu en Allemagne ? Je n'en suis pas sûr. Le modèle allemand, qui est celui d'Eurofighter, s'appuie sur quatre partenaires exactement au même niveau, disposant d'une maîtrise d'oeuvre commune et se répartissant de façon égale l'ensemble des work packages. En établissant cette comparaison, je ne porte aucun jugement sur la validité ou l'efficacité de l'un ou l'autre schéma de coopération mais je veux souligner que les points de départs sont très éloignés. Ceci explique que chacun a le sentiment justifié de faire beaucoup de concessions. De plus, après ces concessions faites de part et d'autre, on reste encore dans une situation dans laquelle il n'y a pas d'accord. Pour trouver un accord, je pense qu'il est important de revenir sur ce qu'ont été les modèles de coopération. Au final, ces modèles nEUROn et Eurofighter sont peu connus de part et d'autre du Rhin. Nous pouvons nous faire le reproche réciproque de ne pas avoir suffisamment bien expliqué ni assez tôt comment nous fonctionnions de part et d'autre du Rhin et de part et d'autre des Pyrénées.

Je citerai un autre exemple. Lorsque nous sommes en Allemagne, on entend parfois que les Français veulent faire un avion français financé par le budget allemand. Lorsque nous sommes en France, on entend quelques fois que les Allemands veulent accéder à la technologie française pour développer un produit concurrent. Sur ces bases, pouvons-nous mener une discussion dans un climat de confiance ? Je ne le crois pas. Certaines discussions sont de nature politique et pas uniquement de nature industrielle.

Alors quel est le rôle d'Airbus ? Le rôle d'Airbus en France ne se limite pas à une part de 1 % du budget français du SCAF. Son rôle en France est le même rôle que celui qu'Airbus joue en Allemagne ou en Espagne, c'est d'être la voix - et souvent la seule voix - qui puisse parler à ces trois pays car nous y sommes présents. Cette vision européenne qui a présidé à la création d'EADS est cependant aujourd'hui bien chahutée. Le discours que nous tenons devant vous et qui est aussi celui que nous tenons en Allemagne et en Espagne est difficile. C'est une position avec laquelle nous prenons beaucoup de coups mais j'ai la faiblesse de penser que, lorsqu'Airbus est attaqué, c'est aussi un symptôme de l'affaiblissement de la vision européenne et le symptôme d'un repli national.

La coopération est par ailleurs très difficile. Churchill dit que la démocratie est le pire des systèmes à l'exception de tous les autres, et je crois que la coopération est aussi le pire des systèmes à l'exception de tous les autres. Nous devons nous efforcer de faire fonctionner la coopération mais c'est un exercice compliqué car ce sont des concessions et des compromis, et c'est aussi accepter la différence et la faire vivre.

Pour comprendre les grands enjeux, je me suis appuyé sur quelques déclarations de précédents Présidents de la République car les racines du SCAF sont bien plus profondes que les discussions que nous avons eues au cours des trois ou quatre dernières années. Ainsi, en septembre 1985, le Président Mitterrand avait écrit ceci au Chancelier Kohl : « Je tiens à rappeler qu'à mes yeux la construction d'une aéronautique militaire commune est un projet fondamental pour la sécurité et la défense, comme d'ailleurs pour l'avenir technologique et industriel de l'Europe. Je ne puis que regretter l'échec récent du projet unique d'avions de combat européen ». En 2008, le Président Sarkozy disait quant à lui dans le Livre Blanc : « La crédibilité de la composante nucléaire aéroportée implique de conserver sur le plan national la capacité de conduite technique d'un programme d'avion de combat et de définition et d'adaptation du système à la mission nucléaire. » Cette conduite technique est ce qui a été donné à la France sur le SCAF et à l'Allemagne sur le MGCS, c'est-à-dire que la DGA est agence contractante, agence d'exécution et a la responsabilité de mener ce programme. Il ajoutait ceci : « Cependant, face à l'étalement et à la raréfaction des programmes d'avions de combat, l'ensemble des acteurs européens du secteur est confronté à plus ou moins long terme à un problème de maintien des compétences. La France, pour sa part, soutiendra l'émergence d'un avionneur européen complet, capable de concevoir les futures plates-formes de combat pilotées ou non ». En 2017, le Président Macron, avec l'Allemagne d'abord, puis avec l'Espagne, a donné corps à ce projet qui transcende en France toutes les couleurs politiques.

Y a-t-il un plan B ? Il y a toujours des alternatives. S'il s'agit d'atteindre l'objectif capacitaire et l'ambition d'autonomie stratégique de la France et de l'Europe, je suis convaincu qu'il n'y a pas de plan B. Il y a certes des alternatives. On peut moderniser des produits existants, on peut acheter des produits américains, on peut recréer des alliances qui existaient dans le passé, on peut envisager de grands programmes non pas avec des partenaires mais avec des sous-traitants. Cependant, aucune de ces alternatives ne permet d'atteindre l'objectif que vous avez fixé.

Je souhaite finir mon propos en citant la ministre des Armées, Mme Florence Parly, qui a alerté sur ce qu'elle appelle le risque de déclassement stratégique de l'Europe et de la France. C'est bien aujourd'hui le risque dont on parle. Allons-nous trouver les moyens de mieux nous comprendre et de recréer un climat de confiance et de coopération ? Pouvons-nous aller au-delà des polémiques et des invectives qui polluent ce débat et qui ne sont pas à la hauteur des enjeux ? Je pense que c'est notre responsabilité collective car les enjeux sont ceux que nous avons cités.

Je vous remercie et je passe la parole à Dirk Hoke.

Debut de section - Permalien
Dirk Hoke, président exécutif (CEO) d'Airbus Defence and Space

Merci Mesdames et Messieurs les sénateurs, je vais m'exprimer en français mais ce n'est pas ma langue maternelle. Je vous prie donc d'excuser mes quelques maladresses.

Je vous remercie tout d'abord de votre invitation et je suis très honoré de représenter Airbus devant le Sénat français.

Le programme SCAF représente un enjeu majeur pour la France, l'Allemagne et l'Espagne, mais aussi pour l'Europe et le futur de son industrie. Pour réussir ce projet ambitieux et pour répondre aux besoins de l'autonomie stratégique européenne, le SCAF ne peut être conçu qu'ensemble dans une coopération où chacun participe pleinement et est représenté à la hauteur de ses investissements. Il est important de rappeler que le SCAF est un système innovant structuré autour de 7 piliers d'intégration d'un système complet que nous menons en co-traitance avec Dassault, l'avion de chasse (NGF) et sa motorisation étant sous responsabilité de la France, les drones d'appui et les clouds de combat sous la responsabilité de l'Allemagne, et les senseurs et la furtivité sous la responsabilité de l'Espagne.

Ces discussions ont été menées rapidement : commencées en 2017, elles ont abouti à une signature en avril 2018. En deux ans, nous avons signé un premier contrat de joint concept study. En mars 2020, nous avons signé le contrat de la phase 1A. Je ne crois pas qu'il existe un autre programme international de cette taille qui ait avancé aussi vite. Un énorme travail a été réalisé en un temps très court par les Etats et les industriels avec 5 piliers finalisés sur 7. Des accords ont été passés entre tous les acteurs, ce qui démontre qu'une coopération à trois où chacun détient sa place est possible. Sur le NGF (Next generation fighter), nous devons finaliser avec Dassault les principes de la prise de décision et trouver un accord sur les derniers work packages de nature plus stratégique. Ce n'est pas si facile car, comme Antoine l'a rappelé, nous sommes très différents et nous n'avons pas la même histoire.

Il existe cependant deux principes sur lesquels nous sommes d'accord. Nous voulons une organisation efficace qui permette aux industriels partenaires de prendre les bonnes décisions et de tenir leurs engagements vis-à-vis des clients, notamment en termes de calendrier et de coûts. Nous souhaitons aussi que le maître d'oeuvre soit responsable, c'est-à-dire qu'il dispose des leviers pour exercer son rôle. Nous pensons que c'est possible, mais il faut créer la confiance pour mener le projet dans la structure définie.

Avec Dassault, nous avons un passé différent mais nous faisons le même métier et notre objectif est d'avoir un futur commun. Pour autant, nous pensons que le maître d'oeuvre ne doit pas tout contrôler ni prendre seul les décisions du programme. Les Etats allemand et espagnol ont investi dans des capacités et ils veulent donc s'assurer que ces capacités seront utilisées pour l'exécution du projet SCAF.

C'est bien au travers d'une relation claire avec les partenaires que chacun pourra contribuer de la manière la plus efficace en apportant ses compétences, en participant aux prises de décision sans mettre en danger l'avancement du programme et en conservant un savoir-faire dans certains domaines critiques.

La proposition d'Airbus respecte tous ces principes : une gouvernance qui s'appuie sur un engagement des partenaires tout en donnant au maître d'oeuvre Dassault la capacité d'arbitrage et de décision pour assurer le maintien du calendrier, des coûts et des performances. Concrètement, en cas de désaccord, Dassault peut arbitrer. Le partage des responsabilités doit permettre à Dassault de contrôler les activités sur le chemin critique du premier vol, notamment l'intégration système, les commandes de vol ou les essais en vol. Il appartient à Airbus d'exercer sa responsabilité de partenaire sur certains systèmes clés qui seront intégrés ensuite dans l'avion sous la responsabilité du maître d'oeuvre Dassault. En clair, cela signifie que Dassault conserve 4 work packages stratégiques tandis qu'Airbus Allemagne et Airbus Espagne en prendront un chacun. Nous trouvons que cette proposition est équilibrée, même s'il n'a pas été facile de convaincre l'Espagne et l'Allemagne de suivre cette proposition. Les points d'attention portent donc sur la gouvernance mais nous voulons aussi nous assurer que les compétences de tous les pays seront utilisées pour créer le meilleur système possible.

Ce principe d'équilibre est ce que demandent les nations en contrepartie des investissements effectués dans le programme SCAF. D'ailleurs, la DGA a veillé à ce que Thalès ait une partie stratégique du cloud de combat dont Airbus est responsable. C'est bien ce que nous demandons à notre tour dans le NGF. Sur le cloud de combat, nous avons accordé 33 % pour le work share à chaque partenaire, mais aussi pour le lead share car nous voulons travailler dans une logique partenariale afin que tous les partenaires soient dans une logique gagnant-gagnant. En effet, notre objectif n'est pas de créer un démonstrateur mais un système de systèmes prêt en 2040. Pour cela, nous devons démontrer à la France, à l'Allemagne et à l'Espagne que nous sommes de vrais partenaires et que nous travaillons pour le bien des trois Etats et pour l'Europe en utilisant les capacités des trois pays.

Pour réussir, il faut mieux se connaître et se faire confiance, ce qui n'est pas si simple car nous sommes très différents. Cependant, cette différence est aussi une richesse car elle favorise la création, l'innovation et la disruption. Pour mener à bien ce projet, nous ne pouvons pas utiliser les technologies de 2010 ou de 2020. Notre monde a changé au cours des 15 dernières années et a vécu des sauts technologiques très importants. Aussi, si nous utilisons un programme qui s'appuie sur la technologie de 2010-2020, nous courons à l'échec. Nous devons au contraire être agiles et le démonstrateur doit permettre de « dérisquer » le programme.

Par exemple, il est normal que nous connaissions mal ce que fait l'autre. Sur les commandes de vol, nous travaillons avec une équipe d'environ 150 ingénieurs depuis plus de 50 ans au travers de deux générations d'avions de chasse, le Tornado et l'Eurofighter au sein d'un centre d'excellence dédié dans lequel nous formons aussi les ingénieurs deBAE Systems.

Il faut partir ensemble de la meilleure équipe, chacun dans son rôle, pour construire le meilleur avion de combat et le meilleur système. Pour cela, nous sommes plus forts à trois avec l'Espagne. L'Espagne rend le SCAF encore plus européen et permet de réduire les coûts pour la France et pour l'Allemagne. Elle apporte aussi une compétence et une expertise reconnues dans de nombreux domaines. L'Espagne est, par exemple, le principal partenaire de l'Eurofighter et a une compétence unique d'avionneur militaire sur de nombreux programmes.

En conclusion, je dis aujourd'hui au Sénat français ce que je dirais au Bundestag allemand et au Parlement espagnol. Le SCAF est notre avenir commun, c'est une occasion historique. Je suis confiant et persuadé que nous sommes proches d'un accord. Nous n'aurons pas d'autres chances et nous ne travaillons pas sur un « plan B » qui ne serait pas une vraie alternative. Il est essentiel que nous puissions parvenir à travailler ensemble. C'est important pour l'autonomie stratégique européenne mais aussi pour la France, l'Allemagne et l'Espagne. Au cours des trois dernières années, nous avons démontré que nous pouvions avancer plus rapidement que d'autres équipes et que nous pouvions développer des systèmes de systèmes qui n'existaient pas auparavant.

Je souhaite donc obtenir votre confiance et votre soutien et je suis prêt maintenant à répondre à vos questions.

Debut de section - PermalienPhoto de Christian Cambon

Merci de nous avoir exposé avec clarté et sincérité l'état du dossier. Dans vos réponses, ayez soin de nous dire quels sont maintenant les points de négociation qui doivent trouver solution faute de quoi le projet serait bloqué. Les objectifs que vous avez rappelés sont partagés. Le Sénat, contrairement à d'autres, ne passe pas son temps à faire des déclarations enflammées. Nous cherchons avant tout à bien comprendre le sujet sachant que nous sommes tous attachés à ce concept d'autonomie stratégique.

Nous avons le sentiment que l'arrivée de l'Espagne a un peu changé la mise. En 2017, l'accord était simple et n'impliquait que la France et l'Allemagne à 50 %. Le leadership sur le MGCS revenait à l'Allemagne et ce fait n'a pas été contesté par la France alors que plusieurs autres entreprises pouvaient prétendre conduire le projet. Certes, l'arrivée de l'Espagne est une satisfaction, car elle permet d'apporter une expertise et de partager les coûts. C'est aussi ainsi que l'Europe de la défense se constitue progressivement. Toutefois, ce nouvel élément vient déséquilibrer l'ensemble puisque l'Espagne n'est pas partenaire du MGCS.

Je souhaite aussi que vous puissiez nous donner votre sentiment, vu d'Allemagne, sur la perception du dossier par le Bundestag, qui ne joue pas le même rôle que le Parlement français. A ce sujet, j'ai entendu certains de mes homologues allemands dire qu'ils ne s'attarderaient pas sur les déclarations du Président Macron et de la Chancelière Merkel mais qu'ils décideraient ce qu'ils voudraient. Ils nous ont même indiqué ne pas exclure de financer ce projet trimestre par trimestre si leurs conditions et garanties n'étaient pas remplies. Nous avons bien compris alors que certains parlementaires allemands se référaient à des fiches préparées par les industriels de leurs territoires.

Nous avons donc besoin de comprendre l'impact politique du Bundestag sur un tel projet, car il n'a pas qu'une dimension industrielle mais aussi une dimension politique qui, en outre, pourrait évoluer à la faveur des élections à venir. Si jamais les élections allemandes de septembre modifiaient complètement la majorité, la dimension politique viendrait forcément interférer.

Debut de section - PermalienPhoto de Cédric Perrin

Comme on l'a dit, nous sommes sur une bien mauvaise pente dans ce projet majeur pour l'Europe et son autonomie stratégique. Il faut une coopération loyale et juste avec l'Allemagne, dans le respect des engagements qui ont été pris et des savoir-faire qui ont été établis au départ. Nous sommes tous conscients de la nécessité pour chacun de défendre ses intérêts industriels, mais tout est une question de mesure. Or nous avons parfois l'impression, vu du Sénat, que cette défense tourne un peu à l'obsession. Comme vous l'avez dit, peu de choses seront possibles sans coopération européenne compte tenu des coûts de développement. Or, même si la répartition donne le lead à Dassault, nous nous demandons ce qu'il en est réellement. Le ménage à trois ne fait rien pour arranger les choses. Ce beau projet est aujourd'hui dans une position bien inconfortable. Le malade est fiévreux et il faut faire redescendre la fièvre pour lui permettre de marcher sur ses trois jambes, ce qui n'est pas très évident. Le Bundestag fait pression sur le gouvernement allemand et sur les entreprises mais sachez que, même si notre pouvoir est moins important que celui des parlementaires allemands, nous avons, nous aussi, des exigences.

Eric Trappier considère qu'il ne peut pas, en l'état, exercer sa maîtrise d'oeuvre avec les nouvelles demandes de lead share que vous lui faites. Qu'en pensez-vous ?

Selon M. Trappier, il existe aussi un débat sur la propriété intellectuelle. Que pouvez-vous nous en dire ?

Vous venez de dire, par ailleurs, que l'on ne peut pas utiliser les technologies de 2010-2020 pour le SCAF. Je souhaite dresser un parallèle avec le projet de drone MALE européen. Je suis extrêmement inquiet sur ce projet d'Eurodrone, car nous avons quelques années de retard. Il sera sans doute livré en 2028. Or nous avons vu le saut technologique que le monde a connu entre 2013 et 2021 et nous imaginons qu'il en sera de même entre 2021 et 2028. Ne craignez-vous pas, in fine, une certaine obsolescence du drone MALE européen ?

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Folliot

Nous avons tous bien compris que les enjeux technologiques sont importants ainsi que les coûts de développement et qu'il existe aussi des enjeux liés aux équilibres de coopération. Je vais m'exprimer aussi en tant que président de la commission économique de l'assemblée parlementaire de l'OTAN. Dans vos propos, vous avez souligné qu'il existe un enjeu politique au regard du fait que certains pays européens ont fait le choix d'acheter américain plutôt qu'européen. Ce choix emporte des conséquences car les amortissements sur les séries sont alors plus importants pour les partenaires choisis. La mutualisation conduit à une plus grande compétitivité. Très clairement, il existe donc un enjeu politique fort. Au niveau de l'assemblée parlementaire de l'OTAN, j'ai donc demandé que l'on réfléchisse à ces questions l'année prochaine.

Le groupe Airbus a un pilier civil et un pilier militaire. Au regard des difficultés de l'industrie aéronautique, le pilier civil traverse une crise sans précédent. Dans la division hélicoptère, sans le militaire, Airbus serait en mauvaise posture. Ces questions relatives à l'équilibre entre le civil et le militaire impactent-elles votre stratégie et vos moyens en matière de recherche-développement ? Par ailleurs, Airbus, en région Occitanie, est une institution et un vecteur économique fort. Que pensez-vous des conséquences de cette crise pour cette région ?

Debut de section - PermalienPhoto de Christian Cambon

La presse se fait largement l'écho du fait qu'Airbus souhaiterait reprendre pied dans l'aéronautique militaire pour traverser la crise de l'aéronautique commerciale.

Debut de section - PermalienPhoto de Ronan Le Gleut

Dimanche dernier se sont tenues deux élections régionales en Allemagne. Il se trouve que le président vert Kretschmann a été renforcé dans le Bade-Wurtemberg tandis que la présidente social-démocrate Dreyer a été renforcée en Rhénanie-Palatinat. Aussi, le scénario d'une coalition entre les Verts, les socio-démocrates et Die Linke est envisageable en septembre. Quelles en seraient ses conséquences sur le projet SCAF ?

Nous avons beaucoup parlé des difficultés liées à la gouvernance du SCAF, mais au-delà, existe-t-il des difficultés liées aux choix technologiques ? Nous sommes en effet face à des choix révolutionnaires, avec un système de systèmes et des technologies d'intelligence artificielle. Sur ce plan, existe-t-il des frictions ?

Debut de section - Permalien
Dirk Hoke, président exécutif (CEO) d'Airbus Defence and Space

Il est difficile de dire comment les élections de l'automne vont se dénouer en Allemagne. Les résultats du week-end dernier ne sont pas tout à fait une surprise. La crise sanitaire peut avoir des répercussions sur le résultat des élections. Personne ne peut dire avec certitude ce que sera l'issue des élections. Cependant, il est vrai qu'un changement profond est possible. Ce changement pourrait avoir un impact sur le projet SCAF. C'est aussi la raison pour laquelle nous avons accéléré le projet, s'agissant des phases 1A et 1B. Pour rappel, le RFP (Request for proposal) a été lancé début octobre 2020 et nous avons répondu fin octobre. Nous avons pris ensuite du temps pour adapter le budget. Nous sommes maintenant en train de finaliser le contrat d'un des sept piliers. Nous fournissons des efforts très conséquents pour entrer dans le contrat avant les élections.

En Allemagne, nous devons obtenir l'approbation du ministère de la défense et du ministère des finances, mais aussi du Bundestag et cette étape nécessite trois mois. Après juin, il sera difficile de faire passer des projets dépassant 25 millions d'euros. Dans notre prévision initiale, notre objectif était de passer devant le Parlement au mois de mai 2021, c'est-à-dire qu'il fallait terminer toutes les négociations en février 2021. Ce calendrier est-il encore tenable ? Je le pense mais ce n'est pas garanti. Nous avons le soutien de la Chancelière et du gouvernement mais il nous faut aussi terminer les négociations. Il ne nous reste plus que quelques jours pour parvenir à cette finalisation. Au Bundestag, la procédure est plus contrainte, car liée aussi à notre histoire. Si nous ne pouvons pas répondre à toutes les questions du Parlement, nous n'aurons aucune garantie mais nous fournissons d'importants efforts pour aboutir. De plus, ce qui est écrit dans la presse n'aide pas beaucoup à la conclusion du processus. Ceci explique que nous ayons peu communiqué dans la presse en Allemagne, car nous souhaitons dépassionner le débat pour nous focaliser sur l'essentiel et instaurer la confiance.

Avec un système de systèmes, nous pensons contourner la difficulté de l'obsolescence et de la compétitivité avec l'offre américaine. Nous avons besoin d'une autonomie stratégique en Europe et il faut donc aussi protéger les capacités investies pour garantir notre autonomie et couvrir nos besoins dans les années à venir. De la même manière, le projet Eurodrone était essentiel même si ce sont des investissements importants pour les pays impliqués mais, sans ce projet, nous n'aurions pas pu conserver les capacités en Europe. Pour mettre en place le SCAF, nous avons résolument besoin de ces capacités car elles font partie de la feuille de route du programme. Eurodrone n'est pas un projet à analyser de manière isolée mais avec le SCAF. Il fait absolument sens de développer cette feuille de route, même si le coût est plus important. Par ailleurs, Airbus a investi 1 milliard d'euros dans les drones au cours des dix dernières années, mais nous avons aussi indiqué que nous arrêterions sans un projet. Il était donc essentiel de stabiliser le projet pour assurer le futur.

Debut de section - Permalien
Antoine Bouvier, directeur de la stratégie, des fusions-acquisitions et des affaires publiques d'Airbus

Le calendrier, comme vous l'avez souligné, est essentiel. Les échéances politiques, en Allemagne mais pas seulement en Allemagne, peuvent conduire à prendre des décisions ou les retarder. Dans tous les cas, en Allemagne, sans pouvoir prédire quels seront les résultats des élections, nous savons qu'une coalition devra être négociée et que cette négociation prendra quelques mois. Puis, c'est en France que des élections auront lieu. Voilà pourquoi il est absolument nécessaire d'aller vite.

A ce titre, je souhaite dissiper un malentendu. J'ai entendu qu'un accord avait été trouvé en décembre 2020 et que cet accord aurait été remis en cause. Malheureusement, il n'y a pas eu d'accord en 2020 et nous sommes repartis début 2021 sur des positions qui étaient certes rapprochées mais pas convergentes.

De manière lapidaire, vous nous demandez aussi si Airbus veut se « refaire une santé » sur la défense. Cependant, revenons à un simple constat. Boeing, notre grand concurrent sur les avions commerciaux, a 30 % de son activité dans le militaire et le spatial. En Chine, AVIC / COMAC a environ 30 % de son activité dans le domaine de la défense et du spatial. Pour Airbus, c'est 15 % de son activité. Il ne faut pas se tromper de terrain : la concurrence ne se joue pas entre les Européens mais entre l'Europe, les États-Unis et la Chine. Quand nos deux grands concurrents qui sont soutenus par les deux grandes superpuissances ont 30 % de leur activité dans la défense et le spatial, Airbus doit aussi se renforcer dans la défense et le spatial. Bien avant que la crise Covid-19 n'éclate, nous avions déjà cette ambition au travers d'un ensemble de nouveaux programmes européens.

La question n'est pas de « se refaire une santé » mais c'est une question de stratégie de long terme pour que le champion européen aerospace and defence prenne sa place et acquiert une taille critique. C'est la condition pour que notre activité commerciale, dont la crise Covid -19 a montré qu'elle était plus fragile qu'on ne le pensait, soit rendue plus robuste et que ce volet défense et spatial soit aussi rendu plus robuste par l'activité commerciale, qui a été profitable et en croissance pendant des années. Le militaire et le spatial, d'un côté, et le commercial, de l'autre, s'épaulent donc mutuellement. C'est aussi une configuration qui s'inscrit dans les gènes de la France. En effet, depuis le développement d'Aérospatiale dans les années 60-70, nous avions déjà cette vision de deux piliers qui se soutiennent mutuellement. Elle s'est peut-être un peu perdue avec la réduction des budgets de défense dans les années 90 et avec la croissance considérable de l'aviation commerciale mais c'est un fondamental sur lequel nous devons revenir. Ce n'est pas une décision de circonstances mais une décision stratégique pour le groupe Airbus et pour l'ensemble de l'industrie.

Nous avons de grandes ambitions pour l'aviation commerciale en France, et notamment pour la région toulousaine. Cette crise, comme toutes les crises, est aussi une occasion de nous améliorer et de nous remettre en cause. Les grands défis technologiques que nous devons relever sont aussi les grands défis de la société, notamment la feuille de route de l'aviation verte sur laquelle tous les acteurs publics et les parlementaires se sont mobilisés pour augmenter de manière significative les budgets de R&D sur l'avion à hydrogène et sur les autres solutions techniques visant à améliorer l'empreinte carbone de l'aviation. Cette ambition a été renforcée par la crise et c'est donc un message de confiance et d'espoir pour l'ensemble des salariés du groupe Airbus, pour nos partenaires et pour le tissu industriel et social de la région toulousaine.

