climatologue, directrice de recherche au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies (CEA), membre du Haut Conseil pour le climat (HCC). - Je m'appuierai sur l'état des connaissances scientifiques sur le changement climatique et notamment sur les trois rapports spéciaux du GIEC de 2018 et 2019, qui ont passé en revue près de 20 000 publications scientifiques récentes.
Par la combustion d'énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz) et les changements d'utilisation des terres, en lien avec les activités agricoles et industrielles, les activités humaines perturbent profondément la composition de l'atmosphère et sont responsables, depuis la révolution industrielle, d'une hausse continue des niveaux de gaz à effet de serre. Ceci induit une rupture par rapport aux variations naturelles du dernier million d'années. En dépit d'un effet « parasol » refroidissant lié au rejet de particules de pollution, les activités humaines conduisent à un déséquilibre du bilan d'énergie de la Terre et à un phénomène de réchauffement climatique.
Les facteurs qui agissent le plus sur ce réchauffement climatique sont les rejets de CO2 et de méthane. Les rejets mondiaux de CO2, aujourd'hui de l'ordre de 42 milliards de tonnes par an, modifient profondément le cycle du carbone à l'échelle planétaire. Environ 30 % des émissions sont puisées par la végétation et les sols et 25 % par les océans, ce qui conduit notamment à leur acidification et une modification de la composition chimique de l'eau. Les 45 % restants, qui ne sont pas captés par les puits naturels, s'accumulent dans l'atmosphère et produisent des effets sur le climat pendant des centaines, voire des milliers d'années.
La chaleur ainsi retenue sur Terre par l'effet de serre conduit à une accumulation d'énergie. Le réchauffement à la surface de la Terre est l'un des indicateurs de ce climat qui change : il dépasse désormais 1 degré Celsius par rapport à la période 1850-1900. Ce phénomène est plus marqué en France - plus de 1,5 degré Celsius - et plus intense encore autour de l'arctique, du fait de processus amplificateurs. Par rapport à l'énergie supplémentaire accumulée, ce réchauffement de l'air ne représente que 1 % de l'énergie supplémentaire accumulée sur Terre. 3 % de cette énergie conduisent à la fonte du manteau neigeux, au dégel des sols gelés et des glaces. 5 % entraînent un réchauffement des sols et 90 % contribuent au réchauffement des océans, en surface et en profondeur.
Compte tenu des temps de mélange des eaux dans les océans, de l'ordre du millier d'années, ce changement climatique, lié aux émissions de gaz à effet de serre passées, apparaît irréversible.
Ce changement climatique n'est par ailleurs expliqué par aucun facteur naturel (activité du soleil, éruptions volcaniques, variabilité spontanée du climat, etc.). Marquant une rupture dans l'histoire du climat au cours des derniers millénaires, ce réchauffement semble lié à 100 % à l'influence humaine sur le climat, avec une marge d'incertitude estimée à 20 %.
Ce déséquilibre du bilan d'énergie de la Terre entraîne un ensemble de conséquences : une modification de la circulation atmosphérique, une intensification du cycle de l'eau (avec des records de précipitations et des sécheresses, plus fréquentes du fait d'une vidange plus rapide des sols par l'évaporation et la transpiration des plantes), une augmentation de la fréquence et de l'intensité des extrêmes chauds et une diminution pour les extrêmes froids, une accentuation des conditions favorables aux incendies de forêt, une augmentation de la proportion des cyclones tropicaux intenses, une élévation du niveau des mers (en accélération depuis les années 90) et une augmentation du nombre d'évènements de très haut niveau marin (submersions côtières, tempêtes, marées, etc.). Les enjeux pour le littoral et les zones de basse terre sont majeurs.
L'accentuation du réchauffement climatique produira des effets multiplicateurs à chaque région du globe, en tendance et avec des extrêmes, le cas échéant au-delà des seuils de tolérance de nos écosystèmes ou de nos infrastructures.
Chaque fraction de réchauffement supplémentaire compte et emporte des risques importants pour la préservation des écosystèmes (récifs de coraux, perte d'habitats des espèces, dépérissement des forêts, inondations pluviales et côtières, etc.) et la sécurité humaine (en termes de santé publique, de sécurité alimentaire, de déplacements climatiques et au regard des droits humains fondamentaux).
À cet égard, il convient de noter que le réchauffement climatique accentue les risques d'insécurité alimentaire découlant déjà de la pression démographique et de choix socioéconomiques ne mettant pas nécessairement l'accent sur la soutenabilité. Le niveau des rendements agricoles est directement affecté par le réchauffement : chaque céréale atteint son rendement maximal en deçà d'un certain niveau de température, au-delà de ce seuil, les rendements chutent drastiquement. Les terres sont une ressource critique et sous pression croissante, ce qui menace la sécurité alimentaire. Les choix d'utilisation des terres, d'évolution vers des modes de production et de consommation résilients et diversifiés, et de lutte contre l'extrême pauvreté, permettent de limiter ces risques alimentaires.
Les risques liés au changement climatique apparaissent par ailleurs disproportionnellement plus élevés dans les régions proches de l'arctique, les régions semi-arides et de climat méditerranéen, les zones de basse terre, deltas et petites îles, ainsi que les pays au développement moins avancé. Nos territoires ultramarins sont particulièrement concernés. Dans ces régions, un réchauffement de 1,5 à 2,5 degrés, soit le niveau actuel, pourrait affecter plusieurs centaines de millions de personnes, avec des effets croisés et en cascade : exposition aux aléas climatiques, destruction des écosystèmes et des activités associées, diminution des rendements agricoles et du potentiel de pêche, réduction de la disponibilité en eau pour les villes et l'agriculture et des capacités de production d'hydroélectricité, basculement dans la pauvreté.
Nous avons aujourd'hui mis en mouvement les composantes les plus lentes du système climatique, à savoir l'océan et les calottes polaires. Toutefois, si la montée du niveau des mers apparaît inéluctable, son rythme et ses conséquences dépendront de l'ampleur du réchauffement climatique et des actions d'adaptation mises en oeuvre pour réduire ou retarder les risques associés : systèmes d'alerte, ouvrages de protection, avancée ou repli planifié, solutions fondées sur la résilience des écosystèmes côtiers et marins, réductions des autres pressions locales.
À cet égard, les populations les plus vulnérables et les plus directement exposées apparaissent être souvent celles dont la capacité de réponse est la plus faible. Les conséquences pour l'océan sont majeures : un océan plus chaud, affecté par l'acidification, a des répercussions sur la vie marine, sa répartition et sa productivité. Le potentiel de prises de pêche a déjà diminué et continuera à décroître dans les régions tropicales. Les communautés qui dépendent des produits de la mer seront confrontées à des risques pour leurs revenus, leur sécurité alimentaire et leur santé nutritionnelle. Face aux conséquences irréversibles et à long terme du réchauffement climatique, le dernier rapport spécial du GIEC a souligné l'urgence à agir de manière « ambitieuse, coordonnée et tenace ».
Au-delà du changement climatique déjà impulsé et inévitable, notamment du fait de l'inertie de nos infrastructures, le niveau de réchauffement à venir dépendra des émissions nouvelles de CO2, de leur cumul avec les émissions passées et présentes et de l'effet net des autres facteurs (méthane, oxyde nitreux, particules de pollution, etc.).
Au-delà de 2050, les tendances dépendront radicalement des choix opérés dans le monde entier : l'Accord de Paris sur le climat a fixé un objectif de limitation du réchauffement climatique en dessous de 2 degrés voire à hauteur de 1,5 degré, ce qui implique la nécessité d'une diminution forte et coordonnée des émissions mondiales de gaz à effet de serre d'ici 2030, dans l'optique d'atteindre le plus rapidement possible un « net zéro » afin de mettre fin aux effets cumulatifs dont je viens de parler.
À cet égard, la vitesse à laquelle nous serons capables de transformer nos infrastructures (modes de transports, systèmes de chauffage, usines, etc.), en utilisant toutes les options bas carbone disponibles, constituera un facteur clé.
Contenir le réchauffement en dessous de 2 degrés nécessite de mettre en oeuvre des transitions qui combinent adaptation, gestion des risques, résilience et décarbonation profonde, dans tous les grands systèmes de production : énergie, utilisation des terres, systèmes urbains, production industrielle, grandes infrastructures. Pour ce faire, il conviendra de s'appuyer sur des ruptures technologiques et des financements adaptés. Ces transitions nécessiteront également une évolution des comportements afin d'agir sur la demande, une diminution rapide de l'utilisation du charbon et des énergies fossiles et une réorientation des investissements vers les options bas carbone et l'efficacité énergétique : d'ici à 2050, on estime que le besoin en financement de cette transition nécessite des montants 5 à 6 fois plus importants qu'aujourd'hui.
De nombreux leviers liés au système alimentaire devront également être actionnés : élimination des pertes et gaspillages, changement des modes de production, de transformation et de consommation, gestion des risques, diversification des régimes alimentaires et augmentation de la part des protéines végétales. Le système alimentaire dans sa globalité, depuis la production jusqu'à nos poubelles, concentre aujourd'hui près d'un tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre et souffre d'une grande vulnérabilité face au changement climatique.
Pour contenir la trajectoire de stabilisation du réchauffement climatique en dessous de 2 degrés, il est nécessaire de poursuivre l'élimination du CO2 déjà accumulé dans l'atmosphère, pour compenser les émissions résiduelles, voire produire des émissions nettes négatives.
Dans ce cadre, il est indispensable de considérer les co-bénéfices des solutions de préservation, restauration ou renforcement des puits naturels de carbone, de production massive de biomasse pour l'énergie ou d'afforestation. Toutefois, il convient de tenir compte également des effets potentiellement néfastes de celles-ci pour la biodiversité, la sécurité alimentaire, la disponibilité en eau ou encore les droits fonciers des populations locales.
Un déploiement soutenable des solutions d'adaptation au changement climatique et de diminution des émissions de gaz à effet de serre devra être privilégié, en envisageant localement les profils de synergie ou de compromis de chaque solution dans toutes les dimensions de la soutenabilité : sociale, économique et environnementale.
L'enjeu serait ainsi de ne pas positionner l'action pour le climat dans un silo ou une boîte, mais au contraire de l'intégrer à une vision d'ensemble, pour construire des transformations profondes qui soient à la fois éthiques, équitables, justes, protectrices de la biodiversité et respectueuses des droits fondamentaux, en particulier des plus vulnérables et des plus exposés.
La faisabilité d'une telle transformation emporte des enjeux de coopération, à tous les niveaux de décision, d'éducation, de formation et de rapport à la science afin de permettre à chacun de se projeter vers un avenir désirable et souhaitable, de développer l'innovation technologique et sociale, pour développer des solutions « frugales » abordables pour tous et qui s'appuient sur la nature, de trouver un financement adapté et de définir une gouvernance opérationnelle. La répartition de la responsabilité, historique et actuelle, des conséquences du changement climatique, entre les régions et les générations, en fonction des vulnérabilités et des capacités à agir en fait profondément un enjeu de justice. En France, deux tiers de la population sont exposés directement aux aléas climatiques.
Ces éléments scientifiques soulignent à quel point chaque fraction de réchauffement climatique supplémentaire ou évitée, chaque tonne de gaz à effet de serre émise ou évitée, chaque année et chaque choix comptent.
Pour conclure, il me semble effectivement essentiel d'inscrire l'action pour le climat et la biodiversité au coeur des valeurs de la République, aux côtés des règles fondamentales du vivre ensemble et des valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité.