Commission de l'aménagement du territoire et du développement durable

Réunion du 7 avril 2021 à 16h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • biodiversité
  • charte
  • climat
  • constitution
  • constitutionnel
  • constitutionnelle
  • environnement
  • préservation
  • révision constitutionnelle

La réunion

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- Présidence de M. Jean-François Longeot, président -

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-François Longeot

Après l'aménagement du territoire ce matin, nous consacrons notre ordre du jour de cet après-midi à un sujet particulièrement important, qui s'inscrit au coeur des préoccupations de notre commission : l'insertion de dispositions relatives à l'environnement et au climat dans notre texte constitutionnel.

Notre commission s'est saisie pour avis de ce projet de révision de notre Constitution, dont le rapporteur est notre collègue Guillaume Chevrollier. Nous avons déjà entendu le garde des Sceaux, en commun avec la commission des lois, nous présenter l'objectif recherché par l'ajout de cette nouvelle phrase à l'article 1er de la Constitution : « Elle [la France] garantit la préservation de l'environnement et de la diversité biologique et lutte contre le dérèglement climatique.»

Toutes les questions que nous nous posons n'ont cependant pas trouvé de réponses satisfaisantes et nous n'avons pas été pleinement convaincus par les explications du ministre. C'est pourquoi nous poursuivons nos auditions, afin que l'indispensable analyse des juristes et des spécialistes du droit de l'environnement éclaire nos travaux parlementaires. Débattre des conséquences de l'insertion dans la Constitution de dispositions environnementales et climatiques me paraît indispensable : si cette phrase figure à l'article 1er de notre texte fondamental, elle irriguera tout notre droit, et il importe que nous soyons bien conscients des effets qu'elle produira sur la hiérarchie des normes et sur l'office du législateur en matière environnementale.

J'ai le plaisir d'accueillir M. Michel Prieur, professeur émérite, président du Centre international de droit comparé de l'environnement ; Mme Marta Torre-Schaub, directrice de recherche au CNRS à l'Institut des sciences philosophique et juridique de la Sorbonne, enseignante à Paris 1 et à Sciences Po Paris, directrice du réseau Droit et Climat, ClimaLex ; Me Christian Huglo, avocat à la cour, docteur en droit, spécialiste du droit de l'environnement, co-directeur du JurisClasseur Environnement ; Me Arnaud Gossement, avocat à la cour, docteur en droit, professeur associé en droit à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; M. Philippe Billet, directeur de l'Institut de droit de l'environnement à l'Université Jean Moulin Lyon 3, président d'honneur de la Société française pour le droit de l'environnement ; et Mme Carole Hernandez-Zakine, docteure en droit.

Avant que vous nous exposiez vos analyses, nous devons vous faire part de nos interrogations quant à la rédaction proposée. Vous paraît-il opportun de modifier la Constitution pour y ajouter cette phrase, alors que la Charte de l'environnement, pleinement intégrée au bloc de constitutionnalité, fait partie des instruments de contrôle du Conseil constitutionnel en matière environnementale ? Le libellé proposé vous paraît-il équilibré et à sa juste place à l'article 1er ? Le verbe « garantir » implique, comme l'a fait ressortir le Conseil d'État dans son avis, une quasi-obligation de résultat pesant sur les pouvoirs publics : n'est-ce pas une source intarissable de contentieux, qui paralyserait l'action politique et contraindrait l'appréciation du législateur ? Le Conseil d'État évoque des conséquences « lourdes et imprévisibles » sur l'action et la responsabilité des pouvoirs publics. Les deux verbes d'action de cette phrase, lutter et garantir, introduisent-ils une rupture d'équilibre entre les différents principes constitutionnels et remettent-ils en cause leur conciliation, au fondement même du droit constitutionnel et de son contrôle par le juge constitutionnel ?

Nous aimerions enfin que vous traciez à grandes lignes l'évolution récente des contentieux constitutionnels environnementaux, notamment en ce qui concerne l'invocation de la Charte de l'environnement, à la fois par les requérants et par le juge constitutionnel.

Debut de section - Permalien
Christian Huglo, avocat à la cour, spécialiste du droit de l'environnement

À mon sens, il est nécessaire d'adopter un texte, pour plusieurs raisons. Premièrement, il y a dans le code de l'environnement des dispositions très négatives pour s'adapter aux nécessités de la lutte contre le changement climatique. L'article L 229-1 de ce code dispose ainsi que la lutte contre l'intensification de l'effet de serre et la prévention des risques liés au réchauffement climatique sont reconnues priorités nationales. Résultat : un arrêt de 1997 de la cour administrative d'appel de Nancy en déduit qu'il s'agit d'une invitation, et non d'une règle. Il y a donc un vide législatif sur le sujet. Doit-il être comblé par un texte constitutionnel ? Oui, car ce qui touche à la question du climat se trouve uniquement dans le préambule. Certes, par sa décision du 31 janvier 2020, le Conseil constitutionnel donne une valeur juridique à ce préambule, mais, pour les spécialistes de la procédure constitutionnelle, la reconnaissance par le Conseil constitutionnel ne va pas au-delà du statut d'objectif de valeur constitutionnelle (OVC), qui ne comporte aucune obligation de résultat.

Je considère également que la charte est insuffisante. En effet, la jurisprudence du Conseil constitutionnel fluctue, selon la matière traitée. Quant à l'avis du Conseil d'État, il traduit un certain agacement d'avoir été consulté pour la quatrième fois, et il invite à relire ses avis précédents ! Il nous met en garde, à tort selon moi, sur le mot « garantir ». S'il donne un commandement et établit une règle de droit, ce verbe, contrairement à ce qu'énonce le Conseil d'État, ne fonde pas une obligation de résultat, compte tenu de la matière. Si je prends un billet d'avion Paris-Francfort, j'ai un horaire déterminé ; là, il s'agit de faire le tour du monde... Il ne peut donc pas y avoir d'obligation concrète de résultat. Mais il y a une obligation intégrale et intensive de mobiliser tous les moyens. Le Conseil d'État a une préférence très nette pour le verbe « préserver » : mais c'est un synonyme du verbe « garantir » !

Quelles seraient les conséquences de l'adoption d'un tel texte ? Dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, il n'y aurait pas de bouleversement, contrairement à ce qu'on entend parfois. Il sera amené à interpréter cette nouvelle phrase, certainement, et l'on assistera à une ouverture facilitée à la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Mais il n'y aura en aucune façon de dérèglement contentieux. Je suis bien placé pour le savoir, puisque je suis à l'origine, avec Corinne Lepage, de l'arrêt de Grande-Synthe du Conseil d'État rendu le 19 novembre dernier. Et il y a eu le jugement du tribunal administratif de Paris de février 2021 « Affaire du siècle » : la responsabilité de l'État a déjà été reconnue en dehors de ce texte. Pourquoi donc agiter un chiffon rouge et brandir la menace d'une apocalypse contentieuse ?

L'intérêt de ce texte constitutionnel est qu'il permettra de guider les assemblées parlementaires : le bouleversement portera sur les contours des études d'impact qui devront en tenir lorsqu'un projet de loi est déposé sur le bureau d'une assemblée. C'est là que son effet sera le plus fort.

Le contentieux international climatique s'est considérablement développé. Il y a dans le monde 146 États, dont le droit constitutionnel traite d'environnement. La nouveauté, c'est la lutte contre le changement climatique : sur ce sujet, il n'y a plus que quatre ou cinq États ayant intégré des dispositions constitutionnelles. Si nous voulons être cohérents avec l'accord de Paris, qu'appliquent le Conseil d'État et les grandes juridictions, y compris hors de France, nous devons nous doter du matériel juridique adéquat. La vraie difficulté, dans tous les contentieux climatiques en France, est de déterminer l'obligation d'agir. Est-ce une règle de droit international ? Faut-il passer par le droit communautaire, puisque l'Union européenne a ratifié le traité de Paris ? Il existe une façon autonome pour les pouvoirs publics d'assurer l'exécution de l'accord de Paris.

Debut de section - Permalien
Arnaud Gossement, docteur en droit, professeur associé en droit à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

avocat à la cour, docteur en droit, professeur associé en droit à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. - J'ai lu avec intérêt les comptes rendus des premières auditions auxquelles la commission des lois a procédé, notamment celle des professeurs Bertrand Mathieu et Jessica Makowiak. Je vois deux questions supplémentaires, par rapport à celles que vous nous avez posées. La première porte sur l'incidence de cette réforme pour l'article 34 de la Constitution ; elle figure d'ailleurs au point 11 de l'avis du 14 janvier 2021 du Conseil d'État. La seconde, qui a suscité des débats importants en commission, porte sur une éventuelle hiérarchisation des normes constitutionnelles à la suite de cette révision.

Il est rarement question dans les débats du point 11 de l'avis du Conseil d'État. Celui-ci s'est inquiété de savoir si, en fractionnant la notion d'environnement avec cette phrase, qui distingue l'environnement, la diversité biologique et le dérèglement climatique - ce que le pouvoir constituant s'était refusé à faire en 2004, au moment de l'élaboration de la Charte de l'environnement - la révision n'allait pas avoir pour conséquence de priver le législateur de la possibilité de s'intéresser à d'autres sujets que l'environnement stricto sensu. En effet, l'article 34 de la Constitution précise que le législateur fixe les principes fondamentaux de la préservation de l'environnement. Si l'environnement est détaché du climat et de la diversité biologique, nous dit le Conseil d'État dans ce point 11, cela introduira un doute sur la compétence du législateur pour traiter d'autres sujets que celui de l'environnement.

Il faut répondre à ce point précisément pour rassurer l'ensemble des juristes en droit de l'environnement, en précisant bien que par cette réforme, si vous la votiez, la notion d'environnement ne serait pas fractionnée, et que le législateur pourrait continuer à s'intéresser à d'autres sujets que l'environnement stricto sensu. Sinon, on aboutira à une logique en silos : l'environnement, la diversité biologique, le dérèglement climatique. Imagine-t-on, demain, voir rejeter une QPC fondée sur la Charte de l'environnement, au motif que celle-ci ne traiterait pas du climat ni de la diversité biologique ? Elle traite de la diversité biologique dans son considérant introductif, mais le mot « climat » n'y figure pas - c'est d'ailleurs l'un des arguments des partisans de la révision que de dire que la Charte ne parle pas de climat. Vous n'allez pas mettre ce mot dans la Charte, mais ailleurs. De ce fait, non seulement la loi verrait son périmètre réduit, mais je vais plus loin que le Conseil d'État : je me demande si demain nous pourrons prétendre que la Charte de l'environnement traite de la question du climat, voire de celle de la diversité biologique.

La question est posée par le Conseil d'État. Dans les débats à l'Assemblée nationale, aucune réponse n'est venue de la part du Gouvernement, ce qui me paraît assez grave, puisque c'est votre compétence qui est en jeu !

La seconde problématique qui me semble extrêmement importante est de savoir s'il y aura une hiérarchisation nouvelle des normes constitutionnelles. Il me semble que non. J'attire votre attention sur le fait que cette hiérarchisation aurait procédé de l'emploi du verbe « garantir », si cela doit créer une obligation de résultat. Je pense, comme Christian Huglo, que cela n'aura pas d'effet sur le contentieux, ni constitutionnel ni administratif.

Mais pourquoi se focalise-t-on sur le verbe, et pas sur le sujet ? Qui garantit ? Dans l'article 2 de la Charte de l'environnement, qui a la même fonction de créer un devoir de protection de l'environnement, il est question de « ?toute personne ». « Toute personne », nous savons que c'est un sujet de droit, et cela a d'ailleurs été confirmé par le Conseil constitutionnel. Mais, dans la phrase que vous allez peut-être adopter, il est question de « la France ». La France, c'est qui ? Le débat parlementaire devrait répondre à cette question quelque peu philosophique.

Jessica Makowiak, professeur réputée, a posé au cours de son audition une question qui doit aussi être traitée. Elle rappelle que la Constitution contient déjà le verbe « garantir », puisque le préambule de la Constitution de 1946 précise que la loi garantit l'égalité des droits entre les hommes et les femmes. Force est de constater que, malgré cette action puissante en 1946, la loi ne garantit toujours pas l'égalité des droits entre les hommes et les femmes. Je me demande donc si certains débats sur le verbe « ?garantir » ne sont pas hors sujet... La vraie question est plutôt celle du sujet.

En tous cas, il me semble que cette révision constitutionnelle n'apporterait rien par rapport à l'article 2 de la Charte de l'environnement, si ce n'est le fractionnement de la notion d'environnement, que le Congrès avait refusé avec sagesse en 2004. Actuellement, le Conseil constitutionnel peut tout à fait parler du climat. Sur l'évolution du contentieux, je vous renvoie à la décision de 2000 sur la loi de finances pour 2001 : le Conseil constitutionnel s'était préoccupé, déjà, de dérèglement climatique, à propos de la continuité de la taxe générale sur les activités polluantes. Cela prouve que, s'il le souhaite, il peut étendre son contrôle à cet enjeu, sans qu'il soit pour cela nécessaire de modifier la Constitution.

Debut de section - PermalienPhoto de Guillaume Chevrollier

Le débat sur la révision constitutionnelle est intéressant, tant il suscite de questionnements ! Le texte aura-t-il une valeur ajoutée pour la préservation de l'environnement ? C'est un sujet qui mobilise notre commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. Tout texte inutile affaiblit les textes et les lois nécessaires, et il y a déjà la Charte de l'environnement... Estimez-vous qu'elle a produit la plénitude de ses effets juridiques, ou bien qu'elle recèle encore des potentialités pour servir au contrôle constitutionnel, que le Conseil pourrait découvrir à l'occasion de futurs contrôles ou examens de QPC ? La phrase proposée par la révision constitutionnelle produit-elle le même effet juridique selon qu'elle figure dans les considérants et articles dans la charte de l'environnement ou à l'article 1er de la Constitution ? Cette révision constitutionnelle aurait nécessairement une portée rétroactive : la totalité des lois pourrait potentiellement être censurée à l'aune de cette nouvelle phrase dans le cadre de la procédure de QPC, si leurs dispositions portent sur des droits ou libertés que garantit la Constitution. Quelle formulation nous conseilleriez-vous pour ne pas fragiliser l'ensemble de notre édifice normatif ? Enfin, en l'état de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, quels sont les articles de la Charte qui peuvent être invoqués dans le cadre d'une QPC ?

D'autres professeurs de droit constitutionnel ont mis en avant que, s'il y avait un problème de cohérence entre l'article 1ermodifié et l'article 6 de la Charte, ce manque de cohérence pourrait avoir pour conséquence une augmentation de la judiciarisation et donc des contentieux, sans pour autant améliorer la situation de l'environnement dans notre pays. D'ailleurs, la France représente moins de 1 % des gaz à effet de serre. Que peut-elle garantir seule ?

Carole Hernandez-Zakine, docteure en droit

Je souhaite insister sur la contextualisation du droit. Le droit ne tombe pas du ciel, il est toujours le produit de ce que veut la société. Nous vivons une crise du droit. En effet, le droit doit être considéré comme un outil, et non comme une finalité. Et il faut absolument se demander pourquoi on fait du droit, avant même d'en faire ! Donc, avant de modifier la Constitution, il faut se demander pourquoi on veut la modifier. Il y a quelque temps, le Parlement a modifié le Code civil pour décider que l'animal était un être sensible. Les débats parlementaires ont été à la fois intéressants et parfois très creux : finalement, la modification a été faite pour ouvrir une porte, mais on n'a pas bien compris sur quoi... L'article du Code civil qui en résulte est très difficile à comprendre, et sa portée est très difficile à appréhender, comme les juristes ne sont pas d'accord sur son interprétation. Il n'est que de voir, il y a quelques jours, les discussions sur une proposition de loi relative à la maltraitance animale : on ne sait pas si les animaux sauvages sont concernés ou non, par exemple.

Ce que je veux dire au travers de cet exemple, c'est qu'il n'est pas bon, à mon sens, d'adopter des textes sans savoir précisément ce qu'ils comportent, ce qu'ils signifient et quelles sont leurs conséquences. Et sur cette proposition de révision de la Constitution, les comptes rendus de vos débats montrent encore beaucoup de questions et très peu de certitudes. En tant que spécialiste du droit de l'environnement, je sais que, quand il y a beaucoup d'incertitudes, on doit agir avec précaution. Si précaution ne veut pas dire inaction, elle impose tout de même de bien prendre en compte toutes les incertitudes, tous les risques, et de bien peser le pour et le contre avant de modifier l'article 1er de la Constitution, qui pose les valeurs de notre République. Une telle modification ne saurait être anodine, et on sait qu'elle aura des conséquences. Au fond, pourquoi veut-on modifier la Constitution ? Quel est ce monde meilleur que nous voulons construire ? Pour l'instant, je n'ai pas entendu de réponse claire à cette question.

Un deuxième point essentiel, qui a déjà été abordé, est la question de l'équilibre entre les différents principes et les différentes libertés publiques. Le juge constitutionnel veille à atteindre l'équilibre entre les différentes libertés en présence : liberté d'entreprendre, propriété privée... La protection de l'environnement, de la santé peut porter atteinte à ces libertés publiques, mais de façon équilibrée. Garantir, assurer, préserver : je ne sais pas si le choix des mots changera fondamentalement les choses. Mais il est important d'être clair dans l'équilibre entre les différents intérêts et les différentes libertés en présence. Dans la Charte de l'environnement, il est bien indiqué que la protection de l'environnement se situe au même niveau que les autres intérêts fondamentaux de la Nation. Si vous deviez voter cette révision, il me semble qu'il conviendrait d'indiquer que la France garantit la préservation de l'environnement et de la diversité biologique - et qu'elle lutte contre le dérèglement climatique - mais au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation, pour lever les doutes que l'on pourrait avoir sur cet équilibre. Ce serait cohérent avec l'article 6 de la Charte de l'environnement, qui porte sur le développement durable.

En somme, il faut bien se demander pourquoi on touche à la Constitution, dans quel but, et bien s'assurer de l'équilibre entre les différentes libertés publiques et les différents intérêts.

Michel Prieur, président du Centre international de droit comparé de l'environnement

De mon point de vue, le projet de loi constitutionnelle vient à son heure.

Sur le fond, la Constitution doit s'adapter aux nécessités de notre temps, comme le dit le Préambule de 1946. Certes, il y a eu la Charte de l'environnement en 2005, mais nous sommes en 2021, et il est légitime de répondre aux nécessités de 2021. Pour cela, il faut prendre en compte les alertes répétées du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) sur les conséquences du changement climatique, en particulier ses quatrième et cinquième rapports, surtout les trois derniers rapports spéciaux de 2018 à 2020, et prendre en compte également les décisions internationales approuvées par la France dans les forums internationaux : Rio+20, cadre d'action de Sendai sur les catastrophes, objectifs de développement durable - parmi lesquels je rappelle que l'objectif 13 indique que les États doivent prendre d'urgence des mesures pour lutter contre les changements climatiques - et, bien entendu, l'accord de Paris. Tous ces éléments montrent qu'il est temps de renforcer la protection de l'environnement, telle qu'elle avait été décidée en 2005.

Le verbe « garantir » n'est aucunement une innovation juridique. Il est même au coeur de la Constitution, puisque l'article 16 de la Déclaration de 1789 dit que « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée [...] n'a point de Constitution ». Par ailleurs, l'article 61 de la Constitution évoque également la garantie des droits.

J'en viens au problème, souvent évoqué, du risque de judiciarisation. Je voudrais de façon très claire, en tant que juriste, dire que le droit est fait pour être appliqué et pour être contrôlé par les juges. Craindre que les juges viennent bouleverser l'ordonnancement juridique est quelque peu paradoxal. On constate d'ailleurs qu'en matière d'environnement, les recours contentieux, qu'on craint tant, sont très peu nombreux. En 2019, devant le juge administratif, il y a eu 10 216 affaires enregistrées ; en matière d'environnement, il n'y a eu que 251 recours. Cela représente donc 2,45 % du contentieux devant le juge administratif. En matière pénale, c'est à peu près équivalent : sur la même année, devant les juridictions correctionnelles, seuls 5 % des affaires concernaient l'environnement, et cette proportion est en baisse.

J'ai regardé la jurisprudence du Conseil constitutionnel pour voir comment celui-ci traitait le verbe « garantir ». Ce verbe figure en effet à de nombreuses reprises dans la Constitution. Je n'ai trouvé aucun arrêt du Conseil constitutionnel qui déclare une loi contraire à la Constitution pour n'avoir pas garanti un droit constitutionnel. Comme il le fait d'habitude, le juge constitutionnel établit un équilibre, mais il ne considère pas le verbe « ?garantir » comme un fétiche ! Il vérifie, par exemple, que la garantie n'empêche pas des dérogations : elle permet des dérogations. Il considère aussi que la garantie n'empêche pas le législateur de choisir les modalités concrètes qui lui paraissent appropriées. En tous cas, le Conseil constitutionnel n'a jamais censuré le législateur pour ne pas avoir garanti un droit.

Pour certains, l'article 1er ainsi modifié ferait double emploi avec la charte et avec le préambule, parce qu'il reprendrait des concepts ou des principes figurant déjà dans ces textes. Mais d'ores et déjà, l'article 1er, dans sa rédaction actuelle, mentionne sept fois des éléments figurant aussi bien dans le Préambule de 1946 que dans la Déclaration de 1789, ou même dans la Charte.

Le verbe « garantir » n'est pas une innovation juridique ; il n'est pas non plus une innovation sémantique. Il figure en effet dans la Constitution : six fois dans le Préambule et deux fois dans le corps de la Constitution.

La plus-value de cette révision serait à plusieurs niveaux. D'abord, il est évident qu'elle renforcerait l'obligation juridique pour tous d'agir pour l'environnement. Incontestablement, la Charte ne s'est pas avérée suffisante, à la fois devant le Conseil constitutionnel et devant les autres juridictions. Par ailleurs, inscrire l'environnement et le climat au coeur des valeurs de la République est une étape à la fois symbolique et juridique essentielle en 2021 par rapport à 2005. La réforme devrait permettre aux pouvoirs publics, c'est-à-dire à la fois au Parlement, au Gouvernement et à l'administration, de mieux justifier et de mieux asseoir juridiquement les mesures législatives que le Parlement doit prendre en application des conventions internationales que la France a ratifiées. Enfin, cela donnera aux citoyens et aux juges de nouveaux arguments pour mieux garantir l'effectivité des Droits de l'homme, et notamment du droit à l'environnement sain. Ces droits ne doivent pas être des droits théoriques et illusoires, mais des droits effectifs, protégés par le droit international.

Projet de loi constitutionnelle complétant l'article 1er de la Constitution et relatif à la préservation de l'environnement - Audition de juristes

Debut de section - PermalienPhoto de Guillaume Chevrollier

Monsieur le professeur, vous êtes à la tête d'un centre international de droit comparé. Comment les Constitutions de nos partenaires européens traitent-elles ces questions environnementales ?

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-François Longeot

Après l'aménagement du territoire ce matin, nous consacrons notre ordre du jour de cet après-midi à un sujet particulièrement important, qui s'inscrit au coeur des préoccupations de notre commission : l'insertion de dispositions relatives à l'environnement et au climat dans notre texte constitutionnel.

Notre commission s'est saisie pour avis de ce projet de révision de notre Constitution, dont le rapporteur est notre collègue Guillaume Chevrollier. Nous avons déjà entendu le garde des Sceaux, en commun avec la commission des lois, nous présenter l'objectif recherché par l'ajout de cette nouvelle phrase à l'article 1er de la Constitution : « Elle [la France] garantit la préservation de l'environnement et de la diversité biologique et lutte contre le dérèglement climatique.»

Toutes les questions que nous nous posons n'ont cependant pas trouvé de réponses satisfaisantes et nous n'avons pas été pleinement convaincus par les explications du ministre. C'est pourquoi nous poursuivons nos auditions, afin que l'indispensable analyse des juristes et des spécialistes du droit de l'environnement éclaire nos travaux parlementaires. Débattre des conséquences de l'insertion dans la Constitution de dispositions environnementales et climatiques me paraît indispensable : si cette phrase figure à l'article 1er de notre texte fondamental, elle irriguera tout notre droit, et il importe que nous soyons bien conscients des effets qu'elle produira sur la hiérarchie des normes et sur l'office du législateur en matière environnementale.

J'ai le plaisir d'accueillir M. Michel Prieur, professeur émérite, président du Centre international de droit comparé de l'environnement ; Mme Marta Torre-Schaub, directrice de recherche au CNRS à l'Institut des sciences philosophique et juridique de la Sorbonne, enseignante à Paris 1 et à Sciences Po Paris, directrice du réseau Droit et Climat, ClimaLex ; Me Christian Huglo, avocat à la cour, docteur en droit, spécialiste du droit de l'environnement, co-directeur du JurisClasseur Environnement ; Me Arnaud Gossement, avocat à la cour, docteur en droit, professeur associé en droit à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ; M. Philippe Billet, directeur de l'Institut de droit de l'environnement à l'Université Jean Moulin Lyon 3, président d'honneur de la Société française pour le droit de l'environnement ; et Mme Carole Hernandez-Zakine, docteure en droit.

Avant que vous nous exposiez vos analyses, nous devons vous faire part de nos interrogations quant à la rédaction proposée. Vous paraît-il opportun de modifier la Constitution pour y ajouter cette phrase, alors que la Charte de l'environnement, pleinement intégrée au bloc de constitutionnalité, fait partie des instruments de contrôle du Conseil constitutionnel en matière environnementale ? Le libellé proposé vous paraît-il équilibré et à sa juste place à l'article 1er ? Le verbe « garantir » implique, comme l'a fait ressortir le Conseil d'État dans son avis, une quasi-obligation de résultat pesant sur les pouvoirs publics : n'est-ce pas une source intarissable de contentieux, qui paralyserait l'action politique et contraindrait l'appréciation du législateur ? Le Conseil d'État évoque des conséquences « lourdes et imprévisibles » sur l'action et la responsabilité des pouvoirs publics. Les deux verbes d'action de cette phrase, lutter et garantir, introduisent-ils une rupture d'équilibre entre les différents principes constitutionnels et remettent-ils en cause leur conciliation, au fondement même du droit constitutionnel et de son contrôle par le juge constitutionnel ?

Nous aimerions enfin que vous traciez à grandes lignes l'évolution récente des contentieux constitutionnels environnementaux, notamment en ce qui concerne l'invocation de la Charte de l'environnement, à la fois par les requérants et par le juge constitutionnel.

Debut de section - Permalien
Michel Prieur, président du Centre international de droit comparé de l'environnement

En Europe, beaucoup de Constitutions traitent de l'environnement, mais aucune ne traite du changement climatique. Les seules Constitutions qui traitent du changement climatique - il y en a une dizaine, à ma connaissance - sont toutes dans des pays du Sud. La France s'honorerait d'introduire le changement climatique dans sa Constitution : elle serait la première à le faire parmi les États du Nord, qui ont une forte responsabilité en la matière.

Debut de section - Permalien
Christian Huglo, avocat à la cour, spécialiste du droit de l'environnement

À mon sens, il est nécessaire d'adopter un texte, pour plusieurs raisons. Premièrement, il y a dans le code de l'environnement des dispositions très négatives pour s'adapter aux nécessités de la lutte contre le changement climatique. L'article L. 229-1 de ce code dispose ainsi que la lutte contre l'intensification de l'effet de serre et la prévention des risques liés au réchauffement climatique sont reconnues priorités nationales. Résultat : un arrêt de 1997 de la cour administrative d'appel de Nancy en déduit qu'il s'agit d'une invitation, et non d'une règle. Il y a donc un vide législatif sur le sujet. Doit-il être comblé par un texte constitutionnel ? Oui, car ce qui touche à la question du climat se trouve uniquement dans le préambule. Certes, par sa décision du 31 janvier 2020, le Conseil constitutionnel donne une valeur juridique à ce préambule, mais, pour les spécialistes de la procédure constitutionnelle, la reconnaissance par le Conseil constitutionnel ne va pas au-delà du statut d'objectif de valeur constitutionnelle (OVC), qui ne comporte aucune obligation de résultat.

Je considère également que la charte est insuffisante. En effet, la jurisprudence du Conseil constitutionnel fluctue, selon la matière traitée. Quant à l'avis du Conseil d'État, il traduit un certain agacement d'avoir été consulté pour la quatrième fois, et il invite à relire ses avis précédents ! Il nous met en garde, à tort selon moi, sur le mot « garantir ». S'il donne un commandement et établit une règle de droit, ce verbe, contrairement à ce qu'énonce le Conseil d'État, ne fonde pas une obligation de résultat, compte tenu de la matière. Si je prends un billet d'avion Paris-Francfort, j'ai un horaire déterminé ; là, il s'agit de faire le tour du monde... Il ne peut donc pas y avoir d'obligation concrète de résultat. Mais il y a une obligation intégrale et intensive de mobiliser tous les moyens. Le Conseil d'État a une préférence très nette pour le verbe « préserver » : mais c'est un synonyme du verbe « garantir » !

Quelles seraient les conséquences de l'adoption d'un tel texte ? Dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, il n'y aurait pas de bouleversement, contrairement à ce qu'on entend parfois. Il sera amené à interpréter cette nouvelle phrase, certainement, et l'on assistera à une ouverture facilitée à la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Mais il n'y aura en aucune façon de dérèglement contentieux. Je suis bien placé pour le savoir, puisque je suis à l'origine, avec Corinne Lepage, de l'arrêt de Grande-Synthe du Conseil d'État rendu le 19 novembre dernier. Et il y a eu le jugement du tribunal administratif de Paris de février 2021 « Affaire du siècle » : la responsabilité de l'État a déjà été reconnue en dehors de ce texte. Pourquoi donc agiter un chiffon rouge et brandir la menace d'une apocalypse contentieuse ?

L'intérêt de ce texte constitutionnel est qu'il permettra de guider les assemblées parlementaires : le bouleversement portera sur les contours des études d'impact qui devront en tenir lorsqu'un projet de loi est déposé sur le bureau d'une assemblée. C'est là que son effet sera le plus fort.

Le contentieux international climatique s'est considérablement développé. Il y a dans le monde 146 États, dont le droit constitutionnel traite d'environnement. La nouveauté, c'est la lutte contre le changement climatique : sur ce sujet, il n'y a plus que quatre ou cinq États ayant intégré des dispositions constitutionnelles. Si nous voulons être cohérents avec l'accord de Paris, qu'appliquent le Conseil d'État et les grandes juridictions, y compris hors de France, nous devons nous doter du matériel juridique adéquat. La vraie difficulté, dans tous les contentieux climatiques en France, est de déterminer l'obligation d'agir. Est-ce une règle de droit international ? Faut-il passer par le droit communautaire, puisque l'Union européenne a ratifié le traité de Paris ? Il existe une façon autonome pour les pouvoirs publics d'assurer l'exécution de l'accord de Paris.

Debut de section - Permalien
Marta Torre-Schaub, directrice de recherche au CNRS à l'Institut des sciences philosophique et juridique de la Sorbonne

Ce projet de loi constitutionnelle porte une ambition très forte pour la France concernant la cause environnementale et la cause climatique. Nous faisons face à des phénomènes globaux et interdépendants, qui affectent toute la planète. La France a pris conscience de cette urgence, à la fois écologique et climatique, depuis peu de temps. Le Haut conseil pour le climat a rappelé le manque de cohérence, en France, entre les moyens déployés et les ambitions. L'Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique, tout comme l'avait fait auparavant le GIEC, fait également le lien entre l'urgence environnementale, la perte de biodiversité et le réchauffement climatique.

La formule retenue - la France « garantit la préservation de l'environnement et de la diversité biologique et lutte contre le dérèglement climatique » - a une portée symbolique, mais également juridique, forte. L'emplacement, entre le préambule et le titre 1er de la Constitution, en fera, comme l'avait dit René Cassin, une sorte de préambule prolongé. En tous cas, ce texte créera un principe constitutionnel plein et entier.

Si ce projet de loi constitutionnelle est voté, la France sera le premier État européen, et l'un des premiers États de l'hémisphère nord, à inscrire la lutte contre le dérèglement climatique dans sa Constitution. Ce texte se place dans la continuité d'autres révisions constitutionnelles : celle de 2005, avec la Charte, et celle de 2008, qui reconnaît au Conseil économique et social une compétence en matière environnementale. Il ne s'agit nullement de remplacer ce qui existe déjà : cela viendrait plutôt en complément, voire en renforcement.

La référence à la France, contrairement à ce qui a pu être dit, concerne l'État et recouvre également les pouvoirs publics nationaux et locaux. Cela pointe vers un niveau d'action à la fois national et territorial, sans exclure le niveau international : la France est l'État par rapport à l'extérieur aussi.

Ajouter à la notion d'environnement, plus générique, celle de diversité biologique et de dérèglement climatique me semble justifié, car ces deux notions ont pris une place essentielle ces derniers temps dans notre société. Cela s'inscrirait dans un mouvement bottom-up puisqu'il existe une demande forte venant de la société.

Sur le verbe « garantir », je suivrai l'avis du garde des Sceaux : il revient à assurer sous responsabilité l'exécution de quelque chose dans des conditions parfaitement définies. Je pense que cela pourrait apporter beaucoup de clarté à une certaine ambiguïté - et parfois même un certain oubli - qui existe aujourd'hui sur la protection de l'environnement. Le verbe « lutter » s'inscrit dans la même logique, qui est aussi celle de la plupart des textes nationaux, mais également internationaux et européens, visant la lutte contre le réchauffement climatique. Il s'agit de verbes d'action qui auront des conséquences fortes, avec des garanties constitutionnelles renforcées.

Il convient de rappeler que, jusqu'à présent, le Conseil constitutionnel a considéré que la question environnementale et climatique était un objectif d'intérêt général. Ce projet de loi constitutionnelle la consacrerait comme un principe constitutionnel, qui aura beaucoup plus d'impact qu'un simple objectif.

Cela peut avoir trois conséquences majeures : ériger la préservation de l'environnement, élargie et renforcée, en principe constitutionnel ; instaurer un principe d'action des pouvoirs publics en général en faveur de l'environnement ; créer une obligation renforcée de résultat, ou de moyens. En tous cas, cela permettra d'étendre la responsabilité des acteurs publics en matière environnementale.

Reste la question de l'articulation avec l'article 6 de la Charte de l'environnement, qui porte sur les politiques publiques devant promouvoir un développement durable et, à cet effet, concilier la protection et la mise en valeur de l'environnement, le développement économique et le progrès social. Il faudra trouver des solutions, mais cela ne semble pas très compliqué si l'on inscrit la préservation de l'environnement à l'article 1er.

Reste enfin la crainte d'une multiplication des contentieux. Je n'ai aucune crainte, d'abord parce que ces contentieux existent déjà : ce n'est pas parce qu'on va inscrire la préservation de l'environnement à l'article 1er de la Constitution qu'ils vont se multiplier. D'ailleurs, ils ne sont pas si nombreux. De plus, cela pourrait avoir un effet vertueux : si l'État doit augmenter ses ambitions et relever ses objectifs dans la lutte contre le dérèglement climatique et la protection de la diversité biologique et de l'environnement, il y aura davantage de cohérence entre les moyens de la France et ses ambitions, ce qui ne pourra que diminuer le risque contentieux. C'est un pari que je souhaite faire.

Debut de section - Permalien
Arnaud Gossement, docteur en droit, professeur associé en droit à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

avocat à la cour, docteur en droit, professeur associé en droit à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. - J'ai lu avec intérêt les comptes rendus des premières auditions auxquelles la commission des lois a procédé, notamment celle des professeurs Bertrand Mathieu et Jessica Makowiak. Je vois deux questions supplémentaires, par rapport à celles que vous nous avez posées. La première porte sur l'incidence de cette réforme pour l'article 34 de la Constitution ; elle figure d'ailleurs au point 11 de l'avis du 14 janvier 2021 du Conseil d'État. La seconde, qui a suscité des débats importants en commission, porte sur une éventuelle hiérarchisation des normes constitutionnelles à la suite de cette révision.

Il est rarement question dans les débats du point 11 de l'avis du Conseil d'État. Celui-ci s'est inquiété de savoir si, en fractionnant la notion d'environnement avec cette phrase, qui distingue l'environnement, la diversité biologique et le dérèglement climatique - ce que le pouvoir constituant s'était refusé à faire en 2004, au moment de l'élaboration de la Charte de l'environnement - la révision n'allait pas avoir pour conséquence de priver le législateur de la possibilité de s'intéresser à d'autres sujets que l'environnement stricto sensu. En effet, l'article 34 de la Constitution précise que le législateur fixe les principes fondamentaux de la préservation de l'environnement. Si l'environnement est détaché du climat et de la diversité biologique, nous dit le Conseil d'État dans ce point 11, cela introduira un doute sur la compétence du législateur pour traiter d'autres sujets que celui de l'environnement.

Il faut répondre à ce point précisément pour rassurer l'ensemble des juristes en droit de l'environnement, en précisant bien que par cette réforme, si vous la votiez, la notion d'environnement ne serait pas fractionnée, et que le législateur pourrait continuer à s'intéresser à d'autres sujets que l'environnement stricto sensu. Sinon, on aboutira à une logique en silos : l'environnement, la diversité biologique, le dérèglement climatique. Imagine-t-on, demain, voir rejeter une QPC fondée sur la Charte de l'environnement, au motif que celle-ci ne traiterait pas du climat ni de la diversité biologique ? Elle traite de la diversité biologique dans son considérant introductif, mais le mot « climat » n'y figure pas - c'est d'ailleurs l'un des arguments des partisans de la révision que de dire que la Charte ne parle pas de climat. Vous n'allez pas mettre ce mot dans la Charte, mais ailleurs. De ce fait, non seulement la loi verrait son périmètre réduit, mais je vais plus loin que le Conseil d'État : je me demande si demain nous pourrons prétendre que la Charte de l'environnement traite de la question du climat, voire de celle de la diversité biologique.

La question est posée par le Conseil d'État. Dans les débats à l'Assemblée nationale, aucune réponse n'est venue de la part du Gouvernement, ce qui me paraît assez grave, puisque c'est votre compétence qui est en jeu !

La seconde problématique qui me semble extrêmement importante est de savoir s'il y aura une hiérarchisation nouvelle des normes constitutionnelles. Il me semble que non. J'attire votre attention sur le fait que cette hiérarchisation aurait procédé de l'emploi du verbe « garantir », si cela doit créer une obligation de résultat. Je pense, comme Christian Huglo, que cela n'aura pas d'effet sur le contentieux, ni constitutionnel ni administratif.

Mais pourquoi se focalise-t-on sur le verbe, et pas sur le sujet ? Qui garantit ? Dans l'article 2 de la Charte de l'environnement, qui a la même fonction de créer un devoir de protection de l'environnement, il est question de « ?toute personne ». « Toute personne », nous savons que c'est un sujet de droit, et cela a d'ailleurs été confirmé par le Conseil constitutionnel. Mais, dans la phrase que vous allez peut-être adopter, il est question de « la France ». La France, c'est qui ? Le débat parlementaire devrait répondre à cette question quelque peu philosophique.

Jessica Makowiak, professeur réputée, a posé au cours de son audition une question qui doit aussi être traitée. Elle rappelle que la Constitution contient déjà le verbe « garantir », puisque le préambule de la Constitution de 1946 précise que la loi garantit l'égalité des droits entre les hommes et les femmes. Force est de constater que, malgré cette action puissante en 1946, la loi ne garantit toujours pas l'égalité des droits entre les hommes et les femmes. Je me demande donc si certains débats sur le verbe « ?garantir » ne sont pas hors sujet... La vraie question est plutôt celle du sujet.

En tous cas, il me semble que cette révision constitutionnelle n'apporterait rien par rapport à l'article 2 de la Charte de l'environnement, si ce n'est le fractionnement de la notion d'environnement, que le Congrès avait refusé avec sagesse en 2004. Actuellement, le Conseil constitutionnel peut tout à fait parler du climat. Sur l'évolution du contentieux, je vous renvoie à la décision de 2000 sur la loi de finances pour 2001 : le Conseil constitutionnel s'était préoccupé, déjà, de dérèglement climatique, à propos de la continuité de la taxe générale sur les activités polluantes. Cela prouve que, s'il le souhaite, il peut étendre son contrôle à cet enjeu, sans qu'il soit pour cela nécessaire de modifier la Constitution.

Debut de section - Permalien
Philippe Billet, directeur de l'Institut de droit de l'environnement à l'Université Jean Moulin Lyon 3, président d'honneur de la Société française pour le droit de l'environnement

Il est important d'un point de vue symbolique d'inscrire la lutte contre le changement climatique dans l'article 1er de la Constitution, même si cela pose quelques difficultés. En effet, cela permet de consacrer un certain nombre d'objectifs. Pour autant, on peut se demander s'il s'agit du bon texte et des bons termes. Je vois dans la terminologie employée un certain nombre de risques de contradictions, même si, dans le bloc de constitutionnalité, toutes les dispositions doivent être lues de façon complémentaire. L'article 34 de la Constitution indique déjà que la loi détermine les principes fondamentaux du droit de l'environnement. Cette révision introduirait une segmentation entre la biodiversité, l'environnement et la lutte contre le changement climatique. Faudra-t-il comprendre que « ?l'environnement » de l'article 1er n'est pas « l'environnement » de l'article 34 ? Que celui de l'article 34 serait beaucoup plus large en englobant les trois éléments ? Ou alors, que l'article 34 est limitatif et exclut la biodiversité et le changement climatique ?

La Charte constitutionnelle, elle, ne parle jamais de l'environnement en tant que tel. Elle indique simplement que la préservation de l'environnement doit être recherchée, au même titre que celle de la biodiversité et que la lutte contre le changement climatique. Il y a donc une très forte ambiguïté dans la terminologie : que doit-on entendre par l'environnement ? On a évoqué les autres intérêts fondamentaux de la Nation. Dans ce cadre, en faisant une lecture croisée, il faut peut-être comprendre que la biodiversité et la lutte contre le changement climatique font partie des autres intérêts fondamentaux de la Nation.

Il y a aussi une contradiction dans les objectifs si on déclare que la République garantit la préservation de l'environnement, ce qui pose une obligation de résultat. La Charte, elle, dit que la préservation de l'environnement doit être recherchée. La garantie, est-ce compatible avec l'objectif indiqué par ces mots ? Pour un même élément, c'est-à-dire l'environnement, nous aurions deux modalités, et deux objectifs différents : d'un côté, garantir sa préservation, de l'autre, rechercher simplement sa préservation. Nous risquons une dichotomie entre ces deux éléments.

Le texte indiquerait que la République garantit. Est-il nécessaire de reprendre le terme « ?la République » ? Peut-être. La Charte constitutionnelle, elle, vise « ?toute personne », publique comme privée - y compris l'État, donc.

Lutter contre le dérèglement climatique ? Oui, d'un point de vue principiel. Non, peut-être, d'un point de vue jurisprudentiel. La décision du Conseil constitutionnel, dite UIPP (Union des industries de la protection des plantes), en janvier dernier, emploie les termes suivants : « à ce titre, le législateur est fondé à tenir compte des effets que les activités exercées en France peuvent porter à l'environnement à l'étranger ». Autrement dit, c'est une transposition, une reprise de la sentence arbitrale de 1941 « Fonderie du Trail » entre les États-Unis et le Canada sur la question de l'utilisation non dommageable de son territoire. L'État français, par ce biais, est déjà responsable des effets que ses activités pourraient avoir, notamment en matière de changement climatique, à l'étranger. Donc, nous avons déjà en germe les éléments de lutte contre le changement climatique. En outre, l'État français n'est pas seul à lutter. S'il le fait seul, cela n'a aucun résultat. Il y a 145 autres pays...

Bref, sans remettre en cause le principe même de cette révision, j'attire votre attention sur les risques de contradictions dans les terminologies, qui pourraient avoir des incidences sur le contentieux.

Debut de section - PermalienPhoto de Guillaume Chevrollier

Le débat sur la révision constitutionnelle est intéressant, tant il suscite de questionnements ! Le texte aura-t-il une valeur ajoutée pour la préservation de l'environnement ? C'est un sujet qui mobilise notre commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. Tout texte inutile affaiblit les textes et les lois nécessaires, et il y a déjà la Charte de l'environnement... Estimez-vous qu'elle a produit la plénitude de ses effets juridiques, ou bien qu'elle recèle encore des potentialités pour servir au contrôle constitutionnel, que le Conseil pourrait découvrir à l'occasion de futurs contrôles ou examens de QPC ? La phrase proposée par la révision constitutionnelle produit-elle le même effet juridique selon qu'elle figure dans les considérants et articles dans la charte de l'environnement ou à l'article 1er de la Constitution ? Cette révision constitutionnelle aurait nécessairement une portée rétroactive : la totalité des lois pourrait potentiellement être censurée à l'aune de cette nouvelle phrase dans le cadre de la procédure de QPC, si leurs dispositions portent sur des droits ou libertés que garantit la Constitution. Quelle formulation nous conseilleriez-vous pour ne pas fragiliser l'ensemble de notre édifice normatif ? Enfin, en l'état de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, quels sont les articles de la Charte qui peuvent être invoqués dans le cadre d'une QPC ?

D'autres professeurs de droit constitutionnel ont mis en avant que, s'il y avait un problème de cohérence entre l'article 1ermodifié et l'article 6 de la Charte, ce manque de cohérence pourrait avoir pour conséquence une augmentation de la judiciarisation et donc des contentieux, sans pour autant améliorer la situation de l'environnement dans notre pays. D'ailleurs, la France représente moins de 1 % des gaz à effet de serre. Que peut-elle garantir seule ?

Debut de section - Permalien
Christian Huglo, avocat à la cour, spécialiste du droit de l'environnement

On a évoqué la question du sujet du verbe « ?garantir ». Il existe une réponse du Conseil constitutionnel : quand on parle de la France, on parle de l'État. Cela résulte de la décision du 21 février 2013 à propos du principe de laïcité. Le Conseil constitutionnel écrit « que le principe de laïcité figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit » et « qu'il en résulte la neutralité de l'État ». Donc l'État, c'est la France, et la France, c'est l'État.

Je rappelle à tous qu'il ne faut modifier ce texte qu'en tremblant, car il s'agit incontestablement d'une disposition constitutionnelle fondamentale. Ce dont nous parlons conditionne l'avenir. Pourquoi ce texte, dès lors que nous avons la Charte ? A-t-il vraiment une utilité ? En tant que praticien du droit et observateur de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, il me semble que le Conseil constitutionnel n'a jamais rendu une décision fondamentale en matière de droit de l'environnement. La seule réellement importante est celle du principe de vigilance, dans la décision du 28 avril 2005. Il existe une disposition dans le code de la construction qui dit que, lorsqu'on s'est établi après une pollution, on n'a pas le droit de se plaindre, au nom du principe de la priorité. Il y a eu un recours, visant une décision du Conseil constitutionnel de 1982 sur les lois Auroux et l'article 1382 du Code civil, qui avait d'ailleurs été défendu par mon maître, le doyen Vedel, et qui est un principe absolu, interdisant de restreindre la responsabilité dans une loi. Le Conseil constitutionnel, de façon intelligente, face à cette question de causalité, souligne qu'il y a une barrière : s'il y a une faute, il n'y a pas d'exonération - mais on doit rester vigilant.

En fait, le problème de la jurisprudence du Conseil constitutionnel est que c'est un faux juge de l'excès de pouvoir, faute d'être un juge de plein contentieux. Quand il retoque la taxe carbone, il le fait au nom du principe d'égalité. Pratiquement, on n'a presque rien sur la taxe carbone, alors qu'on en a besoin. Je ne sais pas quelle est la procédure contradictoire lorsqu'une disposition législative est en cause, mais c'est un échange de mémoires. Si l'on veut faire évoluer une juridiction, il faut une procédure adéquate. En l'occurrence, ce serait la possibilité d'intervenir, qui est interdite par le Conseil constitutionnel. J'ai connu un exemple symptomatique dans l'affaire du gaz de schiste : je représentais la région, et l'on a déclaré ma requête irrecevable sans que je sache pourquoi, et sans recours possible, alors que la région avait son mot à dire, puisque dans le texte de la Constitution, la région est concernée par le principe de précaution.

Il n'y a pas de dialogue devant le Conseil constitutionnel ni d'expertise. Or, tout le droit de l'environnement est une question technique. Comment, dès lors, insuffler un vent nouveau ? Tant que cette procédure sera enfermée, il n'y aura pas de respiration.

Même sur la Covid, le Conseil constitutionnel est en totale contradiction avec les principes édictés par le Conseil de l'Europe - ce qu'on appelle la convention de Venise : il faut prendre des mesures nécessaires, proportionnées, temporaires, incluant une participation démocratique, et mettre en place des commissions d'enquête. Attendait-on d'un tel juge qu'il ne nous donne pas d'éléments de guidage ? C'est toute la question.

L'utilité de cette révision, c'est aussi de renforcer l'image de la France. Déjà, l'accord de Paris est cité jusque devant les tribunaux australiens, tout comme la jurisprudence française. L'exemplarité est un moteur d'avenir.

Debut de section - Permalien
Carole Hernandez-Zakine, docteure en droit

Je souhaite insister sur la contextualisation du droit. Le droit ne tombe pas du ciel, il est toujours le produit de ce que veut la société. Nous vivons une crise du droit. En effet, le droit doit être considéré comme un outil, et non comme une finalité. Et il faut absolument se demander pourquoi on fait du droit, avant même d'en faire ! Donc, avant de modifier la Constitution, il faut se demander pourquoi on veut la modifier. Il y a quelque temps, le Parlement a modifié le Code civil pour décider que l'animal était un être sensible. Les débats parlementaires ont été à la fois intéressants et parfois très creux : finalement, la modification a été faite pour ouvrir une porte, mais on n'a pas bien compris sur quoi... L'article du Code civil qui en résulte est très difficile à comprendre, et sa portée est très difficile à appréhender, comme les juristes ne sont pas d'accord sur son interprétation. Il n'est que de voir, il y a quelques jours, les discussions sur une proposition de loi relative à la maltraitance animale : on ne sait pas si les animaux sauvages sont concernés ou non, par exemple.

Ce que je veux dire au travers de cet exemple, c'est qu'il n'est pas bon, à mon sens, d'adopter des textes sans savoir précisément ce qu'ils comportent, ce qu'ils signifient et quelles sont leurs conséquences. Et sur cette proposition de révision de la Constitution, les comptes rendus de vos débats montrent encore beaucoup de questions et très peu de certitudes. En tant que spécialiste du droit de l'environnement, je sais que, quand il y a beaucoup d'incertitudes, on doit agir avec précaution. Si précaution ne veut pas dire inaction, elle impose tout de même de bien prendre en compte toutes les incertitudes, tous les risques, et de bien peser le pour et le contre avant de modifier l'article 1er de la Constitution, qui pose les valeurs de notre République. Une telle modification ne saurait être anodine, et on sait qu'elle aura des conséquences. Au fond, pourquoi veut-on modifier la Constitution ? Quel est ce monde meilleur que nous voulons construire ? Pour l'instant, je n'ai pas entendu de réponse claire à cette question.

Un deuxième point essentiel, qui a déjà été abordé, est la question de l'équilibre entre les différents principes et les différentes libertés publiques. Le juge constitutionnel veille à atteindre l'équilibre entre les différentes libertés en présence : liberté d'entreprendre, propriété privée... La protection de l'environnement, de la santé peut porter atteinte à ces libertés publiques, mais de façon équilibrée. Garantir, assurer, préserver : je ne sais pas si le choix des mots changera fondamentalement les choses. Mais il est important d'être clair dans l'équilibre entre les différents intérêts et les différentes libertés en présence. Dans la Charte de l'environnement, il est bien indiqué que la protection de l'environnement se situe au même niveau que les autres intérêts fondamentaux de la Nation. Si vous deviez voter cette révision, il me semble qu'il conviendrait d'indiquer que la France garantit la préservation de l'environnement et de la diversité biologique - et qu'elle lutte contre le dérèglement climatique - mais au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation, pour lever les doutes que l'on pourrait avoir sur cet équilibre. Ce serait cohérent avec l'article 6 de la Charte de l'environnement, qui porte sur le développement durable.

En somme, il faut bien se demander pourquoi on touche à la Constitution, dans quel but, et bien s'assurer de l'équilibre entre les différentes libertés publiques et les différents intérêts.

Debut de section - PermalienPhoto de Angèle Préville

Je comprends l'argumentation selon laquelle l'environnement devrait être appréhendé dans sa totalité et les risques qu'il y a à dissocier la préservation de l'environnement, la diversité biologique et la lutte contre le dérèglement climatique, au regard de l'article 34 de la Constitution. Le dérèglement climatique provient en partie de l'accumulation de gaz à effet de serre et la perte de la biodiversité est aussi liée aux pollutions. Il est vrai que la notion d'environnement englobe ces aspects.

Le premier alinéa de l'article 1er de la Constitution dispose que : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. » Cet alinéa traite donc des relations humaines.

L'alinéa 2, quant à lui, est ainsi rédigé : « La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales. » Ne serait-il pas alors plus judicieux et contraignant d'y ajouter la protection de l'environnement ? Il est vrai que la portée symbolique serait moindre, mais cela serait peut-être plus efficace.

Debut de section - Permalien
Michel Prieur, président du Centre international de droit comparé de l'environnement

De mon point de vue, le projet de loi constitutionnelle vient à son heure.

Sur le fond, la Constitution doit s'adapter aux nécessités de notre temps, comme le dit le Préambule de 1946. Certes, il y a eu la Charte de l'environnement en 2005, mais nous sommes en 2021, et il est légitime de répondre aux nécessités de 2021. Pour cela, il faut prendre en compte les alertes répétées du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) sur les conséquences du changement climatique, en particulier ses quatrième et cinquième rapports, surtout les trois derniers rapports spéciaux de 2018 à 2020, et prendre en compte également les décisions internationales approuvées par la France dans les forums internationaux : Rio+20, cadre d'action de Sendai sur les catastrophes, objectifs de développement durable - parmi lesquels je rappelle que l'objectif 13 indique que les États doivent prendre d'urgence des mesures pour lutter contre les changements climatiques - et, bien entendu, l'accord de Paris. Tous ces éléments montrent qu'il est temps de renforcer la protection de l'environnement, telle qu'elle avait été décidée en 2005.

Le verbe « garantir » n'est aucunement une innovation juridique. Il est même au coeur de la Constitution, puisque l'article 16 de la Déclaration de 1789 dit que « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée [...] n'a point de Constitution ». Par ailleurs, l'article 61 de la Constitution évoque également la garantie des droits.

J'en viens au problème, souvent évoqué, du risque de judiciarisation. Je voudrais de façon très claire, en tant que juriste, dire que le droit est fait pour être appliqué et pour être contrôlé par les juges. Craindre que les juges viennent bouleverser l'ordonnancement juridique est quelque peu paradoxal. On constate d'ailleurs qu'en matière d'environnement, les recours contentieux, qu'on craint tant, sont très peu nombreux. En 2019, devant le juge administratif, il y a eu 10 216 affaires enregistrées ; en matière d'environnement, il n'y a eu que 251 recours. Cela représente donc 2,45 % du contentieux devant le juge administratif. En matière pénale, c'est à peu près équivalent : sur la même année, devant les juridictions correctionnelles, seuls 5 % des affaires concernaient l'environnement, et cette proportion est en baisse.

J'ai regardé la jurisprudence du Conseil constitutionnel pour voir comment celui-ci traitait le verbe « garantir ». Ce verbe figure en effet à de nombreuses reprises dans la Constitution. Je n'ai trouvé aucun arrêt du Conseil constitutionnel qui déclare une loi contraire à la Constitution pour n'avoir pas garanti un droit constitutionnel. Comme il le fait d'habitude, le juge constitutionnel établit un équilibre, mais il ne considère pas le verbe « ?garantir » comme un fétiche ! Il vérifie, par exemple, que la garantie n'empêche pas des dérogations : elle permet des dérogations. Il considère aussi que la garantie n'empêche pas le législateur de choisir les modalités concrètes qui lui paraissent appropriées. En tous cas, le Conseil constitutionnel n'a jamais censuré le législateur pour ne pas avoir garanti un droit.

Pour certains, l'article 1er ainsi modifié ferait double emploi avec la charte et avec le préambule, parce qu'il reprendrait des concepts ou des principes figurant déjà dans ces textes. Mais d'ores et déjà, l'article 1er, dans sa rédaction actuelle, mentionne sept fois des éléments figurant aussi bien dans le Préambule de 1946 que dans la Déclaration de 1789, ou même dans la Charte.

Le verbe « garantir » n'est pas une innovation juridique ; il n'est pas non plus une innovation sémantique. Il figure en effet dans la Constitution : six fois dans le Préambule et deux fois dans le corps de la Constitution.

La plus-value de cette révision serait à plusieurs niveaux. D'abord, il est évident qu'elle renforcerait l'obligation juridique pour tous d'agir pour l'environnement. Incontestablement, la Charte ne s'est pas avérée suffisante, à la fois devant le Conseil constitutionnel et devant les autres juridictions. Par ailleurs, inscrire l'environnement et le climat au coeur des valeurs de la République est une étape à la fois symbolique et juridique essentielle en 2021 par rapport à 2005. La réforme devrait permettre aux pouvoirs publics, c'est-à-dire à la fois au Parlement, au Gouvernement et à l'administration, de mieux justifier et de mieux asseoir juridiquement les mesures législatives que le Parlement doit prendre en application des conventions internationales que la France a ratifiées. Enfin, cela donnera aux citoyens et aux juges de nouveaux arguments pour mieux garantir l'effectivité des Droits de l'homme, et notamment du droit à l'environnement sain. Ces droits ne doivent pas être des droits théoriques et illusoires, mais des droits effectifs, protégés par le droit international.

Debut de section - Permalien
Philippe Billet, directeur de l'Institut de droit de l'environnement à l'Université Jean Moulin Lyon 3, président d'honneur de la Société française pour le droit de l'environnement

Le second alinéa ne concerne que le législateur ; or, l'environnement est une question plus large. C'est pourquoi il me semble préférable d'inscrire la protection de l'environnement au 1er alinéa de l'article 1er ; l'environnement est avant tout une affaire de relations humaines et les êtres humains doivent être solidaires pour le préserver.

Debut de section - PermalienPhoto de Guillaume Chevrollier

Monsieur le professeur, vous êtes à la tête d'un centre international de droit comparé. Comment les Constitutions de nos partenaires européens traitent-elles ces questions environnementales ?

Debut de section - Permalien
Christian Huglo, avocat à la cour, spécialiste du droit de l'environnement

Le Conseil constitutionnel a considéré, dans une décision de 2015 relative à l'égalité entre les hommes et les femmes, que le verbe « favoriser » n'entraînait aucune règle de droit.

Le droit de l'environnement a changé de nature depuis une ou deux décennies. On parlait alors des pollutions ou de la protection de la nature. Les droits du climat et de la biodiversité deviennent des droits autonomes. Ils donnent lieu à des conférences des parties internationales (COP). On ne peut donc pas considérer que le climat et la biodiversité sont inclus dans le droit de l'environnement. Le droit climatique bouleverse les modes de décisions. Ainsi les aides européennes sont soumises à l'éco-conditionnalité : il faut remplir six critères pour y être éligible, mais ces critères ne sont pas liés au droit de l'environnement. Il s'agit d'une autre logique.

Debut de section - Permalien
Michel Prieur, président du Centre international de droit comparé de l'environnement

En Europe, beaucoup de Constitutions traitent de l'environnement, mais aucune ne traite du changement climatique. Les seules Constitutions qui traitent du changement climatique - il y en a une dizaine, à ma connaissance - sont toutes dans des pays du Sud. La France s'honorerait d'introduire le changement climatique dans sa Constitution : elle serait la première à le faire parmi les États du Nord, qui ont une forte responsabilité en la matière.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Michel Houllegatte

En matière législative, il y a aussi une grande biodiversité : lois organiques, lois constitutionnelles, lois de programmation, lois d'orientation... et les lois de circonstance, comme la loi du 14 décembre 2020 qui autorise, à titre dérogatoire, l'usage des néonicotinoïdes pour la culture des betteraves sucrières. Qu'adviendrait-il de cette loi si la révision constitutionnelle était adoptée ? Ne risquerait-elle pas d'être invalidée dans le cadre d'une QPC ? Ne pourrait-il pas en être de même pour un éventuel plan de soutien à l'aérien ou pour des mesures ponctuelles dans une loi de finances ?

Debut de section - Permalien
Marta Torre-Schaub, directrice de recherche au CNRS à l'Institut des sciences philosophique et juridique de la Sorbonne

Ce projet de loi constitutionnelle porte une ambition très forte pour la France concernant la cause environnementale et la cause climatique. Nous faisons face à des phénomènes globaux et interdépendants, qui affectent toute la planète. La France a pris conscience de cette urgence, à la fois écologique et climatique, depuis peu de temps. Le Haut conseil pour le climat a rappelé le manque de cohérence, en France, entre les moyens déployés et les ambitions. L'Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique, tout comme l'avait fait auparavant le GIEC, fait également le lien entre l'urgence environnementale, la perte de biodiversité et le réchauffement climatique.

La formule retenue - la France « garantit la préservation de l'environnement et de la diversité biologique et lutte contre le dérèglement climatique » - a une portée symbolique, mais également juridique, forte. L'emplacement, entre le préambule et le titre 1er de la Constitution, en fera, comme l'avait dit René Cassin, une sorte de préambule prolongé. En tous cas, ce texte créera un principe constitutionnel plein et entier.

Si ce projet de loi constitutionnelle est voté, la France sera le premier État européen, et l'un des premiers États de l'hémisphère nord, à inscrire la lutte contre le dérèglement climatique dans sa Constitution. Ce texte se place dans la continuité d'autres révisions constitutionnelles : celle de 2005, avec la Charte, et celle de 2008, qui reconnaît au Conseil économique et social une compétence en matière environnementale. Il ne s'agit nullement de remplacer ce qui existe déjà : cela viendrait plutôt en complément, voire en renforcement.

La référence à la France, contrairement à ce qui a pu être dit, concerne l'État et recouvre également les pouvoirs publics nationaux et locaux. Cela pointe vers un niveau d'action à la fois national et territorial, sans exclure le niveau international : la France est l'État par rapport à l'extérieur aussi.

Ajouter à la notion d'environnement, plus générique, celle de diversité biologique et de dérèglement climatique me semble justifié, car ces deux notions ont pris une place essentielle ces derniers temps dans notre société. Cela s'inscrirait dans un mouvement bottom-up puisqu'il existe une demande forte venant de la société.

Sur le verbe « garantir », je suivrai l'avis du garde des Sceaux : il revient à assurer sous responsabilité l'exécution de quelque chose dans des conditions parfaitement définies. Je pense que cela pourrait apporter beaucoup de clarté à une certaine ambiguïté - et parfois même un certain oubli - qui existe aujourd'hui sur la protection de l'environnement. Le verbe « lutter » s'inscrit dans la même logique, qui est aussi celle de la plupart des textes nationaux, mais également internationaux et européens, visant la lutte contre le réchauffement climatique. Il s'agit de verbes d'action qui auront des conséquences fortes, avec des garanties constitutionnelles renforcées.

Il convient de rappeler que, jusqu'à présent, le Conseil constitutionnel a considéré que la question environnementale et climatique était un objectif d'intérêt général. Ce projet de loi constitutionnelle la consacrerait comme un principe constitutionnel, qui aura beaucoup plus d'impact qu'un simple objectif.

Cela peut avoir trois conséquences majeures : ériger la préservation de l'environnement, élargie et renforcée, en principe constitutionnel ; instaurer un principe d'action des pouvoirs publics en général en faveur de l'environnement ; créer une obligation renforcée de résultat, ou de moyens. En tous cas, cela permettra d'étendre la responsabilité des acteurs publics en matière environnementale.

Reste la question de l'articulation avec l'article 6 de la Charte de l'environnement, qui porte sur les politiques publiques devant promouvoir un développement durable et, à cet effet, concilier la protection et la mise en valeur de l'environnement, le développement économique et le progrès social. Il faudra trouver des solutions, mais cela ne semble pas très compliqué si l'on inscrit la préservation de l'environnement à l'article 1er.

Reste enfin la crainte d'une multiplication des contentieux. Je n'ai aucune crainte, d'abord parce que ces contentieux existent déjà : ce n'est pas parce qu'on va inscrire la préservation de l'environnement à l'article 1er de la Constitution qu'ils vont se multiplier. D'ailleurs, ils ne sont pas si nombreux. De plus, cela pourrait avoir un effet vertueux : si l'État doit augmenter ses ambitions et relever ses objectifs dans la lutte contre le dérèglement climatique et la protection de la diversité biologique et de l'environnement, il y aura davantage de cohérence entre les moyens de la France et ses ambitions, ce qui ne pourra que diminuer le risque contentieux. C'est un pari que je souhaite faire.

Debut de section - Permalien
Christian Huglo, avocat à la cour, spécialiste du droit de l'environnement

Dans cette affaire, le Conseil constitutionnel n'a pas évoqué le principe de non-régression du droit, alors qu'il figure pourtant dans les traités européens. Mais une plainte a été déposée au niveau européen et la question sera résolue à ce niveau. Il est certain, vu les conditions draconiennes de la réglementation européenne, que cette loi n'est pas conforme au droit européen. Le droit de l'environnement comporte plusieurs dimensions. La Cour suprême des Pays-Bas s'est ainsi appuyée sur la Convention européenne des droits de l'homme dans l'affaire Urgenda. Le droit de l'Union européenne a toujours tiré le droit de l'environnement. Notre Conseil constitutionnel suivra. J'ajoute que, comme il a déjà eu à se prononcer sur la loi que vous évoquez dans le cadre de son contrôle a priori, il me semble qu'une QPC serait irrecevable.

Debut de section - Permalien
Philippe Billet, directeur de l'Institut de droit de l'environnement à l'Université Jean Moulin Lyon 3, président d'honneur de la Société française pour le droit de l'environnement

Il est important d'un point de vue symbolique d'inscrire la lutte contre le changement climatique dans l'article 1er de la Constitution, même si cela pose quelques difficultés. En effet, cela permet de consacrer un certain nombre d'objectifs. Pour autant, on peut se demander s'il s'agit du bon texte et des bons termes. Je vois dans la terminologie employée un certain nombre de risques de contradictions, même si, dans le bloc de constitutionnalité, toutes les dispositions doivent être lues de façon complémentaire. L'article 34 de la Constitution indique déjà que la loi détermine les principes fondamentaux du droit de l'environnement. Cette révision introduirait une segmentation entre la biodiversité, l'environnement et la lutte contre le changement climatique. Faudra-t-il comprendre que « ?l'environnement » de l'article 1er n'est pas « l'environnement » de l'article 34 ? Que celui de l'article 34 serait beaucoup plus large en englobant les trois éléments ? Ou alors, que l'article 34 est limitatif et exclut la biodiversité et le changement climatique ?

La Charte constitutionnelle, elle, ne parle jamais de l'environnement en tant que tel. Elle indique simplement que la préservation de l'environnement doit être recherchée, au même titre que celle de la biodiversité et que la lutte contre le changement climatique. Il y a donc une très forte ambiguïté dans la terminologie : que doit-on entendre par l'environnement ? On a évoqué les autres intérêts fondamentaux de la Nation. Dans ce cadre, en faisant une lecture croisée, il faut peut-être comprendre que la biodiversité et la lutte contre le changement climatique font partie des autres intérêts fondamentaux de la Nation.

Il y a aussi une contradiction dans les objectifs si on déclare que la République garantit la préservation de l'environnement, ce qui pose une obligation de résultat. La Charte, elle, dit que la préservation de l'environnement doit être recherchée. La garantie, est-ce compatible avec l'objectif indiqué par ces mots ? Pour un même élément, c'est-à-dire l'environnement, nous aurions deux modalités, et deux objectifs différents : d'un côté, garantir sa préservation, de l'autre, rechercher simplement sa préservation. Nous risquons une dichotomie entre ces deux éléments.

Le texte indiquerait que la République garantit. Est-il nécessaire de reprendre le terme « ?la République » ? Peut-être. La Charte constitutionnelle, elle, vise « ?toute personne », publique comme privée - y compris l'État, donc.

Lutter contre le dérèglement climatique ? Oui, d'un point de vue principiel. Non, peut-être, d'un point de vue jurisprudentiel. La décision du Conseil constitutionnel, dite UIPP (Union des industries de la protection des plantes), en janvier dernier, emploie les termes suivants : « à ce titre, le législateur est fondé à tenir compte des effets que les activités exercées en France peuvent porter à l'environnement à l'étranger ». Autrement dit, c'est une transposition, une reprise de la sentence arbitrale de 1941 « Fonderie du Trail » entre les États-Unis et le Canada sur la question de l'utilisation non dommageable de son territoire. L'État français, par ce biais, est déjà responsable des effets que ses activités pourraient avoir, notamment en matière de changement climatique, à l'étranger. Donc, nous avons déjà en germe les éléments de lutte contre le changement climatique. En outre, l'État français n'est pas seul à lutter. S'il le fait seul, cela n'a aucun résultat. Il y a 145 autres pays...

Bref, sans remettre en cause le principe même de cette révision, j'attire votre attention sur les risques de contradictions dans les terminologies, qui pourraient avoir des incidences sur le contentieux.

Debut de section - Permalien
Arnaud Gossement, docteur en droit, professeur associé en droit à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Je partage l'analyse de Philippe Billet : ce serait en effet réduire la portée de la réforme que d'inscrire la protection de l'environnement au second alinéa qui ne concerne que le législateur.

Ensuite, l'État n'est pas seul compétent en matière de lutte contre le changement climatique. L'article 2 de la Charte de l'environnement dispose bien que : « Toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l'amélioration de l'environnement. » Chacun a le devoir d'y prendre part, ce qui plaide, à mon avis, pour l'inutilité de cette réforme.

Le Conseil constitutionnel s'est, en effet, déjà prononcé sur la loi sur les néonicotinoïdes. Je n'ai pas le sentiment qu'une QPC peut aboutir, dans la mesure où le principe de non-régression ne figure pas dans le bloc de constitutionnalité. La réforme proposée par le Gouvernement ne le prévoit pas non plus. De plus, la loi ré-autorise jusqu'en 2023 l'usage des néonicotinoïdes, et il est fort peu probable, au cas où une QPC serait déposée, qu'elle puisse être examinée à temps...

Debut de section - Permalien
Christian Huglo, avocat à la cour, spécialiste du droit de l'environnement

On a évoqué la question du sujet du verbe « ?garantir ». Il existe une réponse du Conseil constitutionnel : quand on parle de la France, on parle de l'État. Cela résulte de la décision du 21 février 2013 à propos du principe de laïcité. Le Conseil constitutionnel écrit « que le principe de laïcité figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit » et « qu'il en résulte la neutralité de l'État ». Donc l'État, c'est la France, et la France, c'est l'État.

Je rappelle à tous qu'il ne faut modifier ce texte qu'en tremblant, car il s'agit incontestablement d'une disposition constitutionnelle fondamentale. Ce dont nous parlons conditionne l'avenir. Pourquoi ce texte, dès lors que nous avons la Charte ? A-t-il vraiment une utilité ? En tant que praticien du droit et observateur de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, il me semble que le Conseil constitutionnel n'a jamais rendu une décision fondamentale en matière de droit de l'environnement. La seule réellement importante est celle du principe de vigilance, dans la décision du 28 avril 2005. Il existe une disposition dans le code de la construction qui dit que, lorsqu'on s'est établi après une pollution, on n'a pas le droit de se plaindre, au nom du principe de la priorité. Il y a eu un recours, visant une décision du Conseil constitutionnel de 1982 sur les lois Auroux et l'article 1382 du Code civil, qui avait d'ailleurs été défendu par mon maître, le doyen Vedel, et qui est un principe absolu, interdisant de restreindre la responsabilité dans une loi. Le Conseil constitutionnel, de façon intelligente, face à cette question de causalité, souligne qu'il y a une barrière : s'il y a une faute, il n'y a pas d'exonération - mais on doit rester vigilant.

En fait, le problème de la jurisprudence du Conseil constitutionnel est que c'est un faux juge de l'excès de pouvoir, faute d'être un juge de plein contentieux. Quand il retoque la taxe carbone, il le fait au nom du principe d'égalité. Pratiquement, on n'a presque rien sur la taxe carbone, alors qu'on en a besoin. Je ne sais pas quelle est la procédure contradictoire lorsqu'une disposition législative est en cause, mais c'est un échange de mémoires. Si l'on veut faire évoluer une juridiction, il faut une procédure adéquate. En l'occurrence, ce serait la possibilité d'intervenir, qui est interdite par le Conseil constitutionnel. J'ai connu un exemple symptomatique dans l'affaire du gaz de schiste : je représentais la région, et l'on a déclaré ma requête irrecevable sans que je sache pourquoi, et sans recours possible, alors que la région avait son mot à dire, puisque dans le texte de la Constitution, la région est concernée par le principe de précaution.

Il n'y a pas de dialogue devant le Conseil constitutionnel ni d'expertise. Or, tout le droit de l'environnement est une question technique. Comment, dès lors, insuffler un vent nouveau ? Tant que cette procédure sera enfermée, il n'y aura pas de respiration.

Même sur la Covid, le Conseil constitutionnel est en totale contradiction avec les principes édictés par le Conseil de l'Europe - ce qu'on appelle la convention de Venise : il faut prendre des mesures nécessaires, proportionnées, temporaires, incluant une participation démocratique, et mettre en place des commissions d'enquête. Attendait-on d'un tel juge qu'il ne nous donne pas d'éléments de guidage ? C'est toute la question.

L'utilité de cette révision, c'est aussi de renforcer l'image de la France. Déjà, l'accord de Paris est cité jusque devant les tribunaux australiens, tout comme la jurisprudence française. L'exemplarité est un moteur d'avenir.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Michel Houllegatte

Soit, mais qu'en serait-il pour d'autres lois similaires à l'avenir ?

Debut de section - PermalienPhoto de Angèle Préville

Je comprends l'argumentation selon laquelle l'environnement devrait être appréhendé dans sa totalité et les risques qu'il y a à dissocier la préservation de l'environnement, la diversité biologique et la lutte contre le dérèglement climatique, au regard de l'article 34 de la Constitution. Le dérèglement climatique provient en partie de l'accumulation de gaz à effet de serre et la perte de la biodiversité est aussi liée aux pollutions. Il est vrai que la notion d'environnement englobe ces aspects.

Le premier alinéa de l'article 1er de la Constitution dispose que : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. » Cet alinéa traite donc des relations humaines.

L'alinéa 2, quant à lui, est ainsi rédigé : « La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales. » Ne serait-il pas alors plus judicieux et contraignant d'y ajouter la protection de l'environnement ? Il est vrai que la portée symbolique serait moindre, mais cela serait peut-être plus efficace.

Debut de section - Permalien
Arnaud Gossement, docteur en droit, professeur associé en droit à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

La révision proposée me semble inutile et comporte des risques, en fractionnant la notion d'« environnement ». Nous sommes tous d'accord pour lutter contre le dérèglement climatique, mais il aurait été préférable de préciser que l'environnement inclut le changement climatique et la biodiversité. Le rapport de la plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) indique que l'urgence, si l'on veut endiguer le changement climatique, est de lutter contre la crise de la biodiversité, car en détruisant des forêts on détruit aussi des puits de carbone. Séparer le climat de l'environnement n'a rien de moderne. Le Conseil d'État a d'ailleurs évoqué ce sujet dans le point 11 de son avis. Je regrette que le Gouvernement n'y ait pas répondu.

L'article 1er n'a pas de valeur symbolique plus forte que la Charte de l'environnement. Elle a la même valeur constitutionnelle. Le droit ne varie pas en fonction de la valeur symbolique des normes, sinon quelle serait la valeur d'une réforme constitutionnelle adoptée par référendum avec une abstention de 70 % ?

Debut de section - Permalien
Philippe Billet, directeur de l'Institut de droit de l'environnement à l'Université Jean Moulin Lyon 3, président d'honneur de la Société française pour le droit de l'environnement

Le second alinéa ne concerne que le législateur ; or, l'environnement est une question plus large. C'est pourquoi il me semble préférable d'inscrire la protection de l'environnement au 1er alinéa de l'article 1er ; l'environnement est avant tout une affaire de relations humaines et les êtres humains doivent être solidaires pour le préserver.

Debut de section - PermalienPhoto de Gilbert Favreau

L'examen de cette réforme sera concomitant de celui de la loi Climat, et elle imprégnera nos débats. On ne manquera pas de nous l'opposer si nous voulons réduire certains avantages accordés au nom de la continuité écologique de l'eau ou de la désartificialisation des sols. On risque de couper la France en deux, entre ceux qui profiteront de ces mesures et ceux qui seront pénalisés.

Debut de section - Permalien
Christian Huglo, avocat à la cour, spécialiste du droit de l'environnement

Le Conseil constitutionnel a considéré, dans une décision de 2015 relative à l'égalité entre les hommes et les femmes, que le verbe « favoriser » n'entraînait aucune règle de droit.

Le droit de l'environnement a changé de nature depuis une ou deux décennies. On parlait alors des pollutions ou de la protection de la nature. Les droits du climat et de la biodiversité deviennent des droits autonomes. Ils donnent lieu à des conférences des parties internationales (COP). On ne peut donc pas considérer que le climat et la biodiversité sont inclus dans le droit de l'environnement. Le droit climatique bouleverse les modes de décisions. Ainsi les aides européennes sont soumises à l'éco-conditionnalité : il faut remplir six critères pour y être éligible, mais ces critères ne sont pas liés au droit de l'environnement. Il s'agit d'une autre logique.

Debut de section - Permalien
Carole Hernandez-Zakine, docteure en droit

C'est pour cela qu'il faudrait préciser que la préservation de l'environnement doit être conciliée avec les autres intérêts de la Nation, autrement le risque est de voir cet objectif prévaloir sur tous les autres. Il faut s'interroger sur l'articulation entre cet objectif et les autres libertés. Le dérèglement climatique est d'ailleurs dû à des activités humaines. La question est donc bien de savoir jusqu'où on peut aller dans l'encadrement des activités humaines.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Michel Houllegatte

En matière législative, il y a aussi une grande biodiversité : lois organiques, lois constitutionnelles, lois de programmation, lois d'orientation... et les lois de circonstance, comme la loi du 14 décembre 2020 qui autorise, à titre dérogatoire, l'usage des néonicotinoïdes pour la culture des betteraves sucrières. Qu'adviendrait-il de cette loi si la révision constitutionnelle était adoptée ? Ne risquerait-elle pas d'être invalidée dans le cadre d'une QPC ? Ne pourrait-il pas en être de même pour un éventuel plan de soutien à l'aérien ou pour des mesures ponctuelles dans une loi de finances ?

Debut de section - Permalien
Christian Huglo, avocat à la cour, spécialiste du droit de l'environnement

J'ai consacré le numéro d'avril de ma revue Énergie - Environnement - Infrastructures à la question que vous avez posée. Effectivement, cela n'a guère de sens de voter la loi sur le climat en l'état, parce que l'étude d'impact est lacunaire et ne tient pas compte des facteurs environnementaux. Si l'on inclut les dimensions liées à la biodiversité et au dérèglement climatique dans les dispositions organiques relatives aux études d'impact, cela donnerait une tout autre orientation à la loi. C'est tout à fait regrettable qu'il n'en soit pas ainsi.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Debut de section - Permalien
Christian Huglo, avocat à la cour, spécialiste du droit de l'environnement

Dans cette affaire, le Conseil constitutionnel n'a pas évoqué le principe de non-régression du droit, alors qu'il figure pourtant dans les traités européens. Mais une plainte a été déposée au niveau européen et la question sera résolue à ce niveau. Il est certain, vu les conditions draconiennes de la réglementation européenne, que cette loi n'est pas conforme au droit européen. Le droit de l'environnement comporte plusieurs dimensions. La Cour suprême des Pays-Bas s'est ainsi appuyée sur la Convention européenne des droits de l'homme dans l'affaire Urgenda. Le droit de l'Union européenne a toujours tiré le droit de l'environnement. Notre Conseil constitutionnel suivra. J'ajoute que, comme il a déjà eu à se prononcer sur la loi que vous évoquez dans le cadre de son contrôle a priori, il me semble qu'une QPC serait irrecevable.

Arnaud Gossement, docteur en droit, professeur associé en droit à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Je partage l'analyse de Philippe Billet : ce serait en effet réduire la portée de la réforme que d'inscrire la protection de l'environnement au second alinéa qui ne concerne que le législateur.

Ensuite, l'État n'est pas seul compétent en matière de lutte contre le changement climatique. L'article 2 de la Charte de l'environnement dispose bien que : « Toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l'amélioration de l'environnement. » Chacun a le devoir d'y prendre part, ce qui plaide, à mon avis, pour l'inutilité de cette réforme.

Le Conseil constitutionnel s'est, en effet, déjà prononcé sur la loi sur les néonicotinoïdes. Je n'ai pas le sentiment qu'une QPC peut aboutir, dans la mesure où le principe de non-régression ne figure pas dans le bloc de constitutionnalité. La réforme proposée par le Gouvernement ne le prévoit pas non plus. De plus, la loi ré-autorise jusqu'en 2023 l'usage des néonicotinoïdes, et il est fort peu probable, au cas où une QPC serait déposée, qu'elle puisse être examinée à temps...

Photo de Jean-François Longeot

Mes chers collègues, puisque nous avons à nous prononcer sur l'inscription, au sommet de la hiérarchie des normes, d'une phrase qui prescrit à la France de garantir la préservation de l'environnement et de la diversité biologique et de lutter contre le dérèglement climatique, demandons aux scientifiques et aux chercheurs de nous éclairer sur ce qu'il convient de préserver et la menace contre laquelle il est nécessaire de lutter.

Il nous est en effet proposé de compléter l'article 1er de la Constitution avec des notions qui se rencontrent plus fréquemment sous la plume des scientifiques ou des journalistes que dans des textes juridiques : vérifions-en le sens précis, intéressons-nous aux dangers et menaces qui pèsent sur la biodiversité et aux effets du dérèglement climatique. En partageant le même langage, nous pourrons nous concentrer sur le débat de fond.

J'ai le plaisir d'accueillir pour cela les participants à cette table ronde : Bruno David, directeur de recherche au CNRS et président du Muséum d'histoire naturelle, Chris Bowler, titulaire depuis février dernier de la chaire consacrée à la biodiversité au Collège de France et, par visioconférence, Valérie Masson-Delmotte, climatologue, directrice de recherche au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et membre du Haut Conseil pour le climat

Madame, Messieurs, nous vous remercions de nous faire partager l'indispensable travail de recherche que vous accomplissez et les constats que vous en retirez. Comme le rappelait Max Weber, le savant et le politique évoluent dans deux sphères différentes. Soyez donc sincèrement remerciés de venir dans notre assemblée parlementaire pour y apporter vos éclairages et vos connaissances, si précieuses pour la vitalité de notre démocratie.

Nous prenons très au sérieux le rôle de constituant que nous endossons dans le cadre de l'examen de ce projet de révision constitutionnelle. C'est pourquoi nous souhaitons vous interroger sur ce que la recherche scientifique la plus récente nous apprend de l'érosion de la biodiversité, des menaces que cette érosion fait peser en France et dans le monde, ainsi que des effets, présents et à venir, du dérèglement climatique, ceux qui sont d'ores et déjà certains et ceux qu'il est encore possible d'éviter ou d'atténuer.

Commençons par les questions sémantiques : la diversité biologique est-elle strictement équivalente à la biodiversité ? Les notions de dérèglement, de changement et de réchauffement climatique sont fréquemment employées : laquelle devrait-on privilégier ? Quelle signification revêt, selon vous, l'expression de « préservation de l'environnement » ?

L'urgence d'agir fait l'objet d'un consensus qui paraissait inimaginable il y a encore une vingtaine d'années. Mais quelles formes cette action doit-elle prendre ? La constitutionnalisation de ces deux objectifs répond-elle à cet impératif ? Quelles seraient, selon vous, les meilleures voies d'action ? En somme, quels conseils la science peut-elle souffler au droit ?

En 2004, la Charte de l'environnement avait été rédigée par une commission de scientifiques et de juristes, présidée par le professeur Yves Coppens. Aujourd'hui, l'évolution constitutionnelle proposée émane du travail de 150 citoyens tirés au sort, sans compétence scientifique a priori. Il est donc important que l'on entende également l'expertise scientifique.

Photo de Jean-Michel Houllegatte

Soit, mais qu'en serait-il pour d'autres lois similaires à l'avenir ?

Bruno David, président du Muséum d'histoire naturelle

En matière de biodiversité, nous faisons face aujourd'hui, davantage que par rapport au climat, à un problème d'amnésie. Nous avons tous en mémoire des évènements climatiques extrêmes (tempêtes, inondations, canicules, etc.). En revanche, l'érosion de la biodiversité est plus progressive et par conséquent moins notable. En 15 ans, plus de 50 % des moineaux ont disparu des rues de Paris. On ne le note pas parce que nous y voyons toujours des moineaux. Cette difficulté à percevoir l'érosion de la biodiversité conduit à une forme d'amnésie environnementale.

Le terme de « biodiversité », forgé en 1988, a commencé à s'imposer à partir du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992. S'il paraît simple, il recouvre en réalité une pluralité de dimensions. Il peut renvoyer à la richesse des espèces, c'est-à-dire au nombre d'espèces présentes au sein d'un écosystème. Il peut renvoyer à l'abondance des espèces, c'est-à-dire au nombre d'individus que comptent celles-ci, voire aux rapports d'abondances entre celles-ci, c'est-à-dire à leurs prédominances ou raretés respectives. Il peut renvoyer au poids et à la biomasse des espèces - la biodiversité terrestre demeurant aujourd'hui faite principalement de plantes et de microbes, avec une masse bien moindre d'animaux, au sein de laquelle les arthropodes et les mollusques pèsent davantage que les mammifères. Parmi eux, les mammifères domestiques pèsent entre 10 et 20 fois plus que les mammifères sauvages, ce qui donne une mesure de l'emprise de l'homme sur la planète. Il peut également renvoyer aux réseaux d'interactions entre les espèces, c'est-à-dire aux équilibres au sein des écosystèmes et à la capacité homéostatique de ces équilibres à se restaurer ou à se transformer après avoir été perturbés - un écosystème peut supporter la disparition d'un certain nombre d'espèces, jusqu'à atteindre un point au-delà duquel il ne revient plus à l'équilibre et n'est plus en capacité de rendre les mêmes services.

Ce caractère multidimensionnel et non-déterministe de la biodiversité empêche la réalisation de prédictions. L'évolution biologique s'appréhende comme une histoire, qui n'est pas prédictible, à la différence de la physique ou de la chimie. Il convient donc de demeurer modeste à son encontre, sans avoir l'arrogance de penser pouvoir gérer la biodiversité. Nous avons tenté, par exemple, d'éradiquer le fléau des punaises de lits en ayant recours à des insecticides puissants, dont le DDT. Cependant, celles-ci sont revenues, en s'adaptant et en développant une résistance, par une forme de sélection darwinienne.

Face à cette complexité, pour penser les futurs possibles, nous avons besoin d'un cadre. Il nous faut tout d'abord penser plus loin que ce que nous sommes, c'est-à-dire au-delà de la microseconde financière, d'un mandat électoral ou même d'une génération - les temps de l'écologie ou de l'évolution se chiffrent quant à eux en milliers, voire en centaines de milliers d'années.

Pour penser ainsi de nouveaux horizons dans un monde non-déterministe, nous avons besoin des connaissances issues de l'histoire naturelle - cette dernière alimente une démarche intellectuelle qui se fonde sur l'observation et contribue à forger des citoyens responsables et respectueux des faits. Nous avons besoin tout autant des sciences humaines et sociales, qui permettent d'aborder des enjeux complexes, d'améliorer l'acceptabilité des mesures prises au sein de nos sociétés et de franchir les « murs d'acceptabilité ». Nous avons également besoin de rationalité scientifique pour rejeter les faits alternatifs et assurer une meilleure transmission de la parole scientifique.

Enfin, nous avons besoin de changer de paradigme. Longtemps, l'Homme s'est pensé en dehors de la nature. Nous avons lutté contre la nature pendant des générations, avant de nous pencher à son chevet, avec la tentation de vouloir la gérer. Désormais, nous commençons à réaliser, au moins scientifiquement, que nous en faisons partie. Nous sommes en relation avec le reste de la nature et nous ne sommes rien sans elle. Il nous faut donc sortir de ce dualisme. Néanmoins, il est nécessaire que nous en conservions une pincée, pour ne pas nous déresponsabiliser totalement et avoir conscience de l'impact de ce que nous faisons sur l'ensemble du vivant.

Pour conclure ce panorama général des enjeux liés à la préservation de la biodiversité, je reprendrai la formule de l'un de mes prédécesseurs à la tête du Muséum d'histoire naturelle : « L'Homme saura-t-il s'adapter à lui-même ? »

Arnaud Gossement, docteur en droit, professeur associé en droit à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

La révision proposée me semble inutile et comporte des risques, en fractionnant la notion d'« environnement ». Nous sommes tous d'accord pour lutter contre le dérèglement climatique, mais il aurait été préférable de préciser que l'environnement inclut le changement climatique et la biodiversité. Le rapport de la plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) indique que l'urgence, si l'on veut endiguer le changement climatique, est de lutter contre la crise de la biodiversité, car en détruisant des forêts on détruit aussi des puits de carbone. Séparer le climat de l'environnement n'a rien de moderne. Le Conseil d'État a d'ailleurs évoqué ce sujet dans le point 11 de son avis. Je regrette que le Gouvernement n'y ait pas répondu.

L'article 1er n'a pas de valeur symbolique plus forte que la Charte de l'environnement. Elle a la même valeur constitutionnelle. Le droit ne varie pas en fonction de la valeur symbolique des normes, sinon quelle serait la valeur d'une réforme constitutionnelle adoptée par référendum avec une abstention de 70 % ?

Chris Bowler, titulaire de la chaire consacrée à la biodiversité au Collège de France

L'une des façons dont la science tente de projeter l'avenir est de regarder le passé. Vis-à-vis de la biodiversité, il est ainsi possible d'examiner les changements survenus au cours de l'histoire de la vie sur terre, comment elle a évolué et s'est complexifiée. Celle-ci a été ponctuée par plusieurs extinctions massives à l'échelle planétaire, dont nous pouvons tenter de comprendre les causes. Cette analyse met en évidence une relation extrêmement étroite et des dépendances réciproques entre le climat et le monde vivant.

En pratique, chacun des cinq grands évènements d'extinction massive connus est généralement associé à une dérégulation du cycle du carbone et à des perturbations dans les quantités relatives de carbone présentes dans les réservoirs que sont l'atmosphère, la matière organique et la terre.

Aujourd'hui, en libérant massivement le carbone séquestré dans la terre, nous libérons d'énormes quantités de CO2 dans l'atmosphère, dans des proportions probablement plus importantes que lors de toutes les extinctions massives passées. En se comportant comme un gaz à effet de serre, le CO2 contribue au réchauffement climatique. En se dissolvant dans l'eau, il provoque également une acidification des océans.

Dans ce contexte, beaucoup d'espèces sont en danger. Au regard de la concentration actuelle de CO2 dans l'atmosphère, à hauteur de 417 ppm, nous pourrions faire face, d'ici 240 à 540 ans, à des taux d'extinction planétaires supérieurs à 75 %, soit le seuil définissant une extinction massive.

Les générations futures nous jugeront sur notre réaction face à cette perspective. De fait, nous sommes devenus une puissance capable d'influer sur le fonctionnement du système terrestre, aussi puissante que des centaines de volcans massifs. D'autres espèces avant nous ont provoqué des extinctions massives. Les microbes, en produisant du méthane ou du sulfure d'hydrogène, ont probablement déclenché une prolifération des plantes ayant elle-même entraîné une élimination massive de CO2 dans l'atmosphère par le biais de la photosynthèse, avec un impact sur les températures à l'échelle planétaire. Dans la situation actuelle, la différence est que, contrairement aux microbes et aux plantes, nous sommes conscients des dommages que nous causons et nous tentons d'y remédier.

À cet égard, les prochaines décennies seront critiques. Quels que soient les actions mises en oeuvre et les résultats obtenus, il est déjà trop tard pour éviter de graves perturbations du climat.

Dans ce contexte, le changement individuel apparaît nécessaire. Toutefois, le changement systémique l'est tout autant. Il nous faudra pour cela faire preuve de la volonté politique nécessaire, à l'échelle mondiale, c'est-à-dire à une échelle équivalente à celle du problème.

Nous aurons certes besoin de remèdes techniques pour répondre aux problèmes environnementaux. Néanmoins, appliquer des solutions spécifiques à chacun d'entre eux ne saurait être suffisant, tant ceux-ci sont interconnectés. La culture écologique ne saurait ainsi être réduite à une série de réponses urgentes et partielles aux problèmes immédiats de la pollution, de la détérioration de l'environnement et de l'épuisement des ressources naturelles.

L'ampleur du problème apparaît trop importante pour que nous puissions rêver d'un retour en arrière en nous contentant d'inciter à la consommation de produits bio. L'environnement a été si massivement modulé par l'Homme que même la préservation du milieu implique désormais des interventions.

Le système alimentaire et agricole mondial, s'il représente aujourd'hui la plus grande menace pour la biodiversité terrestre, doit aussi être perçu comme une opportunité d'améliorer notre rapport à l'environnement. Le développement d'une agriculture durable, plus efficace en termes de rendements et protégeant ou restaurant les habitats naturels, sera ainsi essentiel pour enrayer l'érosion de la biodiversité ou participer à sa reconquête.

Au regard du lien étroit entre la crise de la biodiversité et le changement climatique, il est nécessaire de promouvoir des solutions fondées sur la nature, pour atténuer le changement climatique, renforcer la résilience face à celui-ci tout en améliorant la biodiversité et le bien-être humain.

La crise de la Covid-19 a par ailleurs mis en évidence les freins qui subsistent à un dialogue efficace entre la science et la politique. En France, nous observons aujourd'hui un mouvement extrêmement dangereux vers « l'antiscience ». Les conditions favorables d'exercice de la science fondamentale se sont dégradées au cours des dernières années. En parallèle, une certaine résistance à la technologie se développe, vis-à-vis de l'énergie nucléaire, des OGM dans l'agriculture ou encore des vaccins. Les discussions autour de ces sujets nécessiteraient de reposer, sans manichéisme, sur les preuves scientifiques les plus rationnelles et les plus consensuelles. Le sentiment antiscientifique actuel compromet l'avenir technologique de la France. Il conviendrait donc, au niveau politique, de restaurer le soutien et l'investissement consacrés à la science fondamentale et à l'enseignement des sciences, particulièrement dans le domaine des sciences de l'environnement où il est nécessaire d'augmenter le rythme des découvertes face à la crise environnementale et climatique.

Dans cette optique, l'EMBL d'Heidelberg en Allemagne ouvrira prochainement une nouvelle division consacrée à la biologie planétaire. La France doit-elle aussi investir de la même manière dans ce champ ?

Photo de Gilbert Favreau

L'examen de cette réforme sera concomitant de celui de la loi Climat, et elle imprégnera nos débats. On ne manquera pas de nous l'opposer si nous voulons réduire certains avantages accordés au nom de la continuité écologique de l'eau ou de la désartificialisation des sols. On risque de couper la France en deux, entre ceux qui profiteront de ces mesures et ceux qui seront pénalisés.

Photo de Jean-François Longeot

Je retiendrai de cette intervention la nécessité du changement individuel. De fait, au-delà des mesures qui pourront être mises en oeuvre, si nous ne remettons pas en cause individuellement nos attitudes et nos comportements, il sera beaucoup plus difficile d'obtenir des résultats.

Carole Hernandez-Zakine, docteure en droit

C'est pour cela qu'il faudrait préciser que la préservation de l'environnement doit être conciliée avec les autres intérêts de la Nation, autrement le risque est de voir cet objectif prévaloir sur tous les autres. Il faut s'interroger sur l'articulation entre cet objectif et les autres libertés. Le dérèglement climatique est d'ailleurs dû à des activités humaines. La question est donc bien de savoir jusqu'où on peut aller dans l'encadrement des activités humaines.

Valérie Masson-Delmotte, directrice de recherche au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies (CEA), membre du Haut Conseil pour le climat (HCC)

climatologue, directrice de recherche au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies (CEA), membre du Haut Conseil pour le climat (HCC). - Je m'appuierai sur l'état des connaissances scientifiques sur le changement climatique et notamment sur les trois rapports spéciaux du GIEC de 2018 et 2019, qui ont passé en revue près de 20 000 publications scientifiques récentes.

Par la combustion d'énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz) et les changements d'utilisation des terres, en lien avec les activités agricoles et industrielles, les activités humaines perturbent profondément la composition de l'atmosphère et sont responsables, depuis la révolution industrielle, d'une hausse continue des niveaux de gaz à effet de serre. Ceci induit une rupture par rapport aux variations naturelles du dernier million d'années. En dépit d'un effet « parasol » refroidissant lié au rejet de particules de pollution, les activités humaines conduisent à un déséquilibre du bilan d'énergie de la Terre et à un phénomène de réchauffement climatique.

Les facteurs qui agissent le plus sur ce réchauffement climatique sont les rejets de CO2 et de méthane. Les rejets mondiaux de CO2, aujourd'hui de l'ordre de 42 milliards de tonnes par an, modifient profondément le cycle du carbone à l'échelle planétaire. Environ 30 % des émissions sont puisées par la végétation et les sols et 25 % par les océans, ce qui conduit notamment à leur acidification et une modification de la composition chimique de l'eau. Les 45 % restants, qui ne sont pas captés par les puits naturels, s'accumulent dans l'atmosphère et produisent des effets sur le climat pendant des centaines, voire des milliers d'années.

La chaleur ainsi retenue sur Terre par l'effet de serre conduit à une accumulation d'énergie. Le réchauffement à la surface de la Terre est l'un des indicateurs de ce climat qui change : il dépasse désormais 1 degré Celsius par rapport à la période 1850-1900. Ce phénomène est plus marqué en France - plus de 1,5 degré Celsius - et plus intense encore autour de l'arctique, du fait de processus amplificateurs. Par rapport à l'énergie supplémentaire accumulée, ce réchauffement de l'air ne représente que 1 % de l'énergie supplémentaire accumulée sur Terre. 3 % de cette énergie conduisent à la fonte du manteau neigeux, au dégel des sols gelés et des glaces. 5 % entraînent un réchauffement des sols et 90 % contribuent au réchauffement des océans, en surface et en profondeur.

Compte tenu des temps de mélange des eaux dans les océans, de l'ordre du millier d'années, ce changement climatique, lié aux émissions de gaz à effet de serre passées, apparaît irréversible.

Ce changement climatique n'est par ailleurs expliqué par aucun facteur naturel (activité du soleil, éruptions volcaniques, variabilité spontanée du climat, etc.). Marquant une rupture dans l'histoire du climat au cours des derniers millénaires, ce réchauffement semble lié à 100 % à l'influence humaine sur le climat, avec une marge d'incertitude estimée à 20 %.

Ce déséquilibre du bilan d'énergie de la Terre entraîne un ensemble de conséquences : une modification de la circulation atmosphérique, une intensification du cycle de l'eau (avec des records de précipitations et des sécheresses, plus fréquentes du fait d'une vidange plus rapide des sols par l'évaporation et la transpiration des plantes), une augmentation de la fréquence et de l'intensité des extrêmes chauds et une diminution pour les extrêmes froids, une accentuation des conditions favorables aux incendies de forêt, une augmentation de la proportion des cyclones tropicaux intenses, une élévation du niveau des mers (en accélération depuis les années 90) et une augmentation du nombre d'évènements de très haut niveau marin (submersions côtières, tempêtes, marées, etc.). Les enjeux pour le littoral et les zones de basse terre sont majeurs.

L'accentuation du réchauffement climatique produira des effets multiplicateurs à chaque région du globe, en tendance et avec des extrêmes, le cas échéant au-delà des seuils de tolérance de nos écosystèmes ou de nos infrastructures.

Chaque fraction de réchauffement supplémentaire compte et emporte des risques importants pour la préservation des écosystèmes (récifs de coraux, perte d'habitats des espèces, dépérissement des forêts, inondations pluviales et côtières, etc.) et la sécurité humaine (en termes de santé publique, de sécurité alimentaire, de déplacements climatiques et au regard des droits humains fondamentaux).

À cet égard, il convient de noter que le réchauffement climatique accentue les risques d'insécurité alimentaire découlant déjà de la pression démographique et de choix socioéconomiques ne mettant pas nécessairement l'accent sur la soutenabilité. Le niveau des rendements agricoles est directement affecté par le réchauffement : chaque céréale atteint son rendement maximal en deçà d'un certain niveau de température, au-delà de ce seuil, les rendements chutent drastiquement. Les terres sont une ressource critique et sous pression croissante, ce qui menace la sécurité alimentaire. Les choix d'utilisation des terres, d'évolution vers des modes de production et de consommation résilients et diversifiés, et de lutte contre l'extrême pauvreté, permettent de limiter ces risques alimentaires.

Les risques liés au changement climatique apparaissent par ailleurs disproportionnellement plus élevés dans les régions proches de l'arctique, les régions semi-arides et de climat méditerranéen, les zones de basse terre, deltas et petites îles, ainsi que les pays au développement moins avancé. Nos territoires ultramarins sont particulièrement concernés. Dans ces régions, un réchauffement de 1,5 à 2,5 degrés, soit le niveau actuel, pourrait affecter plusieurs centaines de millions de personnes, avec des effets croisés et en cascade : exposition aux aléas climatiques, destruction des écosystèmes et des activités associées, diminution des rendements agricoles et du potentiel de pêche, réduction de la disponibilité en eau pour les villes et l'agriculture et des capacités de production d'hydroélectricité, basculement dans la pauvreté.

Nous avons aujourd'hui mis en mouvement les composantes les plus lentes du système climatique, à savoir l'océan et les calottes polaires. Toutefois, si la montée du niveau des mers apparaît inéluctable, son rythme et ses conséquences dépendront de l'ampleur du réchauffement climatique et des actions d'adaptation mises en oeuvre pour réduire ou retarder les risques associés : systèmes d'alerte, ouvrages de protection, avancée ou repli planifié, solutions fondées sur la résilience des écosystèmes côtiers et marins, réductions des autres pressions locales.

À cet égard, les populations les plus vulnérables et les plus directement exposées apparaissent être souvent celles dont la capacité de réponse est la plus faible. Les conséquences pour l'océan sont majeures : un océan plus chaud, affecté par l'acidification, a des répercussions sur la vie marine, sa répartition et sa productivité. Le potentiel de prises de pêche a déjà diminué et continuera à décroître dans les régions tropicales. Les communautés qui dépendent des produits de la mer seront confrontées à des risques pour leurs revenus, leur sécurité alimentaire et leur santé nutritionnelle. Face aux conséquences irréversibles et à long terme du réchauffement climatique, le dernier rapport spécial du GIEC a souligné l'urgence à agir de manière « ambitieuse, coordonnée et tenace ».

Au-delà du changement climatique déjà impulsé et inévitable, notamment du fait de l'inertie de nos infrastructures, le niveau de réchauffement à venir dépendra des émissions nouvelles de CO2, de leur cumul avec les émissions passées et présentes et de l'effet net des autres facteurs (méthane, oxyde nitreux, particules de pollution, etc.).

Au-delà de 2050, les tendances dépendront radicalement des choix opérés dans le monde entier : l'Accord de Paris sur le climat a fixé un objectif de limitation du réchauffement climatique en dessous de 2 degrés voire à hauteur de 1,5 degré, ce qui implique la nécessité d'une diminution forte et coordonnée des émissions mondiales de gaz à effet de serre d'ici 2030, dans l'optique d'atteindre le plus rapidement possible un « net zéro » afin de mettre fin aux effets cumulatifs dont je viens de parler.

À cet égard, la vitesse à laquelle nous serons capables de transformer nos infrastructures (modes de transports, systèmes de chauffage, usines, etc.), en utilisant toutes les options bas carbone disponibles, constituera un facteur clé.

Contenir le réchauffement en dessous de 2 degrés nécessite de mettre en oeuvre des transitions qui combinent adaptation, gestion des risques, résilience et décarbonation profonde, dans tous les grands systèmes de production : énergie, utilisation des terres, systèmes urbains, production industrielle, grandes infrastructures. Pour ce faire, il conviendra de s'appuyer sur des ruptures technologiques et des financements adaptés. Ces transitions nécessiteront également une évolution des comportements afin d'agir sur la demande, une diminution rapide de l'utilisation du charbon et des énergies fossiles et une réorientation des investissements vers les options bas carbone et l'efficacité énergétique : d'ici à 2050, on estime que le besoin en financement de cette transition nécessite des montants 5 à 6 fois plus importants qu'aujourd'hui.

De nombreux leviers liés au système alimentaire devront également être actionnés : élimination des pertes et gaspillages, changement des modes de production, de transformation et de consommation, gestion des risques, diversification des régimes alimentaires et augmentation de la part des protéines végétales. Le système alimentaire dans sa globalité, depuis la production jusqu'à nos poubelles, concentre aujourd'hui près d'un tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre et souffre d'une grande vulnérabilité face au changement climatique.

Pour contenir la trajectoire de stabilisation du réchauffement climatique en dessous de 2 degrés, il est nécessaire de poursuivre l'élimination du CO2 déjà accumulé dans l'atmosphère, pour compenser les émissions résiduelles, voire produire des émissions nettes négatives.

Dans ce cadre, il est indispensable de considérer les co-bénéfices des solutions de préservation, restauration ou renforcement des puits naturels de carbone, de production massive de biomasse pour l'énergie ou d'afforestation. Toutefois, il convient de tenir compte également des effets potentiellement néfastes de celles-ci pour la biodiversité, la sécurité alimentaire, la disponibilité en eau ou encore les droits fonciers des populations locales.

Un déploiement soutenable des solutions d'adaptation au changement climatique et de diminution des émissions de gaz à effet de serre devra être privilégié, en envisageant localement les profils de synergie ou de compromis de chaque solution dans toutes les dimensions de la soutenabilité : sociale, économique et environnementale.

L'enjeu serait ainsi de ne pas positionner l'action pour le climat dans un silo ou une boîte, mais au contraire de l'intégrer à une vision d'ensemble, pour construire des transformations profondes qui soient à la fois éthiques, équitables, justes, protectrices de la biodiversité et respectueuses des droits fondamentaux, en particulier des plus vulnérables et des plus exposés.

La faisabilité d'une telle transformation emporte des enjeux de coopération, à tous les niveaux de décision, d'éducation, de formation et de rapport à la science afin de permettre à chacun de se projeter vers un avenir désirable et souhaitable, de développer l'innovation technologique et sociale, pour développer des solutions « frugales » abordables pour tous et qui s'appuient sur la nature, de trouver un financement adapté et de définir une gouvernance opérationnelle. La répartition de la responsabilité, historique et actuelle, des conséquences du changement climatique, entre les régions et les générations, en fonction des vulnérabilités et des capacités à agir en fait profondément un enjeu de justice. En France, deux tiers de la population sont exposés directement aux aléas climatiques.

Ces éléments scientifiques soulignent à quel point chaque fraction de réchauffement climatique supplémentaire ou évitée, chaque tonne de gaz à effet de serre émise ou évitée, chaque année et chaque choix comptent.

Pour conclure, il me semble effectivement essentiel d'inscrire l'action pour le climat et la biodiversité au coeur des valeurs de la République, aux côtés des règles fondamentales du vivre ensemble et des valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité.

Christian Huglo, avocat à la cour, spécialiste du droit de l'environnement

J'ai consacré le numéro d'avril de ma revue Énergie - Environnement - Infrastructures à la question que vous avez posée. Effectivement, cela n'a guère de sens de voter la loi sur le climat en l'état, parce que l'étude d'impact est lacunaire et ne tient pas compte des facteurs environnementaux. Si l'on inclut les dimensions liées à la biodiversité et au dérèglement climatique dans les dispositions organiques relatives aux études d'impact, cela donnerait une tout autre orientation à la loi. C'est tout à fait regrettable qu'il n'en soit pas ainsi.

Photo de Guillaume Chevrollier

Le Sénat a également pour rôle de diffuser de la connaissance, pour objectiver les débats qui traversent notre société. À ce titre, les interventions proposées lors de cette table ronde sont tout à fait intéressantes.

Je souhaiterais désormais recentrer nos échanges sur le projet de loi constitutionnelle que nous sommes chargés d'examiner.

Quelle pourrait être la valeur ajoutée, par rapport à la Charte de l'environnement, de la proposition faite de compléter l'article 1er de la constitution ? Depuis 2005, une telle disposition aurait-elle empêché des extinctions et la dégradation de la biodiversité que vous évoquiez ?

En tant que scientifiques, la phrase proposée par l'exécutif suite aux travaux de la Convention citoyenne en ajout à l'article 1er de la Constitution vous paraît-elle satisfaisante ? Le cas échéant, si vous aviez la plume du constituant, quelle formulation proposeriez-vous ?

Êtes-vous optimistes quant à la possibilité pour les pouvoirs publics de satisfaire aux obligations nouvelles qu'une telle révision constitutionnelle instaurerait ?

L'inscription de telles obligations au seul niveau national serait-elle de nature à produire des effets mesurables sur la biodiversité et le climat ? La protection de l'environnement à cette échelle serait-elle utile, même en l'absence d'un cadre de coopération internationale organisé, au-delà des COP climat et biodiversité ?

Enfin, l'appréciation, par le juge constitutionnel, des efforts menés en faveur de la protection de l'environnement serait-elle aisée ? Quels indicateurs scientifiques pourraient pour cela être pris en compte ?

Photo de Jean-François Longeot

Je vous remercie. Je ne sais pas si la lumière viendra du Conseil constitutionnel, mais j'espère que nous contribuerons à éclairer le débat !

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Photo de Jean-Michel Houllegatte

Nous sommes tous convaincus de la nécessité de faire évoluer notre rapport à la nature, en opérant un changement de paradigme, pour passer d'une logique de domination et d'exploitation de la nature à une logique de coopération respectueuse voire fraternelle avec elle.

Cependant, ce changement de relation ne doit pas nous conduire à une forme de divinisation de la nature, car celle-ci a parfois des travers. Les écosystèmes abritant la biodiversité demeurent très vulnérables aux invasions biologiques - je pense notamment au chiendent qui colonise les herbus littoraux, au frelon asiatique ou encore au rat musqué -, vis-à-vis desquelles l'Homme a un rôle de régulation à jouer.

La question se pose donc de la place de la main de l'Homme dans la préservation de l'environnement et de la diversité biologique. La révision constitutionnelle proposée est-elle de nature à favoriser cette régulation ou au contraire à l'obérer ?

Photo de Olivier Jacquin

Je fais le constat que nous n'entendons plus aujourd'hui de propos climatosceptiques au sein du Parlement. Toutefois, le rapport de notre société au réchauffement climatique demeure complexe : le président de l'Association des 150 a décrit cette relation comme similaire à celle d'un fumeur avec son médecin. Bien qu'ayant connaissance des risques, le fumeur poursuit dans son addiction, jusqu'à ce que son médecin lui annonce qu'il est trop tard. Ceci renvoie à la question soulevée lors de cette table ronde : « l'Homme saura-t-il s'adapter à lui-même ? ».

Des propositions intéressantes viennent de nous être présentées, reposant sur des mutations potentiellement accessibles et pas trop effrayantes. Comment rendre ces propositions et ce futur véritablement désirables, pour en finir avec notre addiction au carbone ?

Photo de Jean-François Longeot

Mes chers collègues, puisque nous avons à nous prononcer sur l'inscription, au sommet de la hiérarchie des normes, d'une phrase qui prescrit à la France de garantir la préservation de l'environnement et de la diversité biologique et de lutter contre le dérèglement climatique, demandons aux scientifiques et aux chercheurs de nous éclairer sur ce qu'il convient de préserver et la menace contre laquelle il est nécessaire de lutter.

Il nous est en effet proposé de compléter l'article 1er de la Constitution avec des notions qui se rencontrent plus fréquemment sous la plume des scientifiques ou des journalistes que dans des textes juridiques : vérifions-en le sens précis, intéressons-nous aux dangers et menaces qui pèsent sur la biodiversité et aux effets du dérèglement climatique. En partageant le même langage, nous pourrons nous concentrer sur le débat de fond.

J'ai le plaisir d'accueillir pour cela les participants à cette table ronde : Bruno David, directeur de recherche au CNRS et président du Muséum d'histoire naturelle, Chris Bowler, titulaire depuis février dernier de la chaire consacrée à la biodiversité au Collège de France et, par visioconférence, Valérie Masson-Delmotte, climatologue, directrice de recherche au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et membre du Haut Conseil pour le climat

Madame, Messieurs, nous vous remercions de nous faire partager l'indispensable travail de recherche que vous accomplissez et les constats que vous en retirez. Comme le rappelait Max Weber, le savant et le politique évoluent dans deux sphères différentes. Soyez donc sincèrement remerciés de venir dans notre assemblée parlementaire pour y apporter vos éclairages et vos connaissances, si précieuses pour la vitalité de notre démocratie.

Nous prenons très au sérieux le rôle de constituant que nous endossons dans le cadre de l'examen de ce projet de révision constitutionnelle. C'est pourquoi nous souhaitons vous interroger sur ce que la recherche scientifique la plus récente nous apprend de l'érosion de la biodiversité, des menaces que cette érosion fait peser en France et dans le monde, ainsi que des effets, présents et à venir, du dérèglement climatique, ceux qui sont d'ores et déjà certains et ceux qu'il est encore possible d'éviter ou d'atténuer.

Commençons par les questions sémantiques : la diversité biologique est-elle strictement équivalente à la biodiversité ? Les notions de dérèglement, de changement et de réchauffement climatique sont fréquemment employées : laquelle devrait-on privilégier ? Quelle signification revêt, selon vous, l'expression de « préservation de l'environnement » ?

L'urgence d'agir fait l'objet d'un consensus qui paraissait inimaginable il y a encore une vingtaine d'années. Mais quelles formes cette action doit-elle prendre ? La constitutionnalisation de ces deux objectifs répond-elle à cet impératif ? Quelles seraient, selon vous, les meilleures voies d'action ? En somme, quels conseils la science peut-elle souffler au droit ?

En 2004, la Charte de l'environnement avait été rédigée par une commission de scientifiques et de juristes, présidée par le professeur Yves Coppens. Aujourd'hui, l'évolution constitutionnelle proposée émane du travail de 150 citoyens tirés au sort, sans compétence scientifique a priori. Il est donc important que l'on entende également l'expertise scientifique.

Bruno David, président du Muséum d'histoire naturelle

La phrase proposée par l'exécutif à l'article 1er de la constitution ne repose pas sur une formulation scientifique. Je livrerai donc à son sujet un commentaire de citoyen, par ailleurs scientifique. Cette révision me paraît souhaitable, car susceptible de participer à une prise de conscience et de contraindre à une certaine action.

Certes, les climato-négationnistes sont aujourd'hui de moins en moins nombreux. Mais, il est urgent de passer à l'action en faveur du climat et de la biodiversité. La révision constitutionnelle proposée pourrait donner une impulsion en ce sens.

La question se posera des limites à instaurer, pour que les actions mises en oeuvre ne puissent pas être contestées en tout lieu et à tout moment. Néanmoins, une telle obligation d'action serait de nature à nous rendre davantage optimistes.

Vis-à-vis de la biodiversité, nous devrions pouvoir agir ici et maintenant, en misant sur les capacités de résilience des espèces en deçà de certains seuils. Des résultats visibles localement et offrant un réel retour sur investissement, y compris en termes de rapport contraintes/bénéfices pour les citoyens, peuvent être obtenus relativement rapidement, ce qui est gratifiant.

Il en va de même pour les actions à mettre en oeuvre autour des enjeux d'alimentation, que ce soit en matière d'évolution des modes de production agricole, de consommation ou de gestion des ressources marines.

Vis-à-vis du climat, compte tenu de l'inertie du système climatique, les résultats pourraient n'être visibles que dans quelques décennies. Il pourrait également être plus difficile d'agir seuls. Pour autant, ceci ne saurait justifier une inaction, au regard des conséquences potentielles du réchauffement climatique.

Bruno David, président du Muséum d'histoire naturelle

En matière de biodiversité, nous faisons face aujourd'hui, davantage que par rapport au climat, à un problème d'amnésie. Nous avons tous en mémoire des évènements climatiques extrêmes (tempêtes, inondations, canicules, etc.). En revanche, l'érosion de la biodiversité est plus progressive et par conséquent moins notable. En 15 ans, plus de 50 % des moineaux ont disparu des rues de Paris. On ne le note pas parce que nous y voyons toujours des moineaux. Cette difficulté à percevoir l'érosion de la biodiversité conduit à une forme d'amnésie environnementale.

Le terme de « biodiversité », forgé en 1988, a commencé à s'imposer à partir du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992. S'il paraît simple, il recouvre en réalité une pluralité de dimensions. Il peut renvoyer à la richesse des espèces, c'est-à-dire au nombre d'espèces présentes au sein d'un écosystème. Il peut renvoyer à l'abondance des espèces, c'est-à-dire au nombre d'individus que comptent celles-ci, voire aux rapports d'abondances entre celles-ci, c'est-à-dire à leurs prédominances ou raretés respectives. Il peut renvoyer au poids et à la biomasse des espèces - la biodiversité terrestre demeurant aujourd'hui faite principalement de plantes et de microbes, avec une masse bien moindre d'animaux, au sein de laquelle les arthropodes et les mollusques pèsent davantage que les mammifères. Parmi eux, les mammifères domestiques pèsent entre 10 et 20 fois plus que les mammifères sauvages, ce qui donne une mesure de l'emprise de l'homme sur la planète. Il peut également renvoyer aux réseaux d'interactions entre les espèces, c'est-à-dire aux équilibres au sein des écosystèmes et à la capacité homéostatique de ces équilibres à se restaurer ou à se transformer après avoir été perturbés - un écosystème peut supporter la disparition d'un certain nombre d'espèces, jusqu'à atteindre un point au-delà duquel il ne revient plus à l'équilibre et n'est plus en capacité de rendre les mêmes services.

Ce caractère multidimensionnel et non-déterministe de la biodiversité empêche la réalisation de prédictions. L'évolution biologique s'appréhende comme une histoire, qui n'est pas prédictible, à la différence de la physique ou de la chimie. Il convient donc de demeurer modeste à son encontre, sans avoir l'arrogance de penser pouvoir gérer la biodiversité. Nous avons tenté, par exemple, d'éradiquer le fléau des punaises de lits en ayant recours à des insecticides puissants, dont le DDT. Cependant, celles-ci sont revenues, en s'adaptant et en développant une résistance, par une forme de sélection darwinienne.

Face à cette complexité, pour penser les futurs possibles, nous avons besoin d'un cadre. Il nous faut tout d'abord penser plus loin que ce que nous sommes, c'est-à-dire au-delà de la microseconde financière, d'un mandat électoral ou même d'une génération - les temps de l'écologie ou de l'évolution se chiffrent quant à eux en milliers, voire en centaines de milliers d'années.

Pour penser ainsi de nouveaux horizons dans un monde non-déterministe, nous avons besoin des connaissances issues de l'histoire naturelle - cette dernière alimente une démarche intellectuelle qui se fonde sur l'observation et contribue à forger des citoyens responsables et respectueux des faits. Nous avons besoin tout autant des sciences humaines et sociales, qui permettent d'aborder des enjeux complexes, d'améliorer l'acceptabilité des mesures prises au sein de nos sociétés et de franchir les « murs d'acceptabilité ». Nous avons également besoin de rationalité scientifique pour rejeter les faits alternatifs et assurer une meilleure transmission de la parole scientifique.

Enfin, nous avons besoin de changer de paradigme. Longtemps, l'Homme s'est pensé en dehors de la nature. Nous avons lutté contre la nature pendant des générations, avant de nous pencher à son chevet, avec la tentation de vouloir la gérer. Désormais, nous commençons à réaliser, au moins scientifiquement, que nous en faisons partie. Nous sommes en relation avec le reste de la nature et nous ne sommes rien sans elle. Il nous faut donc sortir de ce dualisme. Néanmoins, il est nécessaire que nous en conservions une pincée, pour ne pas nous déresponsabiliser totalement et avoir conscience de l'impact de ce que nous faisons sur l'ensemble du vivant.

Pour conclure ce panorama général des enjeux liés à la préservation de la biodiversité, je reprendrai la formule de l'un de mes prédécesseurs à la tête du Muséum d'histoire naturelle : « L'Homme saura-t-il s'adapter à lui-même ? »

Valérie Masson-Delmotte, directrice de recherche au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies (CEA), membre du Haut Conseil pour le climat (HCC)

La formulation proposée me semble relever davantage du registre juridique que du champ scientifique et s'apparente plus à un marqueur de choix de société. Cette formulation, qui reprend des termes utilisés couramment, me conviendrait donc.

Pour ce qui est de la pertinence d'agir au niveau national, il convient de garder à l'esprit que les actions menées localement peuvent produire des effets en cascade, tant sur la biodiversité que sur le climat. En pratique, les importations représentent aujourd'hui la moitié de l'empreinte carbone des populations vivant en France. Des leviers d'action existent sur ces filières d'approvisionnement, le cas échant dans le cadre européen en agissant sur le cahier des charges des commandes, pour réduire les émissions de gaz à effet de serre importées ou les phénomènes de déforestation associés.

La Charte de l'environnement, quant à elle, n'a pas conduit à une évaluation des lois et des budgets sous l'angle de l'adaptation au changement climatique, des émissions de gaz à effet de serre ou des conséquences pour l'environnement. Elle n'a pas conduit à la mise en place de formations autour de ces enjeux dans le système éducatif ou à l'attention des acteurs des collectivités. Elle n'a pas non plus conduit à une réelle prise en compte de ces enjeux dans la commande publique. Cette charte, si elle était nécessaire, n'a pas été suffisante pour impulser une action en faveur de la préservation de l'environnement. Aujourd'hui, l'enjeu serait de positionner cette action au coeur des valeurs et des principes de la République, pour que les règles fondamentales de notre société ne soient pas déconnectées des milieux naturels dont elle dépend.

En France comme dans d'autres pays, le déni de l'influence de l'Homme sur le climat et de la sévérité des risques liés au changement climatique tend effectivement à s'atténuer. Cependant, des discours de l'inaction se développent. Des chercheurs en sciences sociales ont cartographié les discours d'inaction les plus fréquents. Le premier consiste à se dédouaner, en disant que nous ne pesons rien à titre individuel et que la responsabilité est collective. D'autres types de discours renvoient la responsabilité aux seuls individus, sans prendre en compte l'incidence de l'organisation des activités et du cadre réglementaire et juridique qui s'impose à tous. Les troisièmes types de discours reposent sur la résignation, considérant les transformations vaines ou trop lentes, en se focalisant non pas sur les actions possibles, mais sur ce qui nous échappe. D'autres mettent l'accent sur les effets indésirables de certaines actions, en préférant des politiques publiques perfectionnistes plutôt que pragmatiques. Un dernier type de discours plaide pour des actions non-transformatives, assorties d'encouragements plutôt que d'obligations. L'enjeu est de comprendre ces postures, qui conduisent à repousser des transformations pourtant indispensables pour agir sur le climat et la biodiversité.

Depuis les années 70, nous ne cessons d'affiner les constats concernant le changement climatique et l'influence de l'Homme sur le climat. Pour autant, cette accumulation d'éléments scientifiques et les négociations internationales successives peinent à générer des actions à la hauteur des enjeux. Il conviendrait donc d'impulser des changements structurels profonds, pour construire un nouveau cadre - les enjeux environnementaux n'ayant jusqu'ici guère été pris en compte dans le cadre juridique et constitutionnel de nos sociétés.

Enfin, je préciserai que la préservation de l'environnement a vocation, selon moi, à recouvrir les écosystèmes et la biodiversité, le climat, ainsi que la qualité de l'eau et de l'air.

Chris Bowler, titulaire de la chaire consacrée à la biodiversité au Collège de France

L'une des façons dont la science tente de projeter l'avenir est de regarder le passé. Vis-à-vis de la biodiversité, il est ainsi possible d'examiner les changements survenus au cours de l'histoire de la vie sur terre, comment elle a évolué et s'est complexifiée. Celle-ci a été ponctuée par plusieurs extinctions massives à l'échelle planétaire, dont nous pouvons tenter de comprendre les causes. Cette analyse met en évidence une relation extrêmement étroite et des dépendances réciproques entre le climat et le monde vivant.

En pratique, chacun des cinq grands évènements d'extinction massive connus est généralement associé à une dérégulation du cycle du carbone et à des perturbations dans les quantités relatives de carbone présentes dans les réservoirs que sont l'atmosphère, la matière organique et la terre.

Aujourd'hui, en libérant massivement le carbone séquestré dans la terre, nous libérons d'énormes quantités de CO2 dans l'atmosphère, dans des proportions probablement plus importantes que lors de toutes les extinctions massives passées. En se comportant comme un gaz à effet de serre, le CO2 contribue au réchauffement climatique. En se dissolvant dans l'eau, il provoque également une acidification des océans.

Dans ce contexte, beaucoup d'espèces sont en danger. Au regard de la concentration actuelle de CO2 dans l'atmosphère, à hauteur de 417 ppm, nous pourrions faire face, d'ici 240 à 540 ans, à des taux d'extinction planétaires supérieurs à 75 %, soit le seuil définissant une extinction massive.

Les générations futures nous jugeront sur notre réaction face à cette perspective. De fait, nous sommes devenus une puissance capable d'influer sur le fonctionnement du système terrestre, aussi puissante que des centaines de volcans massifs. D'autres espèces avant nous ont provoqué des extinctions massives. Les microbes, en produisant du méthane ou du sulfure d'hydrogène, ont probablement déclenché une prolifération des plantes ayant elle-même entraîné une élimination massive de CO2 dans l'atmosphère par le biais de la photosynthèse, avec un impact sur les températures à l'échelle planétaire. Dans la situation actuelle, la différence est que, contrairement aux microbes et aux plantes, nous sommes conscients des dommages que nous causons et nous tentons d'y remédier.

À cet égard, les prochaines décennies seront critiques. Quels que soient les actions mises en oeuvre et les résultats obtenus, il est déjà trop tard pour éviter de graves perturbations du climat.

Dans ce contexte, le changement individuel apparaît nécessaire. Toutefois, le changement systémique l'est tout autant. Il nous faudra pour cela faire preuve de la volonté politique nécessaire, à l'échelle mondiale, c'est-à-dire à une échelle équivalente à celle du problème.

Nous aurons certes besoin de remèdes techniques pour répondre aux problèmes environnementaux. Néanmoins, appliquer des solutions spécifiques à chacun d'entre eux ne saurait être suffisant, tant ceux-ci sont interconnectés. La culture écologique ne saurait ainsi être réduite à une série de réponses urgentes et partielles aux problèmes immédiats de la pollution, de la détérioration de l'environnement et de l'épuisement des ressources naturelles.

L'ampleur du problème apparaît trop importante pour que nous puissions rêver d'un retour en arrière en nous contentant d'inciter à la consommation de produits bio. L'environnement a été si massivement modulé par l'Homme que même la préservation du milieu implique désormais des interventions.

Le système alimentaire et agricole mondial, s'il représente aujourd'hui la plus grande menace pour la biodiversité terrestre, doit aussi être perçu comme une opportunité d'améliorer notre rapport à l'environnement. Le développement d'une agriculture durable, plus efficace en termes de rendements et protégeant ou restaurant les habitats naturels, sera ainsi essentiel pour enrayer l'érosion de la biodiversité ou participer à sa reconquête.

Au regard du lien étroit entre la crise de la biodiversité et le changement climatique, il est nécessaire de promouvoir des solutions fondées sur la nature, pour atténuer le changement climatique, renforcer la résilience face à celui-ci tout en améliorant la biodiversité et le bien-être humain.

La crise de la Covid-19 a par ailleurs mis en évidence les freins qui subsistent à un dialogue efficace entre la science et la politique. En France, nous observons aujourd'hui un mouvement extrêmement dangereux vers « l'antiscience ». Les conditions favorables d'exercice de la science fondamentale se sont dégradées au cours des dernières années. En parallèle, une certaine résistance à la technologie se développe, vis-à-vis de l'énergie nucléaire, des OGM dans l'agriculture ou encore des vaccins. Les discussions autour de ces sujets nécessiteraient de reposer, sans manichéisme, sur les preuves scientifiques les plus rationnelles et les plus consensuelles. Le sentiment antiscientifique actuel compromet l'avenir technologique de la France. Il conviendrait donc, au niveau politique, de restaurer le soutien et l'investissement consacrés à la science fondamentale et à l'enseignement des sciences, particulièrement dans le domaine des sciences de l'environnement où il est nécessaire d'augmenter le rythme des découvertes face à la crise environnementale et climatique.

Dans cette optique, l'EMBL d'Heidelberg en Allemagne ouvrira prochainement une nouvelle division consacrée à la biologie planétaire. La France doit-elle aussi investir de la même manière dans ce champ ?

Chris Bowler, titulaire de la chaire consacrée à la biodiversité au Collège de France

La révision proposée ne repose effectivement pas sur une formulation scientifique. Toutefois, elle contribuerait à une salutaire prise de conscience. Il s'agirait d'un bon signal adressé aux Français, pour leur faire comprendre que le climat et la biodiversité constituent les grands enjeux actuels. La plupart des Français ne s'inquiètent aujourd'hui pas véritablement du changement climatique et de la perte de la biodiversité. Le travail de sensibilisation en direction du grand public demeure donc important.

Il s'agirait également d'un message important adressé à la communauté internationale, dans le prolongement de l'Accord de Paris.

En parallèle, il conviendrait aussi d'insister sur les liens entre le climat et la biodiversité : aujourd'hui, le grand public n'est pas en mesure de définir les contours précis que recouvre la notion de biodiversité et n'a pas de vision claire de son articulation avec le climat.

Autour de ces enjeux, l'important serait également de diffuser un message optimiste. En pratique, les défis qui se présentent à nous génèrent de nombreuses opportunités, pour les jeunes notamment, qui devront être créatifs pour trouver des solutions innovantes autour de l'alimentation, de la décarbonation des industries, de l'évolution des modes de transport ou de l'élimination du CO2 de l'atmosphère. Nous ne sommes pas confrontés à une situation sans issue ou de fin du monde. Il conviendrait donc de présenter aussi la crise comme une source d'opportunités.

Pour ce qui concerne la place de la main de l'Homme dans la régulation de l'environnement, il convient de souligner que, jusqu'ici, nos interventions, que ce soit le biocontrôle, l'introduction de nouvelles espèces ou la modification des écosystèmes, ont souvent eu des effets contraires ou se sont révélées peu efficaces, en faisant émerger d'autres problèmes. Cependant, nous apprenons continuellement. Nous acquérons progressivement une meilleure compréhension du fonctionnement du système terrestre et de son articulation avec le vivant. À l'avenir, il sera nécessaire d'envisager de nouvelles manières d'intervenir sur l'environnement, en tenant compte des interactions et interdépendances entre toutes ses composantes.

Du reste, il n'existe plus aucun milieu sur Terre n'ayant pas été touché par l'Homme - des concentrations de plastique et de CO2 se retrouvant jusqu'au fond de l'océan. Notre rôle consiste aujourd'hui en la préservation de la nature et de la biodiversité, que nous avons déjà modifiées.

Photo de Jean-François Longeot

Je retiendrai de cette intervention la nécessité du changement individuel. De fait, au-delà des mesures qui pourront être mises en oeuvre, si nous ne remettons pas en cause individuellement nos attitudes et nos comportements, il sera beaucoup plus difficile d'obtenir des résultats.

Photo de Gilbert Favreau

Dans le discours d'inaction ou de justification de la situation actuelle évoqué, on retrouve souvent l'argument selon lequel les émissions mondiales de CO2 sont générées à plus de 50 % par les trois pays les plus peuplés du monde. Dans ce contexte, le discours de nombreux Français est de dire que, dans l'espace clos que constitue la planète, leurs efforts seront vains.

Pensez-vous malgré tout que, si nous Français faisons des sacrifices majeurs, nous pourrons bénéficier, demain, d'une réaction collective mondiale ?

Valérie Masson-Delmotte, directrice de recherche au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies (CEA), membre du Haut Conseil pour le climat (HCC)

climatologue, directrice de recherche au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies (CEA), membre du Haut Conseil pour le climat (HCC). - Je m'appuierai sur l'état des connaissances scientifiques sur le changement climatique et notamment sur les trois rapports spéciaux du GIEC de 2018 et 2019, qui ont passé en revue près de 20 000 publications scientifiques récentes.

Par la combustion d'énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz) et les changements d'utilisation des terres, en lien avec les activités agricoles et industrielles, les activités humaines perturbent profondément la composition de l'atmosphère et sont responsables, depuis la révolution industrielle, d'une hausse continue des niveaux de gaz à effet de serre. Ceci induit une rupture par rapport aux variations naturelles du dernier million d'années. En dépit d'un effet « parasol » refroidissant lié au rejet de particules de pollution, les activités humaines conduisent à un déséquilibre du bilan d'énergie de la Terre et à un phénomène de réchauffement climatique.

Les facteurs qui agissent le plus sur ce réchauffement climatique sont les rejets de CO2 et de méthane. Les rejets mondiaux de CO2, aujourd'hui de l'ordre de 42 milliards de tonnes par an, modifient profondément le cycle du carbone à l'échelle planétaire. Environ 30 % des émissions sont puisées par la végétation et les sols et 25 % par les océans, ce qui conduit notamment à leur acidification et une modification de la composition chimique de l'eau. Les 45 % restants, qui ne sont pas captés par les puits naturels, s'accumulent dans l'atmosphère et produisent des effets sur le climat pendant des centaines, voire des milliers d'années.

La chaleur ainsi retenue sur Terre par l'effet de serre conduit à une accumulation d'énergie. Le réchauffement à la surface de la Terre est l'un des indicateurs de ce climat qui change : il dépasse désormais 1 degré Celsius par rapport à la période 1850-1900. Ce phénomène est plus marqué en France - plus de 1,5 degré Celsius - et plus intense encore autour de l'arctique, du fait de processus amplificateurs. Par rapport à l'énergie supplémentaire accumulée, ce réchauffement de l'air ne représente que 1 % de l'énergie supplémentaire accumulée sur Terre. 3 % de cette énergie conduisent à la fonte du manteau neigeux, au dégel des sols gelés et des glaces. 5 % entraînent un réchauffement des sols et 90 % contribuent au réchauffement des océans, en surface et en profondeur.

Compte tenu des temps de mélange des eaux dans les océans, de l'ordre du millier d'années, ce changement climatique, lié aux émissions de gaz à effet de serre passées, apparaît irréversible.

Ce changement climatique n'est par ailleurs expliqué par aucun facteur naturel (activité du soleil, éruptions volcaniques, variabilité spontanée du climat, etc.). Marquant une rupture dans l'histoire du climat au cours des derniers millénaires, ce réchauffement semble lié à 100 % à l'influence humaine sur le climat, avec une marge d'incertitude estimée à 20 %.

Ce déséquilibre du bilan d'énergie de la Terre entraîne un ensemble de conséquences : une modification de la circulation atmosphérique, une intensification du cycle de l'eau (avec des records de précipitations et des sécheresses, plus fréquentes du fait d'une vidange plus rapide des sols par l'évaporation et la transpiration des plantes), une augmentation de la fréquence et de l'intensité des extrêmes chauds et une diminution pour les extrêmes froids, une accentuation des conditions favorables aux incendies de forêt, une augmentation de la proportion des cyclones tropicaux intenses, une élévation du niveau des mers (en accélération depuis les années 90) et une augmentation du nombre d'évènements de très haut niveau marin (submersions côtières, tempêtes, marées, etc.). Les enjeux pour le littoral et les zones de basse terre sont majeurs.

L'accentuation du réchauffement climatique produira des effets multiplicateurs à chaque région du globe, en tendance et avec des extrêmes, le cas échéant au-delà des seuils de tolérance de nos écosystèmes ou de nos infrastructures.

Chaque fraction de réchauffement supplémentaire compte et emporte des risques importants pour la préservation des écosystèmes (récifs de coraux, perte d'habitats des espèces, dépérissement des forêts, inondations pluviales et côtières, etc.) et la sécurité humaine (en termes de santé publique, de sécurité alimentaire, de déplacements climatiques et au regard des droits humains fondamentaux).

À cet égard, il convient de noter que le réchauffement climatique accentue les risques d'insécurité alimentaire découlant déjà de la pression démographique et de choix socioéconomiques ne mettant pas nécessairement l'accent sur la soutenabilité. Le niveau des rendements agricoles est directement affecté par le réchauffement : chaque céréale atteint son rendement maximal en deçà d'un certain niveau de température, au-delà de ce seuil, les rendements chutent drastiquement. Les terres sont une ressource critique et sous pression croissante, ce qui menace la sécurité alimentaire. Les choix d'utilisation des terres, d'évolution vers des modes de production et de consommation résilients et diversifiés, et de lutte contre l'extrême pauvreté, permettent de limiter ces risques alimentaires.

Les risques liés au changement climatique apparaissent par ailleurs disproportionnellement plus élevés dans les régions proches de l'arctique, les régions semi-arides et de climat méditerranéen, les zones de basse terre, deltas et petites îles, ainsi que les pays au développement moins avancé. Nos territoires ultramarins sont particulièrement concernés. Dans ces régions, un réchauffement de 1,5 à 2,5 degrés, soit le niveau actuel, pourrait affecter plusieurs centaines de millions de personnes, avec des effets croisés et en cascade : exposition aux aléas climatiques, destruction des écosystèmes et des activités associées, diminution des rendements agricoles et du potentiel de pêche, réduction de la disponibilité en eau pour les villes et l'agriculture et des capacités de production d'hydroélectricité, basculement dans la pauvreté.

Nous avons aujourd'hui mis en mouvement les composantes les plus lentes du système climatique, à savoir l'océan et les calottes polaires. Toutefois, si la montée du niveau des mers apparaît inéluctable, son rythme et ses conséquences dépendront de l'ampleur du réchauffement climatique et des actions d'adaptation mises en oeuvre pour réduire ou retarder les risques associés : systèmes d'alerte, ouvrages de protection, avancée ou repli planifié, solutions fondées sur la résilience des écosystèmes côtiers et marins, réductions des autres pressions locales.

À cet égard, les populations les plus vulnérables et les plus directement exposées apparaissent être souvent celles dont la capacité de réponse est la plus faible. Les conséquences pour l'océan sont majeures : un océan plus chaud, affecté par l'acidification, a des répercussions sur la vie marine, sa répartition et sa productivité. Le potentiel de prises de pêche a déjà diminué et continuera à décroître dans les régions tropicales. Les communautés qui dépendent des produits de la mer seront confrontées à des risques pour leurs revenus, leur sécurité alimentaire et leur santé nutritionnelle. Face aux conséquences irréversibles et à long terme du réchauffement climatique, le dernier rapport spécial du GIEC a souligné l'urgence à agir de manière « ambitieuse, coordonnée et tenace ».

Au-delà du changement climatique déjà impulsé et inévitable, notamment du fait de l'inertie de nos infrastructures, le niveau de réchauffement à venir dépendra des émissions nouvelles de CO2, de leur cumul avec les émissions passées et présentes et de l'effet net des autres facteurs (méthane, oxyde nitreux, particules de pollution, etc.).

Au-delà de 2050, les tendances dépendront radicalement des choix opérés dans le monde entier : l'Accord de Paris sur le climat a fixé un objectif de limitation du réchauffement climatique en dessous de 2 degrés voire à hauteur de 1,5 degré, ce qui implique la nécessité d'une diminution forte et coordonnée des émissions mondiales de gaz à effet de serre d'ici 2030, dans l'optique d'atteindre le plus rapidement possible un « net zéro » afin de mettre fin aux effets cumulatifs dont je viens de parler.

À cet égard, la vitesse à laquelle nous serons capables de transformer nos infrastructures (modes de transports, systèmes de chauffage, usines, etc.), en utilisant toutes les options bas carbone disponibles, constituera un facteur clé.

Contenir le réchauffement en dessous de 2 degrés nécessite de mettre en oeuvre des transitions qui combinent adaptation, gestion des risques, résilience et décarbonation profonde, dans tous les grands systèmes de production : énergie, utilisation des terres, systèmes urbains, production industrielle, grandes infrastructures. Pour ce faire, il conviendra de s'appuyer sur des ruptures technologiques et des financements adaptés. Ces transitions nécessiteront également une évolution des comportements afin d'agir sur la demande, une diminution rapide de l'utilisation du charbon et des énergies fossiles et une réorientation des investissements vers les options bas carbone et l'efficacité énergétique : d'ici à 2050, on estime que le besoin en financement de cette transition nécessite des montants 5 à 6 fois plus importants qu'aujourd'hui.

De nombreux leviers liés au système alimentaire devront également être actionnés : élimination des pertes et gaspillages, changement des modes de production, de transformation et de consommation, gestion des risques, diversification des régimes alimentaires et augmentation de la part des protéines végétales. Le système alimentaire dans sa globalité, depuis la production jusqu'à nos poubelles, concentre aujourd'hui près d'un tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre et souffre d'une grande vulnérabilité face au changement climatique.

Pour contenir la trajectoire de stabilisation du réchauffement climatique en dessous de 2 degrés, il est nécessaire de poursuivre l'élimination du CO2 déjà accumulé dans l'atmosphère, pour compenser les émissions résiduelles, voire produire des émissions nettes négatives.

Dans ce cadre, il est indispensable de considérer les co-bénéfices des solutions de préservation, restauration ou renforcement des puits naturels de carbone, de production massive de biomasse pour l'énergie ou d'afforestation. Toutefois, il convient de tenir compte également des effets potentiellement néfastes de celles-ci pour la biodiversité, la sécurité alimentaire, la disponibilité en eau ou encore les droits fonciers des populations locales.

Un déploiement soutenable des solutions d'adaptation au changement climatique et de diminution des émissions de gaz à effet de serre devra être privilégié, en envisageant localement les profils de synergie ou de compromis de chaque solution dans toutes les dimensions de la soutenabilité : sociale, économique et environnementale.

L'enjeu serait ainsi de ne pas positionner l'action pour le climat dans un silo ou une boîte, mais au contraire de l'intégrer à une vision d'ensemble, pour construire des transformations profondes qui soient à la fois éthiques, équitables, justes, protectrices de la biodiversité et respectueuses des droits fondamentaux, en particulier des plus vulnérables et des plus exposés.

La faisabilité d'une telle transformation emporte des enjeux de coopération, à tous les niveaux de décision, d'éducation, de formation et de rapport à la science afin de permettre à chacun de se projeter vers un avenir désirable et souhaitable, de développer l'innovation technologique et sociale, pour développer des solutions « frugales » abordables pour tous et qui s'appuient sur la nature, de trouver un financement adapté et de définir une gouvernance opérationnelle. La répartition de la responsabilité, historique et actuelle, des conséquences du changement climatique, entre les régions et les générations, en fonction des vulnérabilités et des capacités à agir en fait profondément un enjeu de justice. En France, deux tiers de la population sont exposés directement aux aléas climatiques.

Ces éléments scientifiques soulignent à quel point chaque fraction de réchauffement climatique supplémentaire ou évitée, chaque tonne de gaz à effet de serre émise ou évitée, chaque année et chaque choix comptent.

Pour conclure, il me semble effectivement essentiel d'inscrire l'action pour le climat et la biodiversité au coeur des valeurs de la République, aux côtés des règles fondamentales du vivre ensemble et des valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité.

Photo de Évelyne Perrot

Je souhaiterais pour ma part insister sur l'importance de mieux communiquer en direction du monde agricole. Les agriculteurs sont aujourd'hui conscients des enjeux liés au climat et à la biodiversité. Cependant, ils sont très inquiets pour le devenir de leurs professions et se sentent à la fois incompris et isolés. Les agriculteurs sauront faire évoluer leurs pratiques s'ils sont écoutés et correctement accompagnés.

Photo de Guillaume Chevrollier

Le Sénat a également pour rôle de diffuser de la connaissance, pour objectiver les débats qui traversent notre société. À ce titre, les interventions proposées lors de cette table ronde sont tout à fait intéressantes.

Je souhaiterais désormais recentrer nos échanges sur le projet de loi constitutionnelle que nous sommes chargés d'examiner.

Quelle pourrait être la valeur ajoutée, par rapport à la Charte de l'environnement, de la proposition faite de compléter l'article 1er de la constitution ? Depuis 2005, une telle disposition aurait-elle empêché des extinctions et la dégradation de la biodiversité que vous évoquiez ?

En tant que scientifiques, la phrase proposée par l'exécutif suite aux travaux de la Convention citoyenne en ajout à l'article 1er de la Constitution vous paraît-elle satisfaisante ? Le cas échéant, si vous aviez la plume du constituant, quelle formulation proposeriez-vous ?

Êtes-vous optimistes quant à la possibilité pour les pouvoirs publics de satisfaire aux obligations nouvelles qu'une telle révision constitutionnelle instaurerait ?

L'inscription de telles obligations au seul niveau national serait-elle de nature à produire des effets mesurables sur la biodiversité et le climat ? La protection de l'environnement à cette échelle serait-elle utile, même en l'absence d'un cadre de coopération internationale organisé, au-delà des COP climat et biodiversité ?

Enfin, l'appréciation, par le juge constitutionnel, des efforts menés en faveur de la protection de l'environnement serait-elle aisée ? Quels indicateurs scientifiques pourraient pour cela être pris en compte ?

Valérie Masson-Delmotte, directrice de recherche au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies (CEA), membre du Haut Conseil pour le climat (HCC)

Les plus gros émetteurs de CO2 dans le monde sont aujourd'hui les États-Unis, la Chine et l'Union européenne : nous en faisons donc partie. En termes d'émissions par habitant, en tenant compte des importations, nous figurons également parmi les populations ayant l'empreinte carbone la plus importante. Nous avons donc, en France, une responsabilité à agir, d'autant que nous en avons la capacité.

Pour ma part, je ne parlerais pas de « sacrifices » à faire. Dans les entreprises, dans le monde de la finance, au sein des collectivités locales ou dans le monde universitaire, il est davantage question de transformations à opérer et d'opportunités à saisir.

Au niveau individuel, trois grandes catégories de choix se présentent à nous pour réduire notre empreinte environnementale : les pratiques qui consistent à éviter, à déplacer, en privilégiant d'autres façons de faire et à améliorer, en termes d'efficacité énergétique notamment. Sans parler de sacrifices, il est ainsi nécessaire de comprendre ce que l'on peut transformer, déplacer et abandonner.

À cet égard, il convient de souligner que, durant la crise sanitaire, les entreprises les plus engagées en faveur de la transition énergétique ont affiché la meilleure résilience. Le fait de se projeter vers des transformations complexes, de contribuer à l'action collective et de bâtir des filières responsables reposant sur des compétences, des emplois durables et un rapport plus apaisé à l'environnement apparaît ainsi porteur de résilience.

La révision constitutionnelle proposée permettrait ainsi une projection vers un meilleur avenir, dans un esprit de construction plus que de sacrifice, afin de parvenir à un vivre ensemble plus apaisé.

Dans le cadre de l'élaboration du rapport du GIEC sur l'utilisation des terres dans un climat qui change, nous avons par ailleurs beaucoup travaillé avec la FAO. Nous avons également pu bénéficier d'échanges directs avec des acteurs du monde agricole.

De fait, les acteurs du monde agricole connaissent bien les enjeux liés au climat et à la biodiversité. Ils sont parmi les premiers concernés par les phénomènes de canicule, d'inondation ou de sécheresse ou les infestations induites par des hivers plus doux, etc. Ils ont aussi conscience des transformations constantes à mener et s'y engagent. Ils se mobilisent également par le biais de la FNSEA ou de la Confédération paysanne, pour porter des solutions en faveur du climat.

Cependant, il conviendrait aussi de réfléchir à une évolution du système d'aides accordées aux agriculteurs, pour que celles-ci soient plus justes et porteuses de moins d'effets indésirables sur la qualité de l'eau, les écosystèmes et la biodiversité, les émissions de gaz à effet de serre. Il s'agit d'un défi majeur.

Je souligne par ailleurs que je supervise actuellement la rédaction du prochain rapport du GIEC sur l'état du climat à l'échelle globale et régionale. À travers ce rapport, qui devrait être publié à l'été 2021, l'objectif est de faciliter l'accès à l'information climatique, sous la forme d'un atlas interactif. L'enjeu serait de permettre au plus grand nombre de décideurs de s'approprier cette information climatique.

En complément, le travail mené par le monde académique en liaison avec les acteurs de terrain, du monde agricole notamment, nécessiterait d'être renforcé et davantage soutenu, y compris dans le cadre des financements publics de la recherche. Pour soutenir les transformations et l'action, nous avons aujourd'hui besoin de co-construction et de décloisonnement, entre les domaines académiques et vis-à-vis des acteurs de terrain. Les institutions sont pour l'instant insuffisantes : à ce titre, il serait opportun de soutenir les groupes régionaux d'experts sur le climat, où des échanges fructueux entre les acteurs ont lieu. L'enjeu serait ainsi de mieux définir les connaissances à produire et à partager pour accompagner l'action et les prises de décisions.

Photo de Jean-Michel Houllegatte

Nous sommes tous convaincus de la nécessité de faire évoluer notre rapport à la nature, en opérant un changement de paradigme, pour passer d'une logique de domination et d'exploitation de la nature à une logique de coopération respectueuse voire fraternelle avec elle.

Cependant, ce changement de relation ne doit pas nous conduire à une forme de divinisation de la nature, car celle-ci a parfois des travers. Les écosystèmes abritant la biodiversité demeurent très vulnérables aux invasions biologiques - je pense notamment au chiendent qui colonise les herbus littoraux, au frelon asiatique ou encore au rat musqué -, vis-à-vis desquelles l'Homme a un rôle de régulation à jouer.

La question se pose donc de la place de la main de l'Homme dans la préservation de l'environnement et de la diversité biologique. La révision constitutionnelle proposée est-elle de nature à favoriser cette régulation ou au contraire à l'obérer ?

Bruno David, président du Muséum d'histoire naturelle

Ne soyons pas trop pessimistes : de nombreux projets de science participative, auxquels les citoyens prennent part, se développent aujourd'hui. Le Muséum d'histoire naturelle a ainsi mis en place un programme transversal de science participative, autour de la filière agricole. Dans ce cadre, nous réunissions des acteurs du monde agricole, des horticulteurs, des maraîchers, des citoyens pour qu'ils échangent sur leurs pratiques, leur perception des enjeux.

Au sein du monde agricole, on retrouve effectivement un sentiment d'incompréhension, autour de la présence en France des grands prédateurs notamment. Sur ces sujets, il convient de sortir d'une logique d'affrontement, pour avancer ensemble.

Nous avons aujourd'hui une grande question à aborder ensemble : comment habiter la Terre, avec quelle éthique vis-à-vis de la planète et de nos territoires ? Ceci pose la question des limites à instaurer pour l'espèce humaine dans un monde fini. Quelle limite à nos ambitions, au consumérisme, à nos comportements ? L'espèce humaine a déjà repoussé à l'extrême ses limites. Il nous faut désormais envisager la manière de les gérer.

Cette révision constitutionnelle adresserait un signal fort en ce sens, en France comme à l'international. L'enjeu serait ainsi d'inscrire cette prise de conscience dans le texte constitutionnel, qui serait incitative pour passer à l'action, en envisageant éventuellement d'autres limites pour ne pas paralyser l'action des pouvoirs publics.

La France pourrait s'enorgueillir d'être le premier pays au monde à s'être engagé aussi clairement dans cette voie, comme elle peut être fière d'avoir rédigé la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen au moment de la Révolution française.

Photo de Olivier Jacquin

Je fais le constat que nous n'entendons plus aujourd'hui de propos climatosceptiques au sein du Parlement. Toutefois, le rapport de notre société au réchauffement climatique demeure complexe : le président de l'Association des 150 a décrit cette relation comme similaire à celle d'un fumeur avec son médecin. Bien qu'ayant connaissance des risques, le fumeur poursuit dans son addiction, jusqu'à ce que son médecin lui annonce qu'il est trop tard. Ceci renvoie à la question soulevée lors de cette table ronde : « l'Homme saura-t-il s'adapter à lui-même ? ».

Des propositions intéressantes viennent de nous être présentées, reposant sur des mutations potentiellement accessibles et pas trop effrayantes. Comment rendre ces propositions et ce futur véritablement désirables, pour en finir avec notre addiction au carbone ?

Chris Bowler, titulaire de la chaire consacrée à la biodiversité au Collège de France

Un meilleur dialogue entre les acteurs et les disciplines apparaît effectivement nécessaire. Pour opérer un tel décloisonnement, le point de départ devrait être l'éducation. Il conviendrait d'introduire une plus grande souplesse dans le système éducatif, pour faciliter les passerelles entre les parcours et ainsi permettre à chacun d'acquérir tout au long de sa scolarité des notions scientifiques, de sciences sociales, mais aussi de gouvernance.

En pratique, il n'existe pas de science de l'environnement, ce n'est pas une discipline en tant que telle. Les acteurs travaillant dans ce domaine doivent maîtriser des notions physiques, chimiques et écologiques, mais aussi des notions de gouvernance et de sciences sociales. Or, cela demeure difficile dans le système actuel. Il conviendrait donc de décloisonner les disciplines pour une meilleure maîtrise par chacun des enjeux.

Bruno David, président du Muséum d'histoire naturelle

La phrase proposée par l'exécutif à l'article 1er de la constitution ne repose pas sur une formulation scientifique. Je livrerai donc à son sujet un commentaire de citoyen, par ailleurs scientifique. Cette révision me paraît souhaitable, car susceptible de participer à une prise de conscience et de contraindre à une certaine action.

Certes, les climato-négationnistes sont aujourd'hui de moins en moins nombreux. Mais, il est urgent de passer à l'action en faveur du climat et de la biodiversité. La révision constitutionnelle proposée pourrait donner une impulsion en ce sens.

La question se posera des limites à instaurer, pour que les actions mises en oeuvre ne puissent pas être contestées en tout lieu et à tout moment. Néanmoins, une telle obligation d'action serait de nature à nous rendre davantage optimistes.

Vis-à-vis de la biodiversité, nous devrions pouvoir agir ici et maintenant, en misant sur les capacités de résilience des espèces en deçà de certains seuils. Des résultats visibles localement et offrant un réel retour sur investissement, y compris en termes de rapport contraintesénéfices pour les citoyens, peuvent être obtenus relativement rapidement, ce qui est gratifiant.

Il en va de même pour les actions à mettre en oeuvre autour des enjeux d'alimentation, que ce soit en matière d'évolution des modes de production agricole, de consommation ou de gestion des ressources marines.

Vis-à-vis du climat, compte tenu de l'inertie du système climatique, les résultats pourraient n'être visibles que dans quelques décennies. Il pourrait également être plus difficile d'agir seuls. Pour autant, ceci ne saurait justifier une inaction, au regard des conséquences potentielles du réchauffement climatique.

Photo de Jean-François Longeot

Je retiendrai de cet échange la nécessité de faire passer un message optimiste, sans opposer les mondes.

L'accent a également été mis sur le nécessaire travail de sensibilisation à mener en direction du grand public. Nous avons aujourd'hui tous plus ou moins conscience des enjeux. Cependant, nous ne nous sentons pas nécessairement tous concernés.

L'éducation a un rôle essentiel à jouer en la matière. En milieu scolaire, nous pourrions peut-être nous appuyer sur des intervenants davantage spécialisés dans les domaines de l'environnement il nous faudrait également pouvoir faire davantage le lien entre la biodiversité et le climat.

Enfin, je retiendrai de cette table ronde la nécessité pour l'Homme souhaitant répondre à son destin de constamment s'interroger, sur lui-même, son origine et son avenir.

Valérie Masson-Delmotte, directrice de recherche au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies (CEA), membre du Haut Conseil pour le climat (HCC)

La formulation proposée me semble relever davantage du registre juridique que du champ scientifique et s'apparente plus à un marqueur de choix de société. Cette formulation, qui reprend des termes utilisés couramment, me conviendrait donc.

Pour ce qui est de la pertinence d'agir au niveau national, il convient de garder à l'esprit que les actions menées localement peuvent produire des effets en cascade, tant sur la biodiversité que sur le climat. En pratique, les importations représentent aujourd'hui la moitié de l'empreinte carbone des populations vivant en France. Des leviers d'action existent sur ces filières d'approvisionnement, le cas échant dans le cadre européen en agissant sur le cahier des charges des commandes, pour réduire les émissions de gaz à effet de serre importées ou les phénomènes de déforestation associés.

La Charte de l'environnement, quant à elle, n'a pas conduit à une évaluation des lois et des budgets sous l'angle de l'adaptation au changement climatique, des émissions de gaz à effet de serre ou des conséquences pour l'environnement. Elle n'a pas conduit à la mise en place de formations autour de ces enjeux dans le système éducatif ou à l'attention des acteurs des collectivités. Elle n'a pas non plus conduit à une réelle prise en compte de ces enjeux dans la commande publique. Cette charte, si elle était nécessaire, n'a pas été suffisante pour impulser une action en faveur de la préservation de l'environnement. Aujourd'hui, l'enjeu serait de positionner cette action au coeur des valeurs et des principes de la République, pour que les règles fondamentales de notre société ne soient pas déconnectées des milieux naturels dont elle dépend.

En France comme dans d'autres pays, le déni de l'influence de l'Homme sur le climat et de la sévérité des risques liés au changement climatique tend effectivement à s'atténuer. Cependant, des discours de l'inaction se développent. Des chercheurs en sciences sociales ont cartographié les discours d'inaction les plus fréquents. Le premier consiste à se dédouaner, en disant que nous ne pesons rien à titre individuel et que la responsabilité est collective. D'autres types de discours renvoient la responsabilité aux seuls individus, sans prendre en compte l'incidence de l'organisation des activités et du cadre réglementaire et juridique qui s'impose à tous. Les troisièmes types de discours reposent sur la résignation, considérant les transformations vaines ou trop lentes, en se focalisant non pas sur les actions possibles, mais sur ce qui nous échappe. D'autres mettent l'accent sur les effets indésirables de certaines actions, en préférant des politiques publiques perfectionnistes plutôt que pragmatiques. Un dernier type de discours plaide pour des actions non-transformatives, assorties d'encouragements plutôt que d'obligations. L'enjeu est de comprendre ces postures, qui conduisent à repousser des transformations pourtant indispensables pour agir sur le climat et la biodiversité.

Depuis les années 70, nous ne cessons d'affiner les constats concernant le changement climatique et l'influence de l'Homme sur le climat. Pour autant, cette accumulation d'éléments scientifiques et les négociations internationales successives peinent à générer des actions à la hauteur des enjeux. Il conviendrait donc d'impulser des changements structurels profonds, pour construire un nouveau cadre - les enjeux environnementaux n'ayant jusqu'ici guère été pris en compte dans le cadre juridique et constitutionnel de nos sociétés.

Enfin, je préciserai que la préservation de l'environnement a vocation, selon moi, à recouvrir les écosystèmes et la biodiversité, le climat, ainsi que la qualité de l'eau et de l'air.

Valérie Masson-Delmotte, directrice de recherche au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies (CEA), membre du Haut Conseil pour le climat (HCC)

J'ajouterai pour finir que des travaux de recherche ont montré l'importance de la parole politique et de ce que disent les élus pour l'opinion publique et la prise de conscience des enjeux liés à la biodiversité et au climat.

Chris Bowler, titulaire de la chaire consacrée à la biodiversité au Collège de France

La révision proposée ne repose effectivement pas sur une formulation scientifique. Toutefois, elle contribuerait à une salutaire prise de conscience. Il s'agirait d'un bon signal adressé aux Français, pour leur faire comprendre que le climat et la biodiversité constituent les grands enjeux actuels. La plupart des Français ne s'inquiètent aujourd'hui pas véritablement du changement climatique et de la perte de la biodiversité. Le travail de sensibilisation en direction du grand public demeure donc important.

Il s'agirait également d'un message important adressé à la communauté internationale, dans le prolongement de l'Accord de Paris.

En parallèle, il conviendrait aussi d'insister sur les liens entre le climat et la biodiversité : aujourd'hui, le grand public n'est pas en mesure de définir les contours précis que recouvre la notion de biodiversité et n'a pas de vision claire de son articulation avec le climat.

Autour de ces enjeux, l'important serait également de diffuser un message optimiste. En pratique, les défis qui se présentent à nous génèrent de nombreuses opportunités, pour les jeunes notamment, qui devront être créatifs pour trouver des solutions innovantes autour de l'alimentation, de la décarbonation des industries, de l'évolution des modes de transport ou de l'élimination du CO2 de l'atmosphère. Nous ne sommes pas confrontés à une situation sans issue ou de fin du monde. Il conviendrait donc de présenter aussi la crise comme une source d'opportunités.

Pour ce qui concerne la place de la main de l'Homme dans la régulation de l'environnement, il convient de souligner que, jusqu'ici, nos interventions, que ce soit le biocontrôle, l'introduction de nouvelles espèces ou la modification des écosystèmes, ont souvent eu des effets contraires ou se sont révélées peu efficaces, en faisant émerger d'autres problèmes. Cependant, nous apprenons continuellement. Nous acquérons progressivement une meilleure compréhension du fonctionnement du système terrestre et de son articulation avec le vivant. À l'avenir, il sera nécessaire d'envisager de nouvelles manières d'intervenir sur l'environnement, en tenant compte des interactions et interdépendances entre toutes ses composantes.

Du reste, il n'existe plus aucun milieu sur Terre n'ayant pas été touché par l'Homme - des concentrations de plastique et de CO2 se retrouvant jusqu'au fond de l'océan. Notre rôle consiste aujourd'hui en la préservation de la nature et de la biodiversité, que nous avons déjà modifiées.

Photo de Jean-François Longeot

Merci à tous.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 20 heures.

Photo de Gilbert Favreau

Dans le discours d'inaction ou de justification de la situation actuelle évoqué, on retrouve souvent l'argument selon lequel les émissions mondiales de CO2 sont générées à plus de 50 % par les trois pays les plus peuplés du monde. Dans ce contexte, le discours de nombreux Français est de dire que, dans l'espace clos que constitue la planète, leurs efforts seront vains.

Pensez-vous malgré tout que, si nous Français faisons des sacrifices majeurs, nous pourrons bénéficier, demain, d'une réaction collective mondiale ?

Debut de section - PermalienPhoto de Évelyne Perrot

Je souhaiterais pour ma part insister sur l'importance de mieux communiquer en direction du monde agricole. Les agriculteurs sont aujourd'hui conscients des enjeux liés au climat et à la biodiversité. Cependant, ils sont très inquiets pour le devenir de leurs professions et se sentent à la fois incompris et isolés. Les agriculteurs sauront faire évoluer leurs pratiques s'ils sont écoutés et correctement accompagnés.

Debut de section - Permalien
Valérie Masson-Delmotte, directrice de recherche au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies (CEA), membre du Haut Conseil pour le climat (HCC)

Les plus gros émetteurs de CO2 dans le monde sont aujourd'hui les États-Unis, la Chine et l'Union européenne : nous en faisons donc partie. En termes d'émissions par habitant, en tenant compte des importations, nous figurons également parmi les populations ayant l'empreinte carbone la plus importante. Nous avons donc, en France, une responsabilité à agir, d'autant que nous en avons la capacité.

Pour ma part, je ne parlerais pas de « sacrifices » à faire. Dans les entreprises, dans le monde de la finance, au sein des collectivités locales ou dans le monde universitaire, il est davantage question de transformations à opérer et d'opportunités à saisir.

Au niveau individuel, trois grandes catégories de choix se présentent à nous pour réduire notre empreinte environnementale : les pratiques qui consistent à éviter, à déplacer, en privilégiant d'autres façons de faire et à améliorer, en termes d'efficacité énergétique notamment. Sans parler de sacrifices, il est ainsi nécessaire de comprendre ce que l'on peut transformer, déplacer et abandonner.

À cet égard, il convient de souligner que, durant la crise sanitaire, les entreprises les plus engagées en faveur de la transition énergétique ont affiché la meilleure résilience. Le fait de se projeter vers des transformations complexes, de contribuer à l'action collective et de bâtir des filières responsables reposant sur des compétences, des emplois durables et un rapport plus apaisé à l'environnement apparaît ainsi porteur de résilience.

La révision constitutionnelle proposée permettrait ainsi une projection vers un meilleur avenir, dans un esprit de construction plus que de sacrifice, afin de parvenir à un vivre ensemble plus apaisé.

Dans le cadre de l'élaboration du rapport du GIEC sur l'utilisation des terres dans un climat qui change, nous avons par ailleurs beaucoup travaillé avec la FAO. Nous avons également pu bénéficier d'échanges directs avec des acteurs du monde agricole.

De fait, les acteurs du monde agricole connaissent bien les enjeux liés au climat et à la biodiversité. Ils sont parmi les premiers concernés par les phénomènes de canicule, d'inondation ou de sécheresse ou les infestations induites par des hivers plus doux, etc. Ils ont aussi conscience des transformations constantes à mener et s'y engagent. Ils se mobilisent également par le biais de la FNSEA ou de la Confédération paysanne, pour porter des solutions en faveur du climat.

Cependant, il conviendrait aussi de réfléchir à une évolution du système d'aides accordées aux agriculteurs, pour que celles-ci soient plus justes et porteuses de moins d'effets indésirables sur la qualité de l'eau, les écosystèmes et la biodiversité, les émissions de gaz à effet de serre. Il s'agit d'un défi majeur.

Je souligne par ailleurs que je supervise actuellement la rédaction du prochain rapport du GIEC sur l'état du climat à l'échelle globale et régionale. À travers ce rapport, qui devrait être publié à l'été 2021, l'objectif est de faciliter l'accès à l'information climatique, sous la forme d'un atlas interactif. L'enjeu serait de permettre au plus grand nombre de décideurs de s'approprier cette information climatique.

En complément, le travail mené par le monde académique en liaison avec les acteurs de terrain, du monde agricole notamment, nécessiterait d'être renforcé et davantage soutenu, y compris dans le cadre des financements publics de la recherche. Pour soutenir les transformations et l'action, nous avons aujourd'hui besoin de co-construction et de décloisonnement, entre les domaines académiques et vis-à-vis des acteurs de terrain. Les institutions sont pour l'instant insuffisantes : à ce titre, il serait opportun de soutenir les groupes régionaux d'experts sur le climat, où des échanges fructueux entre les acteurs ont lieu. L'enjeu serait ainsi de mieux définir les connaissances à produire et à partager pour accompagner l'action et les prises de décisions.

Debut de section - Permalien
Bruno David, président du Muséum d'histoire naturelle

Ne soyons pas trop pessimistes : de nombreux projets de science participative, auxquels les citoyens prennent part, se développent aujourd'hui. Le Muséum d'histoire naturelle a ainsi mis en place un programme transversal de science participative, autour de la filière agricole. Dans ce cadre, nous réunissions des acteurs du monde agricole, des horticulteurs, des maraîchers, des citoyens pour qu'ils échangent sur leurs pratiques, leur perception des enjeux.

Au sein du monde agricole, on retrouve effectivement un sentiment d'incompréhension, autour de la présence en France des grands prédateurs notamment. Sur ces sujets, il convient de sortir d'une logique d'affrontement, pour avancer ensemble.

Nous avons aujourd'hui une grande question à aborder ensemble : comment habiter la Terre, avec quelle éthique vis-à-vis de la planète et de nos territoires ? Ceci pose la question des limites à instaurer pour l'espèce humaine dans un monde fini. Quelle limite à nos ambitions, au consumérisme, à nos comportements ? L'espèce humaine a déjà repoussé à l'extrême ses limites. Il nous faut désormais envisager la manière de les gérer.

Cette révision constitutionnelle adresserait un signal fort en ce sens, en France comme à l'international. L'enjeu serait ainsi d'inscrire cette prise de conscience dans le texte constitutionnel, qui serait incitative pour passer à l'action, en envisageant éventuellement d'autres limites pour ne pas paralyser l'action des pouvoirs publics.

La France pourrait s'enorgueillir d'être le premier pays au monde à s'être engagé aussi clairement dans cette voie, comme elle peut être fière d'avoir rédigé la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen au moment de la Révolution française.

Debut de section - Permalien
Chris Bowler, titulaire de la chaire consacrée à la biodiversité au Collège de France

Un meilleur dialogue entre les acteurs et les disciplines apparaît effectivement nécessaire. Pour opérer un tel décloisonnement, le point de départ devrait être l'éducation. Il conviendrait d'introduire une plus grande souplesse dans le système éducatif, pour faciliter les passerelles entre les parcours et ainsi permettre à chacun d'acquérir tout au long de sa scolarité des notions scientifiques, de sciences sociales, mais aussi de gouvernance.

En pratique, il n'existe pas de science de l'environnement, ce n'est pas une discipline en tant que telle. Les acteurs travaillant dans ce domaine doivent maîtriser des notions physiques, chimiques et écologiques, mais aussi des notions de gouvernance et de sciences sociales. Or, cela demeure difficile dans le système actuel. Il conviendrait donc de décloisonner les disciplines pour une meilleure maîtrise par chacun des enjeux.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-François Longeot

Je retiendrai de cet échange la nécessité de faire passer un message optimiste, sans opposer les mondes.

L'accent a également été mis sur le nécessaire travail de sensibilisation à mener en direction du grand public. Nous avons aujourd'hui tous plus ou moins conscience des enjeux. Cependant, nous ne nous sentons pas nécessairement tous concernés.

L'éducation a un rôle essentiel à jouer en la matière. En milieu scolaire, nous pourrions peut-être nous appuyer sur des intervenants davantage spécialisés dans les domaines de l'environnement il nous faudrait également pouvoir faire davantage le lien entre la biodiversité et le climat.

Enfin, je retiendrai de cette table ronde la nécessité pour l'Homme souhaitant répondre à son destin de constamment s'interroger, sur lui-même, son origine et son avenir.

Debut de section - Permalien
Valérie Masson-Delmotte, directrice de recherche au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies (CEA), membre du Haut Conseil pour le climat (HCC)

J'ajouterai pour finir que des travaux de recherche ont montré l'importance de la parole politique et de ce que disent les élus pour l'opinion publique et la prise de conscience des enjeux liés à la biodiversité et au climat.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-François Longeot

Merci à tous.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 20 heures.