Je souhaite aussi ajouter un mot sur les droits de propriété intellectuelle (IPR). Il y a une sorte d'ambivalence dans la discussion, car certains plaident pour davantage de protection tandis que d'autres veulent davantage contribuer. Je pense que ces deux objectifs ne sont pas contradictoires mais complémentaires. Les investissements considérables qui ont été faits par les entreprises et par les Etats doivent être protégés. Le principe sur lequel nous avons un accord et sur lequel nous allons converger pour son application détaillée est que le foreground, c'est-à-dire ce qui est fait en commun, est une propriété commune tandis que le background reste la propriété de chacun des acteurs. Dans les cas où, pour utiliser le foreground, il faut un peu de support, celui-ci est alors organisé mais de façon extrêmement formelle et restrictive.

Je crois pouvoir dire sans être exagérément optimiste que ce débat va devenir un faux débat et que, parmi les deux grands points d'inquiétude soulevés par Eric Trappier la semaine dernière, celui des IPR devrait être résolu. Je crois qu'il faut aussi changer d'approche car l'objectif n'est pas seulement de se protéger mais de contribuer. L'Allemagne et l'Espagne veulent se protéger mais ces pays ont aussi investi pendant des décennies dans ces technologies et veulent qu'elles soient utilisées pour le SCAF. C'est une attente extrêmement légitime et qui n'est pas une attente de confrontation mais de coopération. C'est peut-être aussi le moyen de redonner une perspective à cette discussion sur les IPR.

Debut de section - Permalien
Dirk Hoke, président exécutif (CEO) d'Airbus Defence and Space

Concernant le choix des technologies pour les autres pays, nous avançons bien. Nous avons trouvé des solutions équilibrées pour le programme de démonstrateur. Avec le programme SCAF, nous avons une chance sur laquelle nous n'avons pas assez communiqué car la vraie ambition du système de systèmes est de nous aider à accélérer les innovations (cloud storage, hedge computing, intelligence artificielle, etc.). Ce programme a des retombées en matière de technologies européennes avec des innovations militaires qui pourront être réutilisées aussi dans le domaine civil.

Debut de section - PermalienPhoto de Hélène Conway-Mouret

Je souhaite revenir sur le projet politique. L'exécutif français est très motivé. L'Allemagne, quant à elle, a fait d'autres choix, notamment avec l'achat des Boeing F-18. Ce projet n'est donc peut-être pas conçu de la même manière de chaque côté de la frontière. Pour la France, le SCAF serait, avec le Fonds européen de la défense (FEDEF) et d'autres initiatives européennes, un projet très concret démontrant que l'Europe est en capacité d'aller vers une souveraineté voire une autonomie stratégique, ce que la France souhaite vivement.

Sur le plan industriel, nous avons l'impression d'être dans une impasse. Il est légitime que certains ayant des capacités ou un leadership dans un domaine souhaitent le défendre et le conserver. Pensez-vous que les positions politiques et industrielles soient conciliables ? Ou allons-nous vers trois SCAF nationaux avec des spécificités distinctes ?

Il y a deux ans, nous avons travaillé sur un rapport sur la défense européenne et, lors des auditions, nous avons entendu du côté français comme du côté britannique que ce projet était existentiel sur le plan technologique. Aussi, pouvons-nous prendre le risque que le SCAF n'aboutisse pas ? Nous connaissons déjà des retards et nous courons le risque que d'autres ne proposent avant nous un système équivalent de qualité identique. Devons-nous avancer coûte que coûte ? M. Eric Trappier nous a dit la semaine dernière que ce n'était pas sa vision des choses, mais je souhaiterais entendre votre point de vue.

Debut de section - PermalienPhoto de Isabelle Raimond-Pavero

Les négociations se portent sur deux points sensibles et essentiels : la répartition des charges de travail entre les différents industriels concernés et la propriété intellectuelle qui est une problématique du ressort des Etats. Mais il y a la politique du stratège opérationnel qui se base, elle, sur des choix technologiques et stratégiques mais surtout sur la responsabilité de tâches stratégiques et il faut identifier aujourd'hui les responsabilités sur les différents chantiers du programme sachant que ceux-ci sont porteurs de risques techniques mais aussi budgétaires. Il y a de grands principes auxquels la France ne souhaite pas déroger. Quels efforts êtes-vous prêts à consentir et pour quel type de coopération ?

Debut de section - PermalienPhoto de Olivier Cadic

On ne peut certes pas comparer les technologies d'hier et celles d'aujourd'hui et de demain, mais beaucoup des questions posées il y a 35 ans sont les mêmes avec un défi relevé à l'époque par Dassault alors que beaucoup pensaient qu'il ne serait pas capable de concevoir le Rafale. Nous pouvons donc regarder le passé pour en tirer des leçons. Dans quelques semaines, nous allons célébrer le bicentenaire de la mort de Napoléon qui disait que, pour diriger une armée, il vaut mieux un mauvais général que deux bons ! Ce n'est donc pas un hasard si les partenariats industriels à 50/50 sont les plus compliqués. L'arrivée de l'Espagne a changé cet équilibre pour Dassault.

