Intervention de Charles Trottmann

Mission d'information Lutte contre la précarisation et la paupérisation — Réunion du 13 avril 2021 à 14h30
Mesure de la pauvreté et lutte contre ce phénomène en outre-mer — Audition commune de Mm. Aurélien dauBaire directeur interrégional de l'insee la réunion-mayotte charles trottmann directeur du département des trois océans à l'agence française de développement et Mme Nathalie Anoumby directrice générale des services adjointe en charge du pôle solidarités Mm. Hugues Maillot directeur général des services adjoint en charge du pôle action territoriale et insertion et thierry vitry directeur du pôle habitat au conseil départemental de la réunion

Charles Trottmann, directeur du département des trois Océans à l'Agence française de développement :

Je vous remercie de me permettre d'évoquer l'action de l'AFD sur une problématique essentielle dans les DROM, celle de la lutte contre la pauvreté et contre l'exclusion.

L'AFD est l'opérateur de l'État pour mettre en oeuvre la politique de développement durable et de solidarité internationale dans les pays en développement et dans les territoires d'outre-mer français. Nous sommes le seul établissement public à être actif et présent sur ces deux zones avec une même attention portée sur le développement durable inclusif, soutenable pour la planète et juste pour la population. Nous avons connu une très forte croissance au cours des dernières années : notre activité a augmenté de plus de 50 % entre 2015 et 2020, et nous avons réalisé l'année dernière 12 milliards d'euros de financement, dont 10 % en direction des DROM.

La stratégie du groupe AFD s'articule autour de deux grands engagements. Nos financements doivent être « 100 % accords de Paris », soutenables pour le climat et la planète, et « 100 % lien social », contribuant à l'inclusion sociale des populations.

En outre-mer, ces engagements se déclinent avec une approche renouvelée. Nous avons désormais une direction des trois océans dans laquelle nous travaillons à la fois avec les territoires d'outre-mer et avec les États étrangers voisins. Nous pensons toujours la trajectoire de développement de nos territoires dans leur environnement avec les particularités géographiques, climatiques et de voisinage, en considérant leur attractivité et leur rayonnement dans leur espace régional. Pour être réglés efficacement, les problèmes doivent souvent être envisagés au niveau régional, qu'il s'agisse des enjeux de climat, de lutte contre les pollutions, de création de filières d'emploi, de lutte contre les pandémies... Il faut donc décloisonner les territoires d'outre-mer par rapport à leurs voisins et penser à la fois le rattrapage de l'outre-mer vis-à-vis de la métropole et leur trajectoire de développement singulière en fonction de leur situation géographique.

Sur ces territoires, notre activité se déploie selon trois modalités. Nous travaillons beaucoup avec les collectivités d'outre-mer, quel que soit leur niveau. Nous sommes le premier financeur du secteur public local en outre-mer. Nous portons la moitié de leur dette et nous couvrons chaque année les deux tiers de leurs besoins d'emprunt. Nous sommes leur partenaire de référence en leur apportant des solutions de financement pour leurs investissements, avec des crédits spécifiques du ministère des Outre-mer qui nous permettent d'avoir des prêts à taux préférentiels en fonction de la qualité des investissements, notamment s'ils ciblent la lutte contre l'exclusion et la pauvreté, voire à taux zéro s'ils ciblent l'environnement et la lutte contre le changement climatique.

Au-delà de ces financements classiques, nous assurons aussi le préfinancement des subventions européennes et d'État. C'est important pour les collectivités qui ont des difficultés de trésorerie. Nous sommes là aussi pour les accompagner. Au cours des dernières années, à la demande de l'État, nous avons développé des appuis à l'ingénierie, à la maîtrise d'ouvrage, aux études et à la préparation des projets. Nous avons créé, l'année dernière, le Fonds Outre-mer, doté de 17,5 millions d'euros, pour accompagner les projets et qui a été renouvelé cette année dans le cadre du plan de relance avec 15 millions d'euros.

Nous avons aussi une activité auprès du secteur privé, de façon plus complémentaire, dédié au secteur bancaire local, en ciblant les projets à impact environnemental et social, où la présence d'un acteur public est nécessaire pour aider à la structuration des projets et pour sécuriser et accompagner leur montage. Nous sommes très présents dans le secteur des énergies renouvelables et dans le secteur de l'économie sociale et solidaire (ESS), notamment le secteur médico-social.

Notre dernière modalité d'action consiste dans la coopération régionale. Il s'agit de favoriser des projets à l'échelle des bassins régionaux, notamment de l'océan Indien ou de l'océan Pacifique, pour traiter des sujets comme les conséquences du réchauffement climatique ou la préservation de la biodiversité.

Pour rebondir sur les propos de M. Daubaire sur les grandes tendances de l'évolution de la pauvreté, nous constatons sur le terrain, au cours des dernières décennies et avec l'impact de la crise, quelques observations complémentaires.

Aujourd'hui, et malgré tous les efforts de rattrapage, la situation de la pauvreté en outre-mer reste préoccupante et beaucoup plus dégradée qu'en métropole, avec des inégalités plus marquées. Ce constat doit nous interpeller. Le taux de pauvreté monétaire est illustratif, il est selon les territoires de deux à quatre fois plus élevé qu'en métropole, voire cinq fois plus élevé à Mayotte. Le taux d'extrême pauvreté est également plus marqué. Le niveau de vie des 30 % les plus pauvres aux Antilles et à La Réunion est de 30 % inférieur à celui mesuré en métropole, de 50 % inférieur en Guyane et de 95 % inférieur à Mayotte. Pour ce dernier département, ce n'est pas sans lien avec la présence d'une population immigrée très pauvre.

Le deuxième constat concerne les déterminants de la pauvreté qui restent stables dans le temps et qui sont les mêmes en métropole et en outre-mer. Sont très liés avec la pauvreté, la question de l'emploi, le facteur d'âge, les plus jeunes ayant les plus grandes difficultés financières, et la composition familiale, les familles monoparentales étant les plus vulnérables. Il convient d'identifier les leviers à cibler pour atteindre ces catégories de population.

Le troisième constat porte sur la dynamique des vingt dernières années. Les chiffres sont contrastés avec certaines améliorations globales, notamment aux Antilles où le taux de pauvreté baisse de 1 % par an, avec un taux d'emploi en hausse et un vieillissement de la population. À La Réunion, le taux de pauvreté s'améliore même s'il reste élevé avec la dynamique des prestations sociales et la reprise de l'activité avant la crise liée au covid-19. En revanche, nous avons des signaux plus inquiétants en Guyane et à Mayotte. Le taux d'extrême pauvreté en Guyane reste assez constant ces dernières années. Se pose la question de la sortie de la pauvreté. À Mayotte, on observe un paradoxe avec un niveau de vie médian qui avait augmenté mais baisse régulièrement depuis 2011. Le constat de la nécessité d'agir a été renforcé par la crise.

L'année dernière, l'AFD, l'Insee et l'Institut d'émission des départements d'outre-mer (IEDOM) ont travaillé dans le cadre du partenariat CEROM (Comptes économiques rapides pour l'Outre-mer) pour mesurer les conséquences de la crise covid dans les territoires. Il en ressort que l'impact du premier confinement sur le PIB a été plutôt moins important en outre-mer que dans l'Hexagone, en raison du rôle d'amortisseur qu'a pu jouer le secteur public, d'une durée de confinement plus réduite et de la mise en oeuvre de mesures de soutien à l'économie à partir du deuxième trimestre, notamment les prêts garantis par l'État (PGE). Malgré cela, il y a des inquiétudes spécifiques liées au secteur du tourisme, très touché et qui tarde à rebondir, l'hôtellerie, le secteur aérien... Il y a également des inquiétudes sur l'avenir des entreprises, une fois les mesures de soutien économiques terminées (PGE, chômage partiel...). Nous avons aussi l'impression que cette crise aggrave les inégalités et l'exclusion, toutes les populations qui vivent de l'économie informelle n'étant pas touchées par les mesures de soutien. C'est le cas en particulier des jeunes pour lesquels on peut craindre un décrochage scolaire et s'interroger sur leur capacité à s'insérer dans l'emploi. On ne le mesure pas encore dans les chiffres mais il existe déjà des inquiétudes sur le sujet qui s'expriment dans les territoires.

Quels sont nos leviers d'action face à cette situation ? Avant tout, il y a les prestations sociales non contributives, qui ne dépendent pas de l'AFD mais qui représentent un filet de sécurité monétaire pour une grande partie de la population. Il s'agit d'un amortisseur d'inégalités très structurant dans ces territoires, avec toutefois des spécificités : elles représentent plus de la moitié du revenu disponible pour les 20 % des ménages les plus modestes et, dans les territoires les plus vulnérables comme en Guyane, 70 % de leur revenu disponible. À Mayotte, le poids de l'immigration illégale fait qu'une partie de la population est exclue du bénéfice de ces prestations.

Pour sa part, l'AFD dispose de trois leviers d'action qui ont un vrai impact sur la lutte contre la pauvreté et l'exclusion.

Nous sommes, en premier lieu, le service public du financement des collectivités et, souvent, le seul financeur pour les collectivités qui sont en difficultés. Si une grande région se finance facilement auprès des banques, les petites collectivités ultra-marines ont également besoin de pouvoir financer leurs investissements et l'AFD est le seul établissement financier prêt à prendre ce risque. Dans les collectivités les plus fragiles, nous avons également la possibilité de cibler les populations les plus vulnérables en choisissant les projets qui contribuent le plus à la lutte contre l'exclusion et en apportant un taux de financement avantageux, ainsi qu'une aide au montage des projets. Nous avons financé l'année dernière à Mamoudzou des projets prioritaires qui concernaient pour 25 % des infrastructures scolaires et pour 10 % la résorption de l'habitat insalubre.

L'accompagnement du secteur médico-social est notre deuxième levier. Nous sommes le premier financeur de ce secteur en outre-mer. Ainsi, dans la période récente, nous avons financé la Fondation Père Favron à La Réunion, qui constitue la plus importante structure de gestion d'établissements médico-sociaux de l'île pour les personnes âgées et les personnes handicapées. Nous avons également aidé des structures pour des personnes sans abri ou désocialisées et des jeunes en difficulté d'insertion.

Notre troisième levier d'action consiste dans le travail avec le secteur économique et tout ce qui peut être générateur d'emploi. Nous sommes partenaire financier de l'Association pour le droit à l'initiative économique (ADIE) qui favorise le micro-crédit dans les territoires et aide les projets des petits entrepreneurs à émerger. L'ADIE a d'ailleurs été créée par Maria Nowak, une ancienne salariée de l'AFD qui s'est inspirée de ce qu'elle avait vu de la microfinance à l'étranger. Il y a donc une certaine continuité qui illustre la capacité qu'a l'AFD de tisser un lien entre différents territoires dont les problématiques se rejoignent.

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