Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, si les langues ont vocation à permettre aux hommes de communiquer entre eux, il est permis de convenir que le français a poussé assez loin cette logique, jusqu’à l’universel. Après avoir été la langue de la diplomatie européenne, il a été celle de l’olympisme, et la France détient toujours le record du nombre de prix Nobel de littérature. En cela, c’est un bien collectif. Aucune faction ne devrait pouvoir le confisquer pour servir ses intérêts.
Le français est une langue syllabique, qui implique de pouvoir lire à haute voix sa forme écrite. C’est aussi une langue irrégulière, dont l’apprentissage est réputé difficile. Malgré cela, nous observons que certains militants s’activent pour la complexifier en ajoutant un nouveau mode grammatical : l’inclusif. Ils la parasitent de déclinaisons imprononçables et de pronoms fantaisistes, non pas pour la nourrir, puisque, après tout, la langue est un organe vivant, mais pour la refonder et substituer au français un idiome seulement compréhensible d’un groupe de locuteurs, qui, sous le masque de l’égalité, cultive l’entre-soi d’une avant-garde éclairée.
Un tel sabir visant à se démarquer pourrait nous divertir, comme le faisaient les vieux jargons français d’autrefois, tels le javanais, le louchébème ou même le verlan, qui remonte au XIIe siècle. Sauf qu’aujourd’hui les facéties des promoteurs de l’écriture dite inclusive ne nous amusent plus : nous sommes passés de Queneau à Orwell, de l’argot à la novlangue !
Du camp de ses partisans, j’entends monter le contentement de renverser les statues de linguistes distingués disparus il y a trois ou quatre siècles. Ce ne sont pas eux qu’ils touchent. En imposant leurs écrits indéchiffrables, ils sapent en réalité le patient travail de nos instituteurs et de nos professeurs de français, qui s’efforcent de transmettre à leurs élèves, dont le français n’est parfois pas la langue maternelle, l’autonomie dans la lecture et l’écriture, donc dans la vie.
Malgré cela, en fin de troisième, 15 % des collégiens ne maîtrisent pas le français ou le maîtrisent mal. En outre, 27 % des entreprises ou administrations interrogées déplorent régulièrement des problèmes causés par l’incompréhension de la langue écrite. Les orthophonistes nous alertent sur les difficultés bien réelles engendrées par l’inclusif pour la lecture des dyslexiques, sans parler de celles qui sont rencontrées par les malvoyants et les personnes âgées.
Alors, c’est vrai, en français, le genre neutre est porté par le masculin. Cette règle date du XVIIe siècle, époque à laquelle l’Académie a voulu encadrer l’usage d’une langue encore adolescente. Mais est-ce vraiment la grammaire qui a mis les femmes en état de minorité ? Lui faire porter cette responsabilité au nom de la « représentation mentale » induite ne me semble guère étayé. A contrario, le persan, le chinois ou le turc ne distinguent pas les genres : sont-ils pour autant des facteurs de libération pour leurs locutrices ?
Cependant, et par définition, une langue vivante n’est pas inerte. Je me réjouis en cela de la féminisation des métiers et des fonctions qui ont tant tardé à être exercés par des femmes. Mais n’embrigadons pas notre langue ! N’en faisons pas un ferment de division, alors qu’elle doit rester ce terrain d’entente et, donc, de dialogue.
Miner la structure même de la langue, c’est signifier aux individus d’une société qu’ils n’ont plus d’essence commune, qu’ils n’ont plus vocation à s’adresser les uns aux autres, qu’ils n’ont finalement plus rien à faire ensemble. Or, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, aujourd’hui, notre société a davantage besoin de traits d’union que de points médians.