Mes chers collègues, nous commençons notre programme de ce mardi par une audition commune sur la mesure de la pauvreté et la lutte contre ce phénomène en outre-mer. J'excuse nos collègues membres de la délégation aux outre-mer qui sont retenus par d'autres réunions.
Nous avons le plaisir de recevoir en visioconférence MM. Aurélien Daubaire, directeur interrégional de l'Insee La Réunion-Mayotte, Charles Trottmann, directeur du département des trois Océans à l'Agence française de développement (AFD), et Mme Nathalie Anoumby, directrice générale des services adjointe en charge du pôle solidarités au conseil départemental de La Réunion.
Madame, Messieurs, je vous remercie d'avoir accepté l'invitation du Sénat. Notre mission d'information est chargée de comprendre et de proposer des solutions face au phénomène de précarisation et de paupérisation d'une partie des Français, c'est-à-dire au mouvement de fragilisation qui frappe certains de nos concitoyens, non seulement dans la crise actuelle, mais au cours des dernières années et notamment depuis la dernière crise.
Je vous propose de débuter cette audition par un propos liminaire de dix à quinze minutes, dans lequel vous pourriez nous livrer votre regard sur la problématique de la précarité et de la pauvreté dans les outre-mer.
Nous ouvrirons ensuite une phase d'échanges, en commençant par les questions de notre rapporteur, Mme Frédérique Puissat, et en continuant avec les questions des sénateurs membres de notre mission d'information.
Je vous rappelle que cette audition fera l'objet d'une captation vidéo qui sera retransmise en direct sur le site internet du Sénat et sera consultable en vidéo à la demande.
Monsieur Daubaire, je vous propose de commencer en nous présentant les outils dont dispose l'Insee pour appréhender ces phénomènes de précarité et de pauvreté en outre-mer, ainsi que les spécificités territoriales que font apparaître les statistiques.
Monsieur Trottmann, vous pourrez ensuite nous présenter l'action de l'AFD dans les territoires d'outre-mer et nous indiquer, en particulier, si vos actions de développement économique s'accompagnent d'un volet d'insertion.
Enfin, Madame Anoumby, vous pourrez évoquer les constats de terrain et les actions du conseil départemental de La Réunion en matière de lutte contre la pauvreté, dans un contexte de « recentralisation » du revenu de solidarité active (RSA).
Je vous remercie d'avoir invité l'Insee. Je représente à la fois mes collègues d'outre-mer et les services nationaux. Je vous enverrai une version rédigée et plus complète de mes réponses à votre questionnaire qui restera le fil conducteur de mon intervention. L'Insee est en charge des statistiques sociales dans les départements et régions d'outre-mer (DROM) mais pas dans les collectivités d'outre-mer régies par l'article 74 de la Constitution. Le rapport « Statistiques publiques dans les départements et régions d'outre-mer et collectivités d'outre-mer », actualisé chaque année, brosse un tableau complet de la statistique publique de l'Insee et des instituts de certaines collectivités d'outre-mer. L'ensemble des données et études sont disponibles sur le site www.insee.fr.
Nous disposons d'un ensemble assez large de données statistiques sur la pauvreté et la précarité avec les mesures de la pauvreté monétaire et les inégalités de niveau de vie, l'enquête Budget de famille, des données finement localisées avec le dispositif sur les revenus localisés fiscaux et sociaux (FiLoSoFi) en Martinique et à La Réunion, l'enquête sur les écarts du niveau des prix à la consommation, une enquête sur l'emploi et des enquêtes thématiques annuelles cofinancées par l'Insee et la direction générale des outre-mer, notamment sur le logement, la santé, les migrations, les familles, le vieillissement, la sécurité, la formation continue et l'illettrisme. En 2018 a été réalisée pour la première fois une enquête statistique sur les ressources et les conditions de vie, en vue d'appréhender la pauvreté en conditions de vie. Nous avons beaucoup de données dans les DROM que nous n'avons pas toujours en métropole, les problématiques étant parfois différentes. Celles-ci viennent compléter certains manques de données administratives.
Sur la mesure de la pauvreté monétaire, c'est-à-dire la part de la population qui est en dessous du seuil de 60 % du niveau de vie médian, il y a eu par le passé des débats sur le bon seuil à retenir : faut-il se baser sur la médiane nationale ou bien locale ? Dans la dernière publication de référence en juillet 2020, nous avons clarifié cela et les deux taux de pauvreté sont présentés de manière explicite et transparente. Le seuil de pauvreté national est fixé à 1 010 euros par mois pour un adulte vivant seul et à 1 615 euros par mois pour une famille monoparentale avec deux enfants. Par rapport à ce seuil, le taux de pauvreté est très élevé dans les DROM : il représente un tiers de la population aux Antilles, 40 % à La Réunion, plus de la moitié en Guyane et plus des trois quarts à Mayotte.
L'approche la plus fine et la plus riche sur les inégalités de revenu consiste à regarder l'ensemble de la distribution des revenus sans prendre en compte le seul indicateur de la pauvreté. Le trait commun aux DROM est que les revenus sont « écrasés » bien en dessous de leur équivalent de métropole à l'exception des 10 % les plus élevés. On constate ainsi une société très inégalitaire dans les DROM, avec un revenu moyen et un revenu médian plus faibles.
Une autre manière d'apprécier la pauvreté est de mesurer la pauvreté en conditions de vie au regard de treize éléments de la vie courante auxquels il est souhaitable, voire nécessaire, d'avoir accès, qui sont définis au niveau européen. S'il manque au moins cinq de ces treize critères (par exemple, avoir deux paires de chaussures, s'offrir une activité de loisir, disposer d'une voiture personnelle...) on est considéré comme pauvre en conditions de vie. Cela concerne environ 20 % des Antillais, 40 % des Réunionnais, 50 % des Guyanais. Ces chiffres sont comparables à ceux de la pauvreté monétaire même s'ils ne se recoupent pas exactement.
La question de la « vie chère » se pose également. L'Insee établit des taux de pauvreté sans correction des écarts du niveau de prix, mais nous disposons par ailleurs d'une mesure de ces écarts. En 2015, ceux-ci étaient très importants. Nous mesurons les choses de façon symétrique : combien un ménage consomme en métropole et dans un DROM ? Combien paierait-il le même panier en métropole et dans un DROM ? On aboutit à un écart de 7 % à La Réunion et à Mayotte et de 11 % à 13 % aux Antilles et en Guyane. Les écarts sont maximaux pour la consommation alimentaire.
Parmi les facteurs qui expliquent la situation particulière des DROM en matière de précarité, nous trouvons tout d'abord l'économie, l'emploi, l'insertion sur le marché du travail et le développement économique qui est moins avancé. Le produit intérieur brut (PIB) par habitant est plus faible que la moyenne nationale. Tous les indicateurs du marché du travail sont au rouge. Le taux d'emploi en métropole est de 66 %, mais, dans les DROM, il va de 34 % à Mayotte à 57 % en Martinique. Se posent également des questions de qualification, de types d'emplois et de secteurs d'activité présents : il y a en particulier peu d'industries. La productivité moyenne par emploi est plus faible qu'en métropole. Des facteurs sociaux-démographiques jouent également :le fait de vivre seul ou d'avoir un plus grand nombre d'enfants au foyer complique les choses. Or, il y a 16 % de familles monoparentales en métropole, mais plus de 40 % aux Antilles et en Guyane, et plus de 30 % à La Réunion et à Mayotte. La part de familles nombreuses est bien plus importante que la moyenne nationale de 9 % : elle est de 28 % en Guyane et 44 % à Mayotte ! Il faut signaler le cas particulier de Mayotte où une part importante de la population n'a pas accès à une grande partie des prestations sociales et au RSA car elle n'est pas en situation régulière ou n'a pas été régularisée depuis au moins 15 ans.
En termes d'évolution, le tableau est plus positif. Même si le PIB par habitant reste très en retrait par rapport à la moyenne nationale, la croissance économique est importante dans les DROM, le pouvoir d'achat et le niveau de vie médian augmentent donc régulièrement de manière assez soutenue. Par ailleurs, les prestations sociales ont été revalorisées ou complétées au cours de la dernière décennie. On observe donc une hausse du niveau de vie médian et moyen assez générale, Mayotte mis à part, et une amélioration de la situation des plus précaires grâce à une amélioration du marché du travail et des prestations sociales. À titre d'illustration, à La Réunion, le taux de pauvreté a baissé de 9 points entre 2007 et 2016, même s'il reste toujours élevé autour de 40 %. Les évolutions et leur décomposition sont comparables en Guadeloupe. En Martinique, le départ de nombreux jeunes actifs fait monter, par un effet de structure, la médiane et la moyenne auxquelles ils contribuent. En Guyane, le taux de pauvreté a baissé de 7 points entre 2011 et 2017, même si le taux d'emploi n'a pas augmenté. Mayotte est dans une situation singulière où l'on observe une baisse du niveau de vie médian entre 2011 et 2018, malgré une forte croissance économique. La situation s'est bien améliorée pour les franges de la population insérées sur le marché du travail, le SMIC ayant augmenté notablement sur cette période et la majoration de 40 % du traitement des fonctionnaires locaux ayant été généralisée, mais la part de la population immigrée, notamment en provenance des Comores, à très faible ressources, a augmenté, ce qui fait baisser la médiane. Si le taux de pauvreté calculé sur l'ensemble de la population a baissé de quelques points, il reste extrêmement élevé, à 77 %.
On constate une forte proportion de travailleurs pauvres, notamment en situation de sous-emploi. La proportion de ménages dont la personne de référence est un travailleur pauvre se situe aux alentours de 20 à 30 % dans les DROM, et jusqu'à 58 % à Mayotte, contre 10,6 % en métropole.
Je vous remercie de me permettre d'évoquer l'action de l'AFD sur une problématique essentielle dans les DROM, celle de la lutte contre la pauvreté et contre l'exclusion.
L'AFD est l'opérateur de l'État pour mettre en oeuvre la politique de développement durable et de solidarité internationale dans les pays en développement et dans les territoires d'outre-mer français. Nous sommes le seul établissement public à être actif et présent sur ces deux zones avec une même attention portée sur le développement durable inclusif, soutenable pour la planète et juste pour la population. Nous avons connu une très forte croissance au cours des dernières années : notre activité a augmenté de plus de 50 % entre 2015 et 2020, et nous avons réalisé l'année dernière 12 milliards d'euros de financement, dont 10 % en direction des DROM.
La stratégie du groupe AFD s'articule autour de deux grands engagements. Nos financements doivent être « 100 % accords de Paris », soutenables pour le climat et la planète, et « 100 % lien social », contribuant à l'inclusion sociale des populations.
En outre-mer, ces engagements se déclinent avec une approche renouvelée. Nous avons désormais une direction des trois océans dans laquelle nous travaillons à la fois avec les territoires d'outre-mer et avec les États étrangers voisins. Nous pensons toujours la trajectoire de développement de nos territoires dans leur environnement avec les particularités géographiques, climatiques et de voisinage, en considérant leur attractivité et leur rayonnement dans leur espace régional. Pour être réglés efficacement, les problèmes doivent souvent être envisagés au niveau régional, qu'il s'agisse des enjeux de climat, de lutte contre les pollutions, de création de filières d'emploi, de lutte contre les pandémies... Il faut donc décloisonner les territoires d'outre-mer par rapport à leurs voisins et penser à la fois le rattrapage de l'outre-mer vis-à-vis de la métropole et leur trajectoire de développement singulière en fonction de leur situation géographique.
Sur ces territoires, notre activité se déploie selon trois modalités. Nous travaillons beaucoup avec les collectivités d'outre-mer, quel que soit leur niveau. Nous sommes le premier financeur du secteur public local en outre-mer. Nous portons la moitié de leur dette et nous couvrons chaque année les deux tiers de leurs besoins d'emprunt. Nous sommes leur partenaire de référence en leur apportant des solutions de financement pour leurs investissements, avec des crédits spécifiques du ministère des Outre-mer qui nous permettent d'avoir des prêts à taux préférentiels en fonction de la qualité des investissements, notamment s'ils ciblent la lutte contre l'exclusion et la pauvreté, voire à taux zéro s'ils ciblent l'environnement et la lutte contre le changement climatique.
Au-delà de ces financements classiques, nous assurons aussi le préfinancement des subventions européennes et d'État. C'est important pour les collectivités qui ont des difficultés de trésorerie. Nous sommes là aussi pour les accompagner. Au cours des dernières années, à la demande de l'État, nous avons développé des appuis à l'ingénierie, à la maîtrise d'ouvrage, aux études et à la préparation des projets. Nous avons créé, l'année dernière, le Fonds Outre-mer, doté de 17,5 millions d'euros, pour accompagner les projets et qui a été renouvelé cette année dans le cadre du plan de relance avec 15 millions d'euros.
Nous avons aussi une activité auprès du secteur privé, de façon plus complémentaire, dédié au secteur bancaire local, en ciblant les projets à impact environnemental et social, où la présence d'un acteur public est nécessaire pour aider à la structuration des projets et pour sécuriser et accompagner leur montage. Nous sommes très présents dans le secteur des énergies renouvelables et dans le secteur de l'économie sociale et solidaire (ESS), notamment le secteur médico-social.
Notre dernière modalité d'action consiste dans la coopération régionale. Il s'agit de favoriser des projets à l'échelle des bassins régionaux, notamment de l'océan Indien ou de l'océan Pacifique, pour traiter des sujets comme les conséquences du réchauffement climatique ou la préservation de la biodiversité.
Pour rebondir sur les propos de M. Daubaire sur les grandes tendances de l'évolution de la pauvreté, nous constatons sur le terrain, au cours des dernières décennies et avec l'impact de la crise, quelques observations complémentaires.
Aujourd'hui, et malgré tous les efforts de rattrapage, la situation de la pauvreté en outre-mer reste préoccupante et beaucoup plus dégradée qu'en métropole, avec des inégalités plus marquées. Ce constat doit nous interpeller. Le taux de pauvreté monétaire est illustratif, il est selon les territoires de deux à quatre fois plus élevé qu'en métropole, voire cinq fois plus élevé à Mayotte. Le taux d'extrême pauvreté est également plus marqué. Le niveau de vie des 30 % les plus pauvres aux Antilles et à La Réunion est de 30 % inférieur à celui mesuré en métropole, de 50 % inférieur en Guyane et de 95 % inférieur à Mayotte. Pour ce dernier département, ce n'est pas sans lien avec la présence d'une population immigrée très pauvre.
Le deuxième constat concerne les déterminants de la pauvreté qui restent stables dans le temps et qui sont les mêmes en métropole et en outre-mer. Sont très liés avec la pauvreté, la question de l'emploi, le facteur d'âge, les plus jeunes ayant les plus grandes difficultés financières, et la composition familiale, les familles monoparentales étant les plus vulnérables. Il convient d'identifier les leviers à cibler pour atteindre ces catégories de population.
Le troisième constat porte sur la dynamique des vingt dernières années. Les chiffres sont contrastés avec certaines améliorations globales, notamment aux Antilles où le taux de pauvreté baisse de 1 % par an, avec un taux d'emploi en hausse et un vieillissement de la population. À La Réunion, le taux de pauvreté s'améliore même s'il reste élevé avec la dynamique des prestations sociales et la reprise de l'activité avant la crise liée au covid-19. En revanche, nous avons des signaux plus inquiétants en Guyane et à Mayotte. Le taux d'extrême pauvreté en Guyane reste assez constant ces dernières années. Se pose la question de la sortie de la pauvreté. À Mayotte, on observe un paradoxe avec un niveau de vie médian qui avait augmenté mais baisse régulièrement depuis 2011. Le constat de la nécessité d'agir a été renforcé par la crise.
L'année dernière, l'AFD, l'Insee et l'Institut d'émission des départements d'outre-mer (IEDOM) ont travaillé dans le cadre du partenariat CEROM (Comptes économiques rapides pour l'Outre-mer) pour mesurer les conséquences de la crise covid dans les territoires. Il en ressort que l'impact du premier confinement sur le PIB a été plutôt moins important en outre-mer que dans l'Hexagone, en raison du rôle d'amortisseur qu'a pu jouer le secteur public, d'une durée de confinement plus réduite et de la mise en oeuvre de mesures de soutien à l'économie à partir du deuxième trimestre, notamment les prêts garantis par l'État (PGE). Malgré cela, il y a des inquiétudes spécifiques liées au secteur du tourisme, très touché et qui tarde à rebondir, l'hôtellerie, le secteur aérien... Il y a également des inquiétudes sur l'avenir des entreprises, une fois les mesures de soutien économiques terminées (PGE, chômage partiel...). Nous avons aussi l'impression que cette crise aggrave les inégalités et l'exclusion, toutes les populations qui vivent de l'économie informelle n'étant pas touchées par les mesures de soutien. C'est le cas en particulier des jeunes pour lesquels on peut craindre un décrochage scolaire et s'interroger sur leur capacité à s'insérer dans l'emploi. On ne le mesure pas encore dans les chiffres mais il existe déjà des inquiétudes sur le sujet qui s'expriment dans les territoires.
Quels sont nos leviers d'action face à cette situation ? Avant tout, il y a les prestations sociales non contributives, qui ne dépendent pas de l'AFD mais qui représentent un filet de sécurité monétaire pour une grande partie de la population. Il s'agit d'un amortisseur d'inégalités très structurant dans ces territoires, avec toutefois des spécificités : elles représentent plus de la moitié du revenu disponible pour les 20 % des ménages les plus modestes et, dans les territoires les plus vulnérables comme en Guyane, 70 % de leur revenu disponible. À Mayotte, le poids de l'immigration illégale fait qu'une partie de la population est exclue du bénéfice de ces prestations.
Pour sa part, l'AFD dispose de trois leviers d'action qui ont un vrai impact sur la lutte contre la pauvreté et l'exclusion.
Nous sommes, en premier lieu, le service public du financement des collectivités et, souvent, le seul financeur pour les collectivités qui sont en difficultés. Si une grande région se finance facilement auprès des banques, les petites collectivités ultra-marines ont également besoin de pouvoir financer leurs investissements et l'AFD est le seul établissement financier prêt à prendre ce risque. Dans les collectivités les plus fragiles, nous avons également la possibilité de cibler les populations les plus vulnérables en choisissant les projets qui contribuent le plus à la lutte contre l'exclusion et en apportant un taux de financement avantageux, ainsi qu'une aide au montage des projets. Nous avons financé l'année dernière à Mamoudzou des projets prioritaires qui concernaient pour 25 % des infrastructures scolaires et pour 10 % la résorption de l'habitat insalubre.
L'accompagnement du secteur médico-social est notre deuxième levier. Nous sommes le premier financeur de ce secteur en outre-mer. Ainsi, dans la période récente, nous avons financé la Fondation Père Favron à La Réunion, qui constitue la plus importante structure de gestion d'établissements médico-sociaux de l'île pour les personnes âgées et les personnes handicapées. Nous avons également aidé des structures pour des personnes sans abri ou désocialisées et des jeunes en difficulté d'insertion.
Notre troisième levier d'action consiste dans le travail avec le secteur économique et tout ce qui peut être générateur d'emploi. Nous sommes partenaire financier de l'Association pour le droit à l'initiative économique (ADIE) qui favorise le micro-crédit dans les territoires et aide les projets des petits entrepreneurs à émerger. L'ADIE a d'ailleurs été créée par Maria Nowak, une ancienne salariée de l'AFD qui s'est inspirée de ce qu'elle avait vu de la microfinance à l'étranger. Il y a donc une certaine continuité qui illustre la capacité qu'a l'AFD de tisser un lien entre différents territoires dont les problématiques se rejoignent.
Je vous remercie de votre propos et je redonne la parole à M. Daubaire sur l'impact de la crise sanitaire.
Concernant les impacts de la crise sanitaire, ils ont été amortis sur l'activité économique et sur l'emploi. Alors que l'emploi salarié a baissé de plus de 1 % en métropole, il a augmenté en Guyane et à La Réunion et a légèrement baissé aux Antilles. D'après l'enquête Épidémiologie et Conditions de vie, en période de confinement, les populations les plus défavorisés sont celles qui ont proportionnellement le plus souffert en termes de perte de revenus. Cet effet a également été un peu amorti dans certains DROM, à La Réunion et aux Antilles. Il faut néanmoins rester prudent sur les conséquences sociales de la crise, en prenant surtout en compte la situation de départ et non pas seulement l'ampleur de la crise.
Sur les populations qui appellent une attention plus soutenue, les statistiques peinent à identifier des segments particuliers et à anticiper des difficultés sur des catégories de population. Les grands facteurs sources de pauvreté sont similaires dans les DROM et en métropole mais certains pèsent de façon plus accentuée, comme le développement économique, l'évolution de l'emploi, l'éducation, la formation... Il convient en particulier de signaler la situation des enfants dans les DROM. Ils sont nombreux et vivent souvent dans une famille pauvre : c'est le cas de huit enfants sur dix à Mayotte, six sur dix en Guyane, la moitié à La Réunion et 40 % aux Antilles. Ce constat est porteur d'enjeux très importants pour leur parcours et l'avenir de leur territoire.
Restent les problématiques sociales, notamment celle du vieillissement et de l'accès aux biens et services essentiels comme le logement.
Je suis directrice générale adjointe au département de La Réunion sur les politiques de solidarités, les politiques d'action sociale, de protection de l'enfance, des personnes âgées et handicapées et la lutte contre les violences conjugales. Je suis accompagnée de Hugues Maillot, notamment chargé des politiques d'insertion et d'action territoriale, et de Thierry Vitry, qui représente le directeur général adjoint sur la politique du logement et à qui je laisserai la parole à la suite de mon intervention. Bien sûr, vous recevrez les réponses écrites au questionnaire que vous nous avez envoyé.
Je souhaiterais rappeler dans un premier temps quelques éléments sur le département de La Réunion. Tout d'abord, 40 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Cela a des impacts majeurs sur les publics les plus fragiles. Il s'agit en particulier des enfants : 39 % d'entre eux vivent dans un foyer où l'un des parents ne travaille pas et 38 % dans une famille monoparentale. Il est important que le département accompagne ces enfants dans le cadre de sa mission de prévention et protection de l'enfance. Il y a plusieurs signaux d'alerte sur l'enfance en danger. Nous avons environ 4 000 informations préoccupantes qui mettent l'accent sur les ruptures sociales, les ruptures éducatives, des situations de fragilité sociale et des situations de violence intrafamiliale.
La crise est venue accentuer cette question au moment où le département a décidé d'adopter un pacte de solidarité d'urgence sociale qui vise à traiter trois grands enjeux. Le premier enjeu consiste dans l'intervention auprès de familles en difficulté afin de garantir l'accueil, l'accompagnement et le suivi des enfants ainsi que l'intervention auprès des personnels médico-sociaux. Le département a souhaité renforcer les moyens financiers accordés à ce public. Le deuxième enjeu porte sur la question du vieillissement de la population. D'ici 2030, la part des personnes âgées de plus de 60 ans va doubler. On passera de 144 000 à 286 000 personnes âgées. On sait qu'un tiers de ces seniors vivent avec de faibles ressources financières, moins de 800 euros par mois. On voit croître de façon considérable les dépenses d'allocation personnalisée d'autonomie (APA) qui représentaient, en 2018, 99 millions d'euros, et devraient atteindre, en 2021, 130 millions d'euros. Le département travaille sur un plan « Senior » visant à garantir toutes les actions de prévention en direction de ce public et apporter toutes les conditions nécessaires au maintien à domicile. Nous avons mis en place une politique volontariste pour renforcer les dispositifs légaux de droit commun en direction des personnes âgées. Nous avons trois dispositifs complémentaires concernant le volet santé des personnes âgées, avec le chèque-santé, le volet handicap avec la politique de transport et de loisirs autour de la sociabilisation de ce public, atteignant un coût de 30 millions d'euros, et le volet du maintien des personnes âgées à domicile. Nous sommes également les principaux financeurs des établissements médico-sociaux. Pour l'ensemble de nos interventions en faveur des personnes âgées, des personnes porteuses de handicap et de l'enfance, les dépenses annuelles du département sont de l'ordre de 200 millions d'euros.
Pour garantir nos interventions en direction de ce public fragile, le pacte de solidarité et d'urgence sociale a pour objectif de garantir la sécurité alimentaire des personnes âgées à domicile, de garantir une aide aux centres médico-sociaux qui sont les acteurs de proximité et d'accompagner les entreprises avec des emplois aidés pour garantir la continuité d'activité et éviter les ruptures de prise en charge de nos publics. Ce pacte amène sur les fonds du département 25 millions d'euros. Cela a permis un partenariat renforcé avec ces différents acteurs au moment de l'arrivée de la crise.
Le département a contractualisé avec l'État en décembre 2018 au travers de la stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté. Nous sommes toujours dans une démarche contractuelle. Nous avons mis l'accent sur l'accompagnement des jeunes majeurs et des acteurs de l'insertion. Nous nous sommes axés sur trois publics et trois domaines. La Réunion a mis en place un dispositif « chèque-accompagnement-personnalisé » qui vient compléter les colis alimentaires avec des produits d'hygiène. Le deuxième volet de contractualisation porte sur la parentalité. Nous avons souhaité renforcer l'intervention de nos services de protection maternelle et infantile (PMI) afin de repérer au plus tôt les situations les plus difficiles dans lesquelles les enfants sont en danger. Notre troisième public est celui des jeunes avec des actions renforcées dans le domaine de l'insertion professionnelle, l'accompagnement des entreprises et le partenariat avec les missions locales qui sont des acteurs de proximité. Nous poursuivons la contractualisation avec l'État, depuis le début de la crise, afin de renforcer deux niveaux d'action : d'une part l'accompagnement des publics SDF afin d'éviter les ruptures de parcours et de garantir la coordination des réseaux, d'autre part la lutte contre les violences conjugales.
Le nombre de places en hébergement d'urgence est insuffisant. Nous avons renforcé l'accompagnement des associations et la veille sociale face à une demande de plus en plus forte. L'enjeu est de garantir la mise à l'abri la plus immédiate.
En matière de violences conjugales, je souhaite mettre l'accent sur la volonté du département et de l'État de renforcer le dispositif des intervenants sociaux en police et gendarmerie. L'objectif est de mettre place une équipe de quinze personnes d'ici le deuxième semestre 2021 pour assurer l'écoute et la prise en charge des publics concernés.
Enfin, le département de La Réunion initie deux dispositifs afin d'agir au plus près des familles et des acteurs économiques. Le « Pass Bien-être » vise à favoriser un accès aux loisirs aux plus défavorisés et permet également de garantir un revenu au monde économique. Le deuxième dispositif concerne la question de l'accès au droit : nous travaillons à la mise en place d'une plateforme départementale d'accueil, d'écoute et d'orientation pour garantir le traitement de l'urgence et apporter les réponses aux publics les plus fragiles.
M. Daubaire nous rappelait que le taux de pauvreté avait baissé considérablement à La Réunion. C'est une réalité. Mais, en même temps, la demande sociale au département n'a pas diminué, ni sur le plan de l'insertion, ni sur le plan du vieillissement, ni sur l'aide sociale à l'enfance, ni sur le plan de la précarité. Le nombre de bénéficiaires du RSA est relativement stable sur les dix dernières années. Mme Anoumby a rappelé la croissance de la population de plus de 60 ans et l'impact sur la dépendance. Nous constatons une progression des signalements et informations préoccupantes adressés à l'aide sociale à l'enfance. Nous avons encore des retards importants en matière d'accès au logement, notamment social. Face à cette demande sociale qui reste très soutenue, le département a vu ses marges d'action diminuer du fait de l'augmentation de la dépense du revenu de solidarité active, soit environ 600 millions d'euros par an de dépenses sur un budget de 1,4 à 1,5 milliard d'euros. Cette dépense a augmenté de l'ordre de 2 à 3 % par an et a handicapé la capacité du département à intervenir pour faire face à la demande sociale. En définitive, les leviers pour maîtriser cette dépense n'étaient pas dans ses mains, mais dans celles de l'État. Les deux tiers de la progression annuelle de la dépense de RSA relevaient des revalorisations annuelles décidées par l'État. Le plan de rattrapage engagé en 2012 et la reprise en main des dispositifs d'insertion, notamment les contrats aidés, par l'État à partir de 2017, sont les deux facteurs qui expliquent en grande partie l'évolution de la dépense du RSA à La Réunion ces dix dernières années. Le département ne disposant pas des leviers lui permettant d'agir sur la dépense, la recentralisation du RSA était indispensable pour que le département dispose à nouveau d'une marge de manoeuvre pour faire face à l'évolution soutenue de la demande sociale.
Nous avons constaté que cette recentralisation du RSA a effectivement permis à la collectivité de retrouver des marges de manoeuvre. Une partie a été engagée dans les réponses apportées en urgence dans le cadre de la crise covid et une partie a été injectée dans l'expérimentation du dispositif R+, qui est un levier permettant de relancer la politique d'insertion départementale. Le R+ répond au constat selon lequel, lorsqu'il existe une forte précarité, le RSA joue « trop » pleinement son rôle de filet de sécurité ; il devient même une « trappe à pauvreté ». L'économie réunionnaise n'est pas en mesure de fournir un emploi à l'ensemble de sa population pour se rapprocher du plein emploi, le taux de chômage s'élevant à 24 %, un taux trois fois supérieur à celui de la métropole. La construction de parcours d'insertion vers l'emploi est difficile, de même que la capacité des bénéficiaires du RSA à se projeter dans ce type de parcours. Le RSA offre donc un filet de sécurité qui, lorsqu'il est cumulé avec des revenus informels, apparaît satisfaisant et crédible.
L'objectif du R+ était de renforcer les effets de levier de l'encouragement à la reprise d'une activité. Dans cette perspective, le R+ apporte deux choses : sur le plan financier, il offre un complément à la prime d'activité, afin de compenser les pertes d'allocations qu'entraîne le retour à l'emploi ; sur le plan de l'accompagnement, il s'inscrit dans le cadre d'un contrat d'engagements réciproques et d'un parcours de un à trois ans afin d'améliorer durablement les conditions d'accès à l'emploi et de revenus. Aujourd'hui, environ 1 500 personnes bénéficient de ce dispositif. Il est encore trop tôt pour en évaluer les résultats, le dispositif ayant été lancé à la fin de l'année dernière. Tous les parcours fonctionnent et près de 200 personnes sont sorties du dispositif.
Le département s'est également engagé à expérimenter le service public de l'insertion et de l'emploi (SPIE). Nous partageons l'objectif de l'État d'améliorer la coordination des acteurs qui interviennent en matière d'insertion et d'accès à l'emploi. Trop de bénéficiaires potentiels passent à côté des dispositifs d'accompagnement. Il y a un vrai enjeu d'identification, d'appropriation et d'optimisation de ces dispositifs. Notre expérimentation porte sur une meilleure appropriation par le terrain de ces outils qui vont permettre la mutualisation et une meilleure visibilité des dispositifs d'accompagnement.
Je vais vous parler de la politique du logement dans les politiques de lutte contre la précarisation. Le département est co-pilote du plan départemental d'action pour le logement et l'hébergement des personnes défavorisées. Il porte deux actions. La première concerne l'amélioration de l'hébergement pour mieux prendre en compte la situation des ménages précaires le plus en amont possible. La seconde porte sur le ciblage des ménages les plus précaires et donc prioritaires, pour lesquels le dispositif de droit commun n'apporte pas de réponse. En outre, le département a mis l'accent, à travers le plan départemental d'action pour le logement des personnes défavorisées (PDALHPD), sur la nécessité d'aboutir à une adéquation entre le coût des loyers dans le parc social neuf et la solvabilité des ménages précaires.
Concernant la loi dite « SRU » (loi n° 2000-1208 du 13 décembre 2000 relative à la solidarité et au renouvellement urbains), l'analyse de sa mise en oeuvre nous amène à considérer qu'au-delà de l'aspect réglementaire, se pose la question de la volonté politique des communes de se donner les moyens d'accueillir plus de ménages précaires, notamment ceux d'autres communes. Le conseil départemental s'interroge sur la pertinence de l'échelle communale comme niveau d'appréciation du nombre de logements à construire par territoire. Il propose que l'intercommunalité soit retenue comme l'échelon le plus pertinent en la matière.
Le traitement de l'habitat indigne est piloté par les services de l'État. Le conseil départemental a une politique volontariste sur le sujet, comme l'a dit Mme Anoumby. Nous avons un dispositif d'amélioration de l'habitat depuis plusieurs décennies, permettant d'offrir un soutien financier aux ménages les plus précaires pour vivre dans des conditions plus décentes.
Enfin, face à l'aggravation de la précarité suite à la crise du covid, le département a décidé de doubler le nombre de bénéficiaires de ce dispositif, en passant de 10 000 à 20 000 ménages aidés sur la période 2021-2025, avec un budget de 200 millions d'euros par an.
Je vous remercie tous de vos propos et, si nous savions qu'il y avait un enjeu de pauvreté dans les outre-mer, nous avons pu le mesurer au travers vos interventions respectives. Nous savions aussi qu'il y avait une vraie énergie dans ces territoires, notamment sur les enjeux sociaux. Nous ne sommes pas surpris du nombre d'initiatives prises au niveau local.
Je voudrais revenir sur les mesures croisées, sectorielles et territoriales évoquées par M. Daubaire. Ces mesures peuvent-elles nous permettre de disposer d'informations immédiates afin de percevoir le basculement de certains d'un côté ou de l'autre de la précarité ? Par ailleurs, comment sont-elles utilisées ?
Si le taux de pauvreté a pu localement baisser, on s'aperçoit d'une pression accrue sur les services d'action sociale au niveau des territoires et notamment des départements. Comment expliquer ce paradoxe ?
Considérez-vous que nous avons les moyens d'évaluer les stratégies que l'on met en place en matière de prévention et de lutte contre la pauvreté?
On parle beaucoup de « grande pauvreté ». Cette notion a-t-elle un sens en outre-mer ?
En matière de gouvernance, le comité d'évaluation de la stratégie pauvreté recommande d'augmenter les effectifs et de « muscler » la délégation interministérielle à la lutte contre la pauvreté. Quel est votre avis sur le sujet ?
Enfin je voudrais revenir sur les enjeux de la recentralisation du RSA. Peut-elle permettre d'améliorer le recours au RSA, voire à d'autres prestations ?
Les chiffres et statistiques à notre disposition peinent à nous donner une mesure immédiate de l'évolution de la pauvreté. Nous disposons par contre de données mensuelles synthétisées par la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES) du ministère des solidarités et de la santé, comprenant le suivi du RSA et de la prime d'activité. Mais nous n'avons pas de système d'information instantanée. Les enquêtes statistiques de l'Insee portent davantage sur les aspects structurels et des analyses approfondies des grandes tendances et permettent la prise de recul à l'horizon de trois, cinq et dix ans.
Sur la baisse de la pauvreté, le paradoxe entre le ressenti et les chiffres existe bien. Il ne faut pas oublier d'où partent les DROM. Les crises sociales qui éclatent périodiquement sont liées à ces réalités et aux ressentis. La pression sur le département ne diminue pas malgré cette baisse du taux de pauvreté. La population vieillit sur certains territoires, ce qui est un phénomène nouveau. Les violences familiales sont plus visibles. Enfin, ce n'est pas parce que le taux de pauvreté baisse que le volume diminue, car les DROM sont souvent en forte croissance démographique.
Sur la grande pauvreté, si l'on regarde les extrêmes dans la distribution des revenus, on se rend compte qu'il y a des classes de la population qui ont des revenus extrêmement limités. Mayotte est dans une situation très particulière avec une population immigrée très pauvre ayant un faible accès aux droits et aux prestations. Il y a aussi des situations de pauvreté extrême en Guyane. Au-delà de la pauvreté monétaire, cette notion appréhende les personnes en situation d'exclusion, d'absence d'insertion économique et sociale. Cette appréhension a un sens du point de vue social.
Je pense qu'il y a deux grands enjeux autour de la stratégie pauvreté. Les actions sont conséquentes et nécessaires mais se pose la question de leur temporalité. Quand on lance une action que l'on mesure six mois après, nous n'avons pas tous les éléments pour dire si l'on va dans le bon sens, ou s'il faut la réajuster ou la compléter.
Sur la gouvernance, vous nous parliez de « muscler » la délégation interministérielle mais je pense qu'il faut aussi « muscler » les départements. Toutes ces actions génèrent une charge d'activité supplémentaire par rapport à nos activités régulières. Il faut donc aussi augmenter les effectifs de nos équipes et travailler sur l'ingénierie sociale. À La Réunion, nous avons de très bonnes relations avec les services de l'État sur la stratégie pauvreté. Mais il faut trouver un équilibre de cette gouvernance.
L'effet premier de la recentralisation du RSA a été de redynamiser le partenariat entre l'État, la Caisse d'allocations familiales (CAF), le département et les missions locales. Cela illustre la nécessité de renforcer le partenariat institutionnel dans la prise en charge des publics. Cela nous permet d'être aujourd'hui dans la préfiguration du SPIE.
Le partenariat est toujours très encourageant et porteur d'espoir et d'actions concrètes.
Je vous remercie pour cet échange. Nous attendons vos contributions écrites.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 16 h 5.
Mes chers collègues, pour cette audition commune sur la pauvreté en milieu rural, nous avons le plaisir d'entendre M. Jean-Paul Carteret, deuxième vice-président de l'Association des maires ruraux de France (AMRF), Mme Corinne Prost, cheffe du service de la statistique et de la prospective au ministère de l'agriculture et de l'alimentation, et M. Dominique Marmier, président de Familles rurales, fédération nationale.
Je vous remercie d'avoir accepté cette invitation du Sénat. Notre mission d'information est chargée de comprendre et de proposer des solutions face au phénomène de précarisation et de paupérisation d'une partie des Français, et nous nous intéressons plus particulièrement au mouvement de fragilisation qui frappe certains de nos concitoyens, non seulement lors de la crise actuelle, mais au cours des dernières années, et notamment depuis la dernière crise.
Je vous propose de commencer cette audition par un propos liminaire, dans lequel vous pourrez nous livrer votre regard sur la problématique de la précarité et de la pauvreté en milieu rural, phénomène dont nos précédentes auditions nous ont montré qu'il était très difficile à appréhender, et a fortiori à combattre. Nous ouvrirons ensuite une phase d'échange, en commençant par les questions de notre rapporteure, Mme Frédérique Puissat, et en continuant avec les questions de nos sénateurs et sénatrices présents. Je vous rappelle en outre que cette audition fera l'objet d'une captation vidéo, qui sera retransmise en direct sur le site internet du Sénat puis sera consultable en vidéo à la demande.
Merci Madame la Présidente. Je vous proposerai une vision chiffrée et quantitative des éléments dont nous disposons au sein du ministère de l'Agriculture, avec une focalisation sur l'agriculture.
L'institut national de la statistique (Insee) a mis en place un groupe de travail cherchant à définir ce qu'est le rural. Ces travaux ont été présentés à la commission territoires du Conseil national de l'information statistique (CNIS). Le rural est en l'occurrence multiforme. Pour l'Insee, il est défini comme «?l'ensemble des communes peu denses et très peu denses?». Lorsqu'on cherche à mieux cibler ces zones, on distingue les communes sous l'influence d'un pôle urbain, que l'on peut appeler le rural périurbain, et les autres communes. Nos agriculteurs sont plutôt situés dans le rural non périurbain et dans les communes très peu denses. Ce rural périurbain est plus dynamique et bénéficie fortement du dynamisme des métropoles, avec notamment des habitants travaillant en ville mais vivant à la campagne.
Les agriculteurs exploitants sont des non-salariés, chefs d'exploitation qui perçoivent un revenu issu pour partie du résultat d'exploitation. Ces revenus sont dès lors difficilement comparables à des revenus salariés. Il est donc plus difficile de caractériser le niveau de pauvreté de ces personnes, qui peuvent enregistrer de faibles résultats d'exploitation une année donnée, pour des raisons économiques ou météorologiques, sans être appauvries sur une durée plus longue si leur exploitation est rentable. Elles peuvent en outre décider de s'allouer un revenu ou non, indépendamment du résultat d'exploitation, avec par exemple la possibilité de privilégier un investissement dans l'exploitation afin d'améliorer son rendement futur. Le patrimoine professionnel est ainsi fortement imbriqué avec le patrimoine privé, ce qui induit une plus grande difficulté à caractériser la pauvreté de ces agriculteurs exploitants.
Pour autant, un certain nombre d'études se sont penchées sur les revenus de ces ménages agricoles. Plusieurs d'entre elles ont été publiées en 2020 par l'Insee, et montrent que ces ménages sont davantage soumis à la pauvreté que les ménages des zones comparables. En Bourgogne-Franche-Comté, par exemple, les personnes vivant dans les ménages agricoles sont plus souvent touchées par la pauvreté que l'ensemble de la population de la région : le taux de pauvreté des ménages agricoles y est de 18 % contre 13 % en moyenne dans la région. C'est dans les territoires spécialisés dans l'élevage bovin que le niveau de vie est le plus faible. Ces revenus sont en effet souvent liés au type de production, et affichent une forte disparité. Les revenus peuvent par exemple être très élevés ou assez faibles au sein de la viticulture tandis que dans l'élevage, ils sont généralement plus concentrés et plus faibles.
De façon générale, dans la «?France de province?», en 2015, 20 % des ménages agricoles étaient pauvres contre 14 % de l'ensemble des ménages actifs. Pour autant, les agriculteurs ont souvent un patrimoine relativement élevé, correspondant au patrimoine professionnel : 90 % d'entre eux possèdent ainsi un patrimoine immobilier, contre une moyenne de seulement 60 % pour l'ensemble de la population.
Nous nous intéressons en outre à la situation des salariés du secteur agricole. Les salaires de l'ensemble de ces salariés s'élevaient à 12,49 euros par heure en 2016, soit 1,29 SMIC. Ils ont affiché une progression de 1,4 % par an. Pour les saisonniers et occasionnels, ils représentaient 1,15 SMIC, se rapprochant de situations considérées comme précaires, à double titre : des salaires beaucoup plus proches du SMIC et des durées du travail s'éloignant du plein temps. Les salariés agricoles sous statut précaire (CDD, saisonniers) assurent la moitié du volume de travail salarié et représentent 80 % des travailleurs directement salariés par les exploitations agricoles. Ils fournissent donc la majorité de la force de travail sur ces exploitations, contrairement aux salariés permanents. Une proportion croissante de travailleurs agricoles est salariée par des entités juridiques extérieures, qu'il s'agisse de prestataires de services ou d'agences d'intérim. Le secteur agricole a de plus en plus recours au travail détaché. Pour autant, nous n'avons pu trouver de données sur le taux de pauvreté de ces personnes. Il s'agit souvent de personnes assurant plusieurs activités dans l'année, avec plusieurs employeurs, ce qui complexifie le suivi et la caractérisation en termes de revenu complet et de taux de pauvreté.
S'agissant des marchés du travail, une étude de France Stratégie sur la thématique «?Chômage et territoires : quel modèle de performance ??» conclut que la typologie urbain/rural ne suffit pas à caractériser la performance d'un territoire, et qu'il existe une multitude de trajectoires possibles de lutte contre le chômage , de sorte qu' «?un levier efficace semble résider dans un modèle de développement qui s'appuie sur les ressources à disposition, en misant sur une complémentarité avec les territoires adjacents?». L'étude n'identifie donc pas de phénomène systématique concernant les territoires ruraux, certains parvenant à lutter contre le chômage et à permettre un accès à l'emploi suffisant aux habitants.
Enfin, du point de vue de l'accès à l'éducation, l'enseignement technique agricole propose une offre éducative adaptée au monde rural. Nous disposons de publications sur l'implantation de ces établissements sur l'ensemble du territoire. Le taux d'internes parmi les élèves de ces établissements est très élevé, et leur permet d'accéder à des formations diverses sur l'ensemble du territoire. Ces établissements agricoles comptent ainsi 56 % d'internes en moyenne contre 4 % pour les établissements de l'éducation nationale.
Je trouve d'abord révélateur que vous auditionniez le ministère de l'agriculture dans le cadre d'une telle table ronde. Mes parents étaient agriculteurs, ma mère a perçu une retraite inférieure au seuil de pauvreté et dire cela me donne l'occasion d'insister sur le fait que nous sommes entourés, dans les territoires les plus ruraux, de personnes dans cette situation, mais qui n'en parlent pas par pudeur. Néanmoins, d'autres catégories professionnelles côtoient l'agriculture. Il est donc grand temps de considérer que les territoires ruraux ne sont pas exclusivement composés d'agriculteurs, mais aussi d'autres familles. À titre d'exemple, ma commune de 320 habitants compte seulement une famille d'agriculteurs.
Le sujet de la ruralité et de la pauvreté dans les territoires ruraux m'amènera à vous parler du mouvement des gilets jaunes, que beaucoup ont jugé justifié. Dans les territoires ruraux vivent des personnes qui perçoivent des petits revenus et s'éloignent des endroits où les loyers sont élevés. Ils sont donc contraints de se déplacer pour travailler, se soigner ou se cultiver. Ce phénomène a déclenché un mouvement de colère, lorsqu'il s'est agi d'augmenter les taxes sur les carburants.
Des mesures comme le petit-déjeuner gratuit ou la cantine à 1 euro sont réservées aux communes en dotation de solidarité rurale (DSR) cible, qui ont été élargies à toutes les communes en DSR de moins de 10?000 habitants. Je trouve la notion de territorialisation de la pauvreté regrettable. S'il est possible d'individualiser la comptabilisation des mesures, par exemple les prix applicables à la cantine en fonction du revenu de référence fiscal, nous pourrions en faire de même pour les petits-déjeuners gratuits ou la cantine à 1 euro.
Dans les territoires ruraux, les maires ne peuvent tout faire. Nous avons de nombreux partenaires : Familles rurales, la Ligue de l'Enseignement, etc. L'économie sociale et solidaire ne se délocalise pas et permet d'organiser le maillage territorial. Le maire reste quant à lui le levier des solidarités dans ces territoires dits les plus pauvres. Je n'imagine pas que les maires puissent se passer des associations, et inversement. Les maires et les associations, depuis un an, ont organisé les solidarités. Là où il y a de la pauvreté, il faut qu'il y ait de l'humain.
Bonjour à toutes et à tous. Merci de nous avoir invités à votre audition. Familles rurales est le premier mouvement familial en France, avec 150?000 familles adhérentes et 2?200 associations locales réparties sur l'ensemble du territoire, qui agissent au quotidien pour contribuer au vivre mieux des familles sur les territoires ruraux. Nous sommes également installés en milieu périurbain, mais essentiellement dans des zones très rurales, où très peu de services sont présents ou bien nous quittent. Ces associations locales sont organisées en fédérations départementales, afin de bénéficier d'un accompagnement dans leur vie associative, leurs tâches, ressources humaines, etc., puis en fédération régionale et en fédération nationale, que j'ai le plaisir de présider.
La mission principale de Familles rurales est de répondre aux attentes des familles sur les territoires ruraux en mettant en place des activités et des services. Nous le faisons en partenariat étroit avec les collectivités locales, les caisses d'allocations familiales (CAF), la mutualité sociale agricole (MSA) ainsi que des acteurs privés. J'invite tous les acteurs à travailler en complémentarité et en partenariat. C'est lorsque nous créons des synergies, en effet, que nous pouvons améliorer le quotidien des familles.
D'un point de vue politique, notre mouvement consiste à défendre la famille en général, mais également la ruralité. En effet, les territoires ruraux ont été souvent oubliés des politiques publiques et sont parfois en souffrance. Nous sommes également une association de défense des consommateurs. Nous avons l'habitude, en la matière, d'agir à trois niveaux. En termes de prévention, d'abord, nous menons des actions pour sensibiliser les familles sur les aspects budgétaires et le pouvoir d'achat. Nous menons par ailleurs des actions d'accompagnement lorsque celles-ci sont en difficulté, via des points conseil budget (PCB) par exemple. Enfin, en matière de réinsertion, le microcrédit permet aux familles d'accéder à la mobilité, notamment par l'achat d'un véhicule. Le problème de la mobilité est en effet déterminant dans le milieu rural.
L'objectif est avant tout d'éviter la stigmatisation. M. Carteret a évoqué la pudeur. Nous constatons ce phénomène au quotidien, dans nos nombreuses structures d'accueil. La stigmatisation, en l'occurrence, affecte considérablement le recours aux droits. Nous sommes donc très attentifs à cet aspect, et nous attachons à repérer les personnes en situation de fragilité le plus en amont possible afin d'agir en prévention.
La gestion actuelle des aides publiques ne suit pas, comme nous le faisons une logique de budget. Les droits sont accordés en fonction des ressources, mais ne tiennent pas comptent des charges. Or, celles-ci sont beaucoup plus élevées pour les familles vivant en milieu rural qui font face à des problématiques spécifiques de mobilité. Le livre blanc d'EDF publié en 2020 évalue par exemple le surcoût moyen des dépenses en énergie des ménages en milieu rural de 20 % par rapport à la moyenne nationale. S'agissant des carburants, le surcoût s'élève à 40 %. Nous avons ainsi pressenti la crise des gilets jaunes, car nous avions déjà de nombreux retours en la matière. Nous avons conscience des préoccupations climatiques et de la nécessité de limiter les émissions de gaz à effet de serre, mais constatons que la taxe carbone, en ce qu'elle frappe des carburants déjà très impactants sur le pouvoir d'achat des familles, pose un problème considérable.
Au sujet du dispositif sur la rénovation énergétique, qui répond au besoin de mettre un terme aux «?passoires énergétiques?» et à la nécessité de l'isolation, les familles en situation de fragilité ne peuvent assumer un reste à charge de 500 à 1?000 euros pour les travaux. De plus, l'amortissement des travaux devrait pouvoir être mesuré.
Une enquête de l'inspection générale des affaires sociales (IGAS) arrivait au constat selon lequel les ruraux sont plus souvent pauvres, pour un certain nombre de raisons. D'abord, les revenus sont inférieurs aux autres catégories sociales. Le taux de pauvreté s'établissait ainsi à 13,7 % en 2006, contre 11 % dans l'espace urbain. Nous voyons donc que la pauvreté touche davantage le milieu rural que le milieu urbain.
Je souhaitais également évoquer la situation particulièrement préoccupante des jeunes, notamment les jeunes étudiants qui doivent faire face à des difficultés financières du fait de la crise sanitaire. Ceux-ci doivent trouver un appartement, font face à des problèmes de mobilité, ne peuvent exercer d'emploi étudiant, et n'ont pas toujours la chance de pouvoir être accompagnés par leur famille. En 2017, lors des élections présidentielles, nous avions proposé la mise en place d'une allocation complément d'autonomie formation concernant tous les jeunes de 18 à 24 ans en formation.
En ce qui concerne votre question sur les freins à l'accès à l'emploi, le premier d'entre eux est la mobilité, pour les jeunes comme pour les ménages qui nécessitent deux véhicules. Les auxiliaires de vie, par exemple, dont les salaires sont généralement peu élevés, doivent avoir un véhicule en bon état ou le faire entretenir, ce qui représente un coût considérable.
S'agissant des indicateurs, le critère des revenus d'une famille n'est pas suffisant à lui seul. Les charges devraient également être prises en compte, de même que la part des dépenses énergétiques, les coûts liés aux déplacements et à la mobilité, ou encore la proximité des services publics. La distance de l'accès aux soins, notamment, est une difficulté récurrente sur les territoires ruraux. D'autres critères pourraient être, du point de vue de la mobilité, la disponibilité des transports collectifs, ou encore l'accès au numérique et l'équipement informatique. Selon une enquête que nous avons conduite avec l'IFOP en décembre 2020, pour 64 % des Français, le manque de services publics et de services de proximité est un véritable frein à l'installation dans les territoires ruraux. De plus, 52 % des habitants des territoires ruraux considèrent que leur commune ne bénéficie pas de l'action des pouvoirs publics, contre seulement 27 % de l'ensemble des Français.
L'impact de la crise sanitaire est quant à lui apparu dans les actions que nous menons en matière de microcrédit. Nous avons ainsi constaté une baisse de 30 % des demandes, liée à la disparition d'offres d'emploi et à des difficultés financières qui ne permettaient pas de faire face à un microcrédit. La crise a en outre mis en évidence la fracture numérique, notamment à la fermeture des écoles pendant les phases de confinement. Faute d'équipement adapté et de bonne utilisation de l'équipement numérique, de nombreux enfants n'ont pas été en mesure de suivre les cours à distance. On estime que 28 % des ruraux ont connu des problèmes de connexion, ce qui est source d'une grande inégalité dans le contexte actuel et plus généralement compte tenu de l'importance grandissante des nouvelles technologies dans les modes de travail.
Sur le sujet du non-recours au droit, qui est une véritable problématique sur les territoires ruraux, je souhaite souligner la pertinence des points conseil budget (PCB), qui donnent toute satisfaction aux publics. Malheureusement, 50 % de nos structures n'ont pas été labellisées l'année dernière, au profit de structures plus urbaines. Le PCB est un outil pertinent, notamment les PCB itinérants, qui répondent tout à fait à l'attente des habitants des territoires ruraux, en particulier isolés.
En conclusion, nos préconisations sont les suivantes : éviter la stigmatisation des publics, imposer une obligation de résultat dans le cadre de travaux de rénovation énergétique ; instaurer un « zéro reste à charge » pour les plus modestes qui engagent des travaux de ce type ; faire la promotion de dispositifs de type «?Hameaux légers?», qui permet l'installation et l'accès à l'habitat et au logement dans les territoires ruraux dans des conditions financières intéressantes : et enfin, instaurer un chèque «?fruits et légumes?» pour permettre aux familles en situation de précarité d'accéder à une alimentation saine.
Merci à tous nos intervenants. Monsieur le vice-président de l'association des maires ruraux de France, vous avez indiqué qu'il était dommage de parler de «?territorialisation de la pauvreté?». Nous sommes d'accord pour affirmer que les contextes sont spécifiques en milieu rural, étant entendu que ce dernier doit être défini précisément. Du point de vue des acteurs de terrain, existe en outre des enjeux de proximité effectifs, qui peuvent être des atouts comme des inconvénients. D'un point de vue positif, nous sommes tous en mesure de visualiser un certain nombre de publics qui sont dans la pauvreté et d'avoir accès à des indicateurs précis et immédiats. En revanche, dans les petits villages, le basculement d'une catégorie sociale à l'autre peut être vécue comme stigmatisante et donc dissimulée par les personnes concernées.
Vous avez d'ailleurs parlé de pudeur. Nous pensons en effet qu'un certain nombre de phénomènes ne sont pas nécessairement mis en évidence, comme l'enjeu des retraites faibles, sujet qui a souvent été abordé au Sénat. Nous savons que le seuil de 60 % définissant la pauvreté n'est pas atteint, mais ces éléments ne sont pas évoqués. Les solutions à trouver sur ce type d'enjeux ne doivent-elles pas être radicalement différentes de celles qui concernent d'autres milieux ? Ne pensez-vous pas qu'en milieu rural, où il est parfois difficile de partager avec les professionnels ou les travailleurs sociaux, il est nécessaire de renforcer considérablement la place du maire, des centres communaux d'action sociale (CCAS) et des secrétaires de mairie, afin d'éviter des basculements dans la pauvreté ? Devons-nous travailler sur quelques prestations clés, en particulier les pensions de retraite perçues par les agriculteurs ? Au fond, ne reste-t-il pas un modèle différent et nouveau à inventer sur le milieu rural, qui fait face à des problématiques bien spécifiques que le mouvement des gilets jaunes a notamment mis en avant ?
Nous tenons ces propos depuis longtemps. Hélas, les difficultés se sont accrues. Vous avez parlé d'un renforcement de la place du maire ; je pense que l'AMRF a trouvé sa place de ce point de vue. En effet, le rôle du maire fait l'objet d'une réelle prise de conscience. Ce week-end, il a été demandé aux maires s'ils souhaitaient le report des élections. Pour la première fois, la voix d'un maire rural a été égale à celle d'un maire urbain, du point de vue de la consultation.
J'ai effectivement dénoncé le ciblage territorial de certaines politiques. Dans les secteurs pauvres, les plus éloignés des villes, certaines personnes ont des salaires convenables. La caisse d'allocation familiale (CAF) demande aux associations qui gèrent les cantines de mettre en place trois tarifs différents, ce qui signifie qu'il est possible d'individualiser les aides. Aujourd'hui, dès lors qu'une commune est éligible à la DSR, l'ensemble des familles qui y résident ont droit à la cantine à 1 euro, ce qui n'est pas forcément juste par rapport à des familles en situation de pauvreté mais ne résidant pas dans une commune éligible à cette dotation.
Il est par ailleurs proposé aux jeunes d'accomplir un service civique. Or il n'en existe pas dans les territoires ruraux. Nous ne savons pas comment canaliser ces jeunes. Il est nécessaire de réfléchir à une aide aux déplacements et à la mobilité, voire à l'hébergement.
Il est en outre nécessaire de ramener les services dans les territoires. Le mouvement des gilets jaunes a cherché à dénoncer les déplacements forcés. Quelque vingt ans après la constitution de zones artisanales, nous nous apercevons que les personnes se sont concentrées à leur périphérie autour de ces zones, et que des déserts se sont formés entre elles. Nous n'avons par ailleurs plus de médecins. Il serait utile d'évoquer l'agenda rural et de faire avancer les propositions pour l'installation de médecins et de services de santé. La culture doit elle aussi être réinstallée dans les territoires ruraux. Les mobilités sont en effet des dépenses très coûteuses. Ces problématiques et coûts liés à la mobilité privent de nombreuses personnes âgées modestes de la possibilité de profiter de leur retraite.
Le maire est aujourd'hui le référent au plus près des habitants. Les maisons France Services doivent ainsi avoir pour premier maillon la mairie, où les habitants peuvent se rendre à pied. Pour redonner de la vie à la ruralité, nous devons travailler tous ensemble pour ramener ces services sur les territoires, grâce à l'économie sociale et solidaire et au travail des bénévoles. Il est nécessaire de redonner leur place aux maires, aux conseils municipaux et aux CCAS, qui sont malheureusement devenus facultatifs. Nous avons pour notre part créé un centre intercommunal d'action sociale (CIAS). Les grandes communautés de communes devraient comprendre quatre à cinq CIAS, pour permettre un rapprochement des hommes et des femmes au service des plus pauvres et des plus démunis.
L'AMRF va travailler avec Familles rurales en Bourgogne-Franche-Comté et mettra prochainement à disposition des ordinateurs de Familles rurales pour la mise en oeuvre d'activités à destination des enfants à partir de la rentrée.
Les nouvelles familles s'installant en milieu rural, issues d'autres régions ou de zones plus urbaines, viennent-elles y chercher un nouveau refuge, parfois avec certaines illusions, notamment au sujet du numérique ou des services publics à disposition ?
Monsieur Marmier, vous avez parlé de l'enjeu de la labellisation des points point conseil budget. S'agit-il d'une labellisation France Services ?
Je souhaiterais avant tout revenir sur la première question de Madame la rapporteure concernant l'accompagnement des familles en situation de précarité des territoires ruraux. De nombreux acteurs associatifs interviennent d'ores et déjà sur les territoires. Familles rurales existe depuis 75 ans et a évolué en fonction des nouvelles attentes. Des individus sont donc engagés sur les territoires et connaissent mieux que personne leurs habitants. Il est dès lors crucial de soutenir les réseaux associatifs pour leur permettre de jouer pleinement leur rôle. C'est via la mise en place de partenariats que nous pourrons trouver des solutions avec les collectivités, les maires et les associations. Il est en outre nécessaire de conserver une action à échelle humaine, sans quoi les relations deviennent purement « administratives » comme cela risque d'être le cas dans les trop grandes intercommunalités.
Vous avez en outre évoqué le problème des retraites des agriculteurs, que je rejoins. Il faut cependant garder en mémoire qu'il ne concerne que 2,5 à 3 % de la population. Il s'agit d'un problème important, qui doit être cependant traité à part de celui de la pauvreté et de la précarité des familles rurales dans leur ensemble.
S'agissant des points conseil budget, ce dispositif a été mis en place par l'État, et suppose une attribution du label par la CAF. Il est nécessaire pour cela de répondre à certains critères de qualité d'accueil, de compétences, etc. Une fois le label décerné par la CAF, un financement est attribué à la structure. De nombreuses structures d'accueil de notre réseau avaient réalisé les démarches pour obtenir ce label, mais ne l'ont pas obtenu, parce que son attribution a plutôt été dirigée vers les zones périurbaines ou urbaines. Ce dispositif a pourtant toute sa pertinence pour accompagner les familles en situation de précarité ou de pauvreté en milieu rural.
Dans le monde agricole, les interlocuteurs sont nombreux, qu'il s'agisse des chambres d'agriculture, de la MSA, des organisations professionnelles, etc. Ils sont connus des agriculteurs, bien que des situations puissent s'aggraver.
S'agissant de la fracture numérique, le sujet, effectivement très important, est lié à l'âge des personnes plutôt qu'aux territoires, bien qu'il existe des zones blanches. Le ministère de l'agriculture a conduit cette année un recensement auprès de 500?000 agriculteurs, en grande partie par internet. Celui-ci a bien fonctionné, témoignant de fait que les agriculteurs sont donc relativement bien équipés. En revanche, après un certain âge, cet usage devient parfois plus difficile.
Il se pose également un problème de complexité, pour l'accomplissement de certaines tâches administratives notamment...
L'accès aux services publics revêt certaines complexités, en dépit de la présence de points d'accès numériques.
En effet, un problème se pose en particulier lorsqu'il n'est plus possible d'accéder à un service que par la voie numérique.
L'octroi d'aides repose sur des effets de seuil. Très souvent, elles sont attribuées ou non à quelques euros près. Pourrions-nous travailler sur des plafonds dégressifs ?
Nous avons de nouveaux habitants, mais ils ne proviennent pas de la ville. Il est nécessaire de réfléchir à la réimplantation de services et de commerces dans les bassins de vie. Nous avons probablement eu tort de concentrer les artisans sur des zones artisanales, au sein des communautés de communes. J'ai été directeur d'école, et j'avais dans ma classe, il y a 30 ans, des enfants d'agriculteurs, de médecins, de salariés, de demandeurs d'emploi, etc. Aujourd'hui, la directrice actuelle fait part d'une paupérisation et d'une absence de mixité, parce que les populations n'appartenant pas aux catégories sociales les plus basses ne sont plus dans nos communes. Les communautés de communes, qui ont la compétence économique, devraient aider les artisans à s'installer dans les villages plutôt que dans les zones, qui contribuent à la paupérisation alentour, et à la disparition de la mixité sociale. Les plans locaux d'urbanisme intercommunaux (PLUI) qui empêcheront les constructions dans certains lieux y contribuent également. Les contrats de relance et de transition écologique (CRTE) vont quant à eux être conclus avec les communautés de communes, ce qui pose la question des projets montés par les maires. Ces sujets doivent être approfondis, grâce à une prise de conscience que la ruralité peut être une chance pour la France.
En ce qui concerne la question des seuils, vous avez raison. Plus largement, la difficulté à remplir un dossier pour prétendre à un dispositif tel que la rénovation énergétique peut être un obstacle. De nombreuses personnes âgées, notamment, ne sont pas en capacité de suivre ces démarches administratives extrêmement lourdes, si une structure d'accompagnement ne les y aide pas. Une dégressivité devrait effectivement être appliquée aux seuils, pour permettre à certaines personnes d'en bénéficier. Plus largement, un travail d'allègement des démarches administratives devrait être engagé, pour permettre à chacun de pouvoir prétendre à des aides lorsque des dispositifs existent.
S'agissant des enjeux de mixité et de formation des jeunes, une des préconisations de France Stratégie consiste à travailler sur une prestation monétaire pour les jeunes en études. Avez-vous pu constater qu'un certain nombre de jeunes qui ont le potentiel de suivre des études se trouvent freinés par des enjeux financiers ?
Jean-Paul Carteret. - Ce que vous évoquez a toujours existé mais ce phénomène s'est aggravé. Certains n'ont pu aller à l'université parce que leurs parents ne pouvaient payer les droits d'entrée ou la location d'un appartement en ville.
Ma dernière question s'adresse à M. Marmier. Nous parlions des nouveaux habitants. Vos associations accueillent-elles en conséquence de nouveaux publics, comme les artisans ou les autoentrepreneurs ?
Nous voyons effectivement de nouvelles personnes s'engager dans le tissu associatif. À titre d'exemple, dans le sud-ouest, la présidente d'une association locale est une Anglaise, venue habiter la région. Il s'agit d'un signal positif. Il nous appartient de savoir intégrer ces nouvelles familles, afin de contribuer au développement de nos territoires.
Avec la crise sanitaire, percevez-vous l'accueil de nouveaux publics dans les associations caritatives ?
Nous ne sommes pas, pour ce qui nous concerne, une association caritative. Malheureusement, depuis la crise, nous recensons plutôt une baisse du fait des fermetures des structures d'accueil et de l'arrêt des activités. Ces familles perdent ainsi le lien avec l'association. Des bénévoles peuvent en outre se démotiver, car la crise sanitaire nous éloigne tous. Il s'agit de se donner les moyens d'accompagner ces personnes afin de rebondir à l'issue de la crise sanitaire.
Je vous remercie très sincèrement pour cette audition. Nous vous souhaitons une bonne continuation dans vos associations respectives, et un bon courage.
La réunion est close à 17 heures 30.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.