Je ne pense pas que le SCAF doive être un projet politique, il doit rester un projet industriel si nous voulons qu'il fonctionne. Cependant, la stratégie d'Airbus de se développer dans le domaine militaire ne risque-t-elle pas d'être contradictoire avec la stratégie de Dassault Aviation ?

Vous dites aussi que, lorsque l'on attaque Airbus, on attaque l'Europe, mais c'est faux. Sur ce dossier, Airbus ne représente pas l'Europe mais l'Allemagne et l'Espagne. Nous sommes aujourd'hui avec un concurrent du Rafale et la difficulté est d'avoir deux concurrents qu'il faut faire converger ensemble vers un nouveau système.

Airbus est-il prêt à se ranger derrière le leadership de Dassault sur le SCAF ? Ce point ne doit pas être contesté selon nous. Par ailleurs, ce travail de coopération ne va-t-il pas coûter plus cher, notamment avec l'entrée d'un troisième acteur ? Enfin, Airbus a-t-il vraiment réclamé de pouvoir développer les commandes de vol du NGF ?

Debut de section - PermalienPhoto de Bruno Sido

Ce projet SCAF a une dimension industrielle, mais il a d'abord une dimension politique car militaire. L'Europe recherche l'autonomie stratégique mais encore faut-il avoir une stratégie commune. On ne peut pas se permettre de développer un programme inadapté aux besoins de chacun des partenaires. Aussi, a-t-on tiré les leçons du précédent partenariat où les besoins de chacun étaient peut-être orthogonaux ?

Debut de section - PermalienPhoto de Michelle Gréaume

Je comprends la crainte de Dassault Aviation de perdre les brevets sur les technologies françaises à cause du système des tiers accordés à chaque partenaire. En effet, nous pourrions perdre ainsi un savoir-faire pour l'industrie française et pour la défense future de la France. De plus, les élections en Allemagne, puis en France, risquent d'impacter les négociations. À votre avis quels seraient les avantages pour l'Espagne de suivre l'Allemagne sur les exigences demandées, notamment sur l'octroi des brevets ? Connaissez-vous leur position à ce sujet ?

Debut de section - PermalienPhoto de Christian Cambon

Je souhaite revenir sur les points de frottement avec Dassault. Eric Trappier nous a dit la semaine dernière que Dassault devait maîtriser les 6 work packages stratégiques pour assurer son leadership. Quelle est votre réponse sur cette exigence ?

Debut de section - Permalien
Antoine Bouvier, directeur de la stratégie, des fusions-acquisitions et des affaires publiques d'Airbus

En 1985, nous avions face à nous le F -16. En 2021, nous avons face à nous le F -35. En 2040, nous aurons face à nous le successeur du F -35. Le F -35, c'est plusieurs fois les coûts de développement du F -16. Le système, c'est plusieurs fois les coûts de développement de l'avion. Je pense que cette perspective répond à votre question. En aucune façon, en outre, je n'ai commenté de manière négative les choix qui ont été faits en 1985. Simplement, je ne pense pas que nous soyons aujourd'hui dans la même situation.

Ce n'est pas à moi qu'il revient de parler de la stratégie de Dassault mais elle repose sur deux piliers : le pilier de la défense et le pilier commercial, c'est-à-dire le Rafale et le Falcon. Ces deux piliers ont des synergies très fortes et contribuent à la robustesse de l'activité commerciale et à la robustesse de l'activité militaire. C'est exactement en ces termes que j'ai décrit la stratégie d'Airbus. D'une certaine façon, nous sommes donc cohérents et dans la même approche des marchés militaires et commerciaux.

Sommes-nous concurrents en voulant nous développer sur le secteur de la défense ? Je ne le pense pas, au contraire, car c'est un projet en coopération. De plus, Airbus n'a que 1 % du budget français sur le SCAF. Ce programme sera par conséquent un programme qui apportera de la croissance à l'ensemble des acteurs et aussi des perspectives de très long terme à Dassault, à Airbus et à l'ensemble des autres acteurs.

Par ailleurs, l'Allemagne a acheté du F -18 pour poursuivre sa mission nucléaire dans le cadre de l'OTAN et n'a pas acheté du F -35. Cette décision peut être vue comme « le verre à moitié vide ou à moitié plein ». On peut se dire que l'Allemagne n'a pas acheté de F-35 pour protéger le SCAF.

Debut de section - PermalienPhoto de Christian Cambon

La nouvelle qui vient de tomber sur les patrouilleurs maritimes ne va pas non plus dans le bon sens.

Debut de section - Permalien
Dirk Hoke, président exécutif (CEO) d'Airbus Defence and Space

s'agissant des F18, il s'agit à ce stade d'une demande d'information mais il n'y a pas de prise de décision.

Pour répondre à votre question, il n'existe pas de risque de construire trois avions différents, loin s'en faut. Dans tous les cas, l'éclatement des forces ne peut pas être bénéfique. A l'inverse, l'objectif du SCAF est de créer une plate-forme européenne qui sera un atout commun.

Nous avons développé dix architectures entre les partenaires et les trois chefs des forces aériennes ont choisi cinq modèles dans le but de retenir la meilleure architecture qui prenne en compte les spécifications de chacun. Au final, ce ne sera ni un Rafale ni un Eurofighter car les trois Etats ne sont pas prêts à dépenser des milliards d'euros pour un Rafale Plus ou un Eurofighter Plus. Le programme de démonstration doit permettre de dérisquer la technologie mais aussi de créer le chemin d'un programme de production qui permettra d'aboutir à de nouvelles technologies. Nous pourrions aboutir à trois exemplaires du même démonstrateur, mais la question à traiter sera alors celle du financement. Dans tous les cas, ce sera le même prototype mais produit trois fois.

Je reconnais que l'équilibre des forces a changé. Cependant, ce ne sont pas les industriels qui ont pris la décision d'intégrer les Espagnols : c'est une décision prise par la France et l'Allemagne. C'est en 2018 que nous avons signé le document de coopération industrielle, en même temps que la signature de l'accord par les Etats. Dans cet accord de 2018, il était indiqué que le partage s'organisait à 50/50 et que Dassault aurait le lead sur le NGF tandis qu'Airbus aurait le lead sur le système de systèmes. Avec l'intégration de l'Espagne, le contexte a changé et nous devons nous adapter. Il faut aujourd'hui trouver une solution qui corresponde aux attentes des trois pays. Je crois que nous pouvons trouver une solution commune et nous allons continuer à y travailler. De plus, il n'existe pas, selon nous, de « plan B » et nous allons continuer à aller dans le sens des concessions, car ce n'est pas un petit projet mais un projet qui nous lie pour des dizaines d'années, jusqu'à 2040 et au-delà. Je pense donc qu'il est normal que nous ayons encore des discussions car le projet est de très long terme.

Par ailleurs, nous avons tiré les leçons du projet A400M. Nous avons certes commis des erreurs dans le processus du programme. Notamment nous avions accepté des spécifications très exigeantes, mais aussi de développer un moteur en Europe avec quatre fournisseurs. Nous avions alors accepté un sous-traitant de sous-traitant italien pour piloter la boîte de vitesse. Nous avons aussi appris de ce projet et c'est pour cela que nous développons un démonstrateur pour dérisquer la technologie.

Pour le SCAF, nous avons commencé avec deux pays sur la base de spécifications très strictes. Même avec l'intégration de l'Espagne, les spécifications restent définies très strictement pour éviter tout problème. Je pense aussi que le démonstrateur permettra de montrer que le risque est limité. Les développements agiles permettront aussi d'aller dans le sens de cette sécurisation. En outre, je pense que les bons partenaires sont autour de la table et que nous pourrons réaliser ce projet répondant aux besoins, mais avec des spécifications raisonnables.

Debut de section - PermalienPhoto de Hélène Conway-Mouret

Les retards pris sont-ils gérables ? Pensez-vous que nous pouvons nous passer du SCAF ou faut-il mener ce projet coûte que coûte ?

Debut de section - Permalien
Antoine Bouvier, directeur de la stratégie, des fusions-acquisitions et des affaires publiques d'Airbus

Personne n'a jamais accepté de faire quelque chose coûte que coûte. Comme je l'ai dit en introduction, le projet ne peut pas se réaliser dans n'importe quelles conditions ni en France ni en Espagne ni en Allemagne. Si le projet est essentiel, c'est à nous de veiller à ce que les conditions soient remplies. La question n'est pas de faire quelque chose quoiqu'il en coûte mais de trouver les conditions pour qu'un programme essentiel puisse être réalisé.

Debut de section - PermalienPhoto de Cédric Perrin

Je n'ai pas obtenu une réponse à ma question sur la maîtrise d'oeuvre vis-à-vis des nouvelles demandes de lead share.

Debut de section - Permalien
Dirk Hoke, président exécutif (CEO) d'Airbus Defence and Space

Nous acceptons le leadership de Dassault à 100 %.

Debut de section - PermalienPhoto de Cédric Perrin

Nous pouvons lire cependant qu'il y aurait une contestation sur le tiers de Dassault.

Debut de section - Permalien
Dirk Hoke, président exécutif (CEO) d'Airbus Defence and Space

Sur le NGF, une partie est commune. Un coordinateur se charge aussi de piloter le projet. Les attentes de l'Allemagne et de l'Espagne sont d'avoir 33 % dans chaque package. Je pense que nous pouvons trouver un compromis. L'Allemagne et l'Espagne veulent avoir l'assurance de travailler en partenariat et que le programme n'omettra pas les investissements réalisés en Allemagne et Espagne précédemment. Par ailleurs, si nous sommes sous pression des délais et du budget, nous devons aussi nous assurer que l'équipe Dassault ne choisira pas la solution de facilité c'est-à-dire celle que l'industriel connaît alors que des solutions pourraient exister chez ses partenaires. Il faut s'assurer qu'une gouvernance règle ces questions.

Debut de section - PermalienPhoto de Cédric Perrin

Nous avons le sentiment que chaque pays dit que son Etat a financé des innovations qu'il faut absolument réutiliser. Or, avec l'A400M, nous avons vu aussi que des technologies ont été reprises alors qu'elles n'étaient pas les meilleures.

Debut de section - Permalien
Dirk Hoke, président exécutif (CEO) d'Airbus Defence and Space

Il faut rechercher le compromis comme toujours pour respecter les délais et le budget. Dans le même temps, il faut s'assurer que les options technologiques les meilleures seront étudiées. Cependant, je suis confiant car les ingénieurs parlent la même langue et il doit être possible d'avancer. Sur ce dossier, nous devons éviter toute escalade émotionnelle.