Merci Madame la présidente.
Chers collègues, vous l'avez rappelé, Madame la présidente, le 5 mars 2020, nous organisions notre dernier gros événement avant l'annonce du premier confinement en France : un colloque à l'occasion du 25e anniversaire de la Conférence mondiale de Pékin sur les droits des femmes. Nous tentions alors de répondre à cette question : 25 ans après la Conférence mondiale de l'ONU sur les femmes à Pékin : où en sont les droits des femmes ?
Si le constat dressé à l'époque par nombre de nos interlocuteurs était déjà pessimiste sur la réalité de l'avancée des droits des femmes dans certains pays, comment ne pas penser aujourd'hui que nous étions encore loin du compte il y a seulement un an ? La réponse à cette question est en effet aujourd'hui encore plus alarmante.
La pandémie de Covid-19 a exacerbé, à travers le monde, les inégalités de genre déjà à l'oeuvre avant le début de cette crise sanitaire, économique et sociale mondiale. Ainsi, ONU Femmes estime que cette pandémie pourrait avoir effacé, en une année seulement, les vingt-cinq ans de progrès réalisés en matière d'égalité femmes-hommes depuis la Conférence mondiale de Pékin.
Quelques chiffres me semblent assez marquants pour illustrer le chemin qu'il reste à parcourir :
- les femmes gagnent encore 20 % de moins que les hommes et 70 % des 1,2 milliard de personnes vivant avec moins de un dollar par jour sont des femmes ;
- deux tiers des adultes analphabètes sont des femmes et encore aujourd'hui , plus de 130 millions de filles de 6 à 17 ans ne vont pas à l'école alors qu'elles sont en âge d'être scolarisées ;
- des millions de filles et de femmes sont victimes de violences, de mariages forcés, de mutilations génitales et chaque trimestre de confinement, à l'échelle internationale, engendrerait 15 millions de cas supplémentaires de femmes et de filles exposées aux violences basées sur le genre.
Comme vous l'avez souligné dans votre propos introductif, Madame la présidente, notre délégation travaille depuis de nombreuses années sur les droits des femmes et des filles dans le monde. Tous nos travaux nous ont confortés dans cette conviction : l'égalité des sexes et l'autonomisation économique et sociale des femmes constituent le socle essentiel d'un développement durable dans tous les pays en voie de développement.
C'est pourquoi il est essentiel, aujourd'hui, d'orienter au mieux le financement de l'aide publique au développement, et en particulier de notre aide bilatérale, vers des projets favorables à l'autonomisation des femmes et au renforcement de leurs droits.
En la matière, la France soutient de longue date les engagements internationaux conclus, dans le cadre de l'ONU notamment, en faveur des droits des femmes, engagements qu'elle défend à l'échelle internationale, dans ses relations bilatérales comme dans les enceintes multilatérales. À cet égard, je citerai notamment l'Agenda 2030 pour le développement durable, adopté par 193 membres de l'ONU en 2015, qui fixe dix-sept objectifs de développement durable (ODD) parmi lesquels l'ODD 5 qui vise à « parvenir à l'égalité des sexes et autonomiser toutes les femmes et les filles ».
La France souscrit également aux critères de marquage « genre » des projets de développement, définis par le Comité d'aide au développement (CAD) de l'OCDE. Le CAD a en effet mis au point un système de notation de l'APD afin d'évaluer le degré d'intégration de l'égalité de genre au sein des projets d'aide publique au développement et d'encourager les pays membres à prendre en compte de façon systématique l'approche du genre dans la définition de leur politique d'APD. La France se réfère donc désormais à ce système de notation pour définir ses objectifs en termes d'APD genrée.
Les trois valeurs possibles pour les projets et programmes examinés sont les suivantes : CAD 0 pour les projets qui ne comportent pas d'objectif d'égalité femmes-hommes ; CAD 1 pour les projets dont l'égalité de genre est un objectif significatif ; CAD 2 pour les projets dont l'égalité constitue l'objectif principal. Les projets marqués 1 ou 2 constituent ce que l'on appelle l'APD genrée.
Au niveau national, la France s'est doté d'instruments spécifiques, dans la lignée de ses engagements internationaux. Sur le plan législatif, la loi du 7 juillet 2014 d'orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale a inscrit explicitement l'égalité entre les femmes et les hommes parmi ses objectifs. En outre, la Stratégie internationale pour l'Égalité femmes-hommes 2018-2022 fixe quatre objectifs principaux pour renforcer la prise en compte du genre dans l'APD bilatérale d'ici 2022 :
- 100 % de marquage genre ;
- 50 % d'APD bilatérale programmable, en volume d'engagement, finançant des projets CAD 1 ou 2 ;
- 50 % de projets financés par l'Agence française de développement (AFD) marqués CAD 1 ou 2 en volume ;
- 700 millions d'euros de programmes marqués CAD 2 financés par l'AFD.
La France a récemment beaucoup progressé en termes de montants et de proportion d'APD genrée. Au niveau mondial, selon les derniers chiffres de l'OCDE, en 2019, 53,1 milliards de dollars d'APD, soit 42 % de l'aide bilatérale ventilable totale des pays du CAD, étaient ciblés sur l'égalité de genre et l'autonomisation des femmes, dont 4,4 milliards de dollars pour la France, représentant près de 40 % de l'APD bilatérale totale française. Ce montant n'a jamais été aussi élevé. Jusqu'à très récemment, la France se situait bien en deçà de la moyenne des pays du CAD de l'OCDE : en 2018, 19 % de l'APD bilatérale française seulement était marquée CAD 1 ou 2 contre 42 % en moyenne pour l'ensemble des pays du CAD.
Dans ce domaine, l'Agence française de développement, principale institution financière publique mettant en oeuvre la politique de développement de la France, a récemment accompli des progrès notables puisque les objectifs qui lui avaient été assignés en termes de marquage « genre » des projets financés dans le cadre de son dernier COM, ont été largement dépassés.
Si d'importantes avancées sont donc intervenues récemment pour mieux orienter les financements de la politique de développement vers des projets favorables à l'autonomie des femmes et au renforcement de leurs droits, il n'en demeure pas moins nécessaire de rester vigilant sur la mise en oeuvre de cette politique comme sur les moyens - humains et financiers - qui lui sont alloués.
C'est dans ce contexte qu'intervient l'examen par le Parlement du projet de loi de programmation relatif au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales, adopté en première lecture par l'Assemblée nationale, le 2 mars dernier, et qui fera l'objet d'un examen en séance publique au Sénat à partir du mardi 11 mai prochain.
Ce projet de loi révise la loi précitée du 7 juillet 2014 et définit pour les cinq ans à venir le cadre et les objectifs de la politique de développement de la France. Il comporte un rapport annexé, nommé Cadre de partenariat global (CPG), qui reprend notamment les cinq priorités sectorielles définies dans le cadre de la Stratégie internationale 2018-2022, parmi lesquelles l'égalité femmes-hommes.
Si, du point de vue de l'intégration du genre comme priorité de la solidarité internationale, la version initiale du projet de loi présentée par le Gouvernement avait été très mal accueillie par les différentes associations et ONG oeuvrant dans le domaine de l'aide publique au développement, et ouvertement critiquée par le HCE, on peut toutefois se féliciter du travail accompli par nos collègues députés lors de l'examen du texte. Ils ont en effet inséré dans le projet de loi un nouvel article 1er A qui inscrit directement dans la loi, et non plus dans le seul CPG, les grands objectifs de la politique de développement. Cet article précise notamment que, « dans le cadre de la diplomatie féministe de la France, la politique de développement solidaire et de lutte contre les inégalités mondiales a pour objectif transversal la promotion de l'égalité entre les femmes et les hommes ».
En outre, le CPG rehausse les objectifs d'APD genrée par rapport à l'actuelle stratégie 2018-2022. Les députés ont ainsi fixé des objectifs de 85 % de volumes annuels d'engagements de l'APD bilatérale programmable marqués CAD 1 et 2 dont 20 % marqués CAD 2, sans pour autant fixer de date pour la réalisation de ces objectifs. Des objectifs intermédiaires ont été fixés dès l'horizon 2025 : 75 % pour les marqueurs 1 et 2 dont 20 % pour le marqueur 2.
Les ONG et associations, que j'ai pu consulter, estiment toutefois que la fixation de cet objectif intermédiaire à l'horizon 2025, si elle constitue une avancée par rapport au texte initial, relève d'un consensus arbitraire autour d'une valeur inférieure de dix points à l'objectif recommandé s'agissant des marqueurs CAD 1 et 2. Certaines critiquent également la qualité de l'intégration du genre dans des projets pourtant marqués CAD 1 et appellent donc à fiabiliser voire externaliser l'évaluation des projets de l'AFD au regard du critère de genre.
Forte de ces différents constats, je formule dans mon rapport neuf recommandations de nature à permettre de mieux intégrer l'égalité de genre au sein de notre politique d'aide publique au développement, de sa conception à sa mise en oeuvre sur le terrain. J'estime que, si ces recommandations sont appliquées, elles permettront à la France de se donner les moyens de ses ambitions en matière de diplomatie féministe.
Afin de rehausser les objectifs d'intégration de l'égalité de genre dans notre politique de développement et de nous donner les moyens de nos ambitions, je formule cinq recommandations :
1 - atteindre 85 % des projets d'APD ayant pour objectif principal ou significatif l'égalité femmes-hommes dès 2025 ;
2 - fiabiliser l'évaluation interne et externe des projets de développement au regard du genre et faire siéger au sein de la commission indépendante d'évaluation de la politique de développement un membre de la commission « Droits des femmes, enjeux européens et internationaux » du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes ;
3 - augmenter la mobilisation de l'APD en faveur des droits et problématiques spécifiques aux filles ;
4 - développer et systématiser les données désagrégées par sexe et par âge et les indicateurs genrés de résultat;
5 - améliorer la lisibilité et la programmation des crédits consacrés à l'égalité femmes-hommes et à la diplomatie féministe.
Si la prise en compte de l'égalité femmes-hommes dans la politique d'aide publique au développement constitue un jalon important de l'affirmation des droits des femmes à l'international, elle ne constitue pas le seul élément d'une diplomatie véritablement féministe.
C'est pourquoi, dans le but de mener une diplomatie féministe transversale plus ambitieuse, je formule quatre recommandations :
1 - intégrer l'approche du genre de façon transversale dans toutes les composantes de la diplomatie française et créer une instance chargée d'impulser cette dynamique et de sensibiliser tous les acteurs ;
2 - systématiser les règles de représentation équilibrée de chaque sexe au sein des instances françaises en charge de l'APD et accélérer les politiques de féminisation des postes à responsabilité ;
3 - systématiser les règles de représentation équilibrée de chaque sexe au sein des conseils locaux de développement ;
4 - pérenniser le financement du Fonds de soutien aux organisations féministes.
Il est temps aujourd'hui d'inviter tous les acteurs de la politique de développement et de solidarité internationale à « chausser les lunettes » du genre pour la conception et la mise en oeuvre de chaque projet de développement.
En cette période de crise mondiale sans précédent, nous nous devons de protéger encore davantage toutes les femmes et les filles victimes d'inégalités et de violences à travers le monde.
Je vous remercie de votre attention.