Intervention de Gilbert Cette

Commission des affaires sociales — Réunion du 12 mai 2021 à 9h30
Proposition de loi visant à lutter contre l'indépendance fictive en permettant des requalifications en salarié par action de groupe et en contrôlant la place de l'algorithme dans les relations contractuelles — Audition de Mm. Gilbert Cette professeur d'économie à l'université d'aix-marseille et bruno mettling président du cabinet de conseil topics et coordinateur de la mission sur la régularisation des plateformes de mise en relation avec une responsabilité sociale

Gilbert Cette, professeur d'économie à l'Université d'Aix-Marseille :

Ce que je vais vous dire est surtout le fruit d'un travail commun que j'ai engagé avec un éminent juriste, Jacques Barthélémy, qui a abouti à différents écrits, papiers et ouvrages, dont le dernier, intitulé Travailler au 21ème siècle, porte beaucoup sur ce sujet.

D'abord, l'émergence, depuis une grosse dizaine d'années, des activités menées par les travailleurs des plateformes a été permise et facilitée par des évolutions technologiques très fortes. C'est dans deux domaines particuliers que la problématique de la réaction à des situations où des indépendants sont très fortement subordonnés sur le plan économique se pose particulièrement. Ces deux activités sont celles du transport urbain, des voitures de transport avec chauffeur (VTC), et celles de la livraison. On a tous en tête, pour le transport urbain, le cas d'entreprises comme Uber et, pour la livraison, le cas d'entreprises comme Deliveroo.

Deuxième point : l'émergence de ces formes d'emploi a entraîné, de la part d'intervenants dans le débat public, la crainte d'une « ubérisation » de plus en plus forte de nos économies et de l'emploi. Cela signifierait que l'emploi salarié serait amené à s'évaporer au bénéfice d'un emploi indépendant très fortement subordonné et qui, aux yeux de beaucoup d'observateurs, serait forme de salariat non avoué, déguisé, et non protégé. Ce constat est pourtant complètement faux d'un point de vue statistique.

En effet, quand on regarde la situation des principaux pays avancés, par exemple celle des 36 pays de l'OCDE, on voit que, sur les deux dernières décennies, la part de l'emploi salarié dans l'emploi total est stable voire augmente dans 33 d'entre eux. J'insiste sur ce point. On ne voit pas de menace pour l'emploi salarié. Qui sont les trois autre pays dans lesquels la part de l'emploi salarié diminue au bénéfice de l'emploi indépendant ? Il s'agit des Pays-Bas, du Royaume-Uni et de la France. Dans ces trois pays, cette inflexion s'est manifestée à partir du moment où des dispositions législatives et réglementaires ont été instaurées pour favoriser l'emploi indépendant. Cela est passé, en France, par la création statut d'auto-entrepreneur. Mais il n'a rien à voir, pour sa plus grande masse, avec ce qu'on évoque ici : l'emploi des travailleurs des plateformes. Une recherche que je finalise avec un autre économiste montre que cette augmentation de l'emploi indépendant en France, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, se fait par substitution avec de l'emploi non déclaré, donc, d'une certaine façon, blanchit de l'emploi non déclaré. C'est la personne qui intervient pour des petits travaux à domicile, et qui se déclarera en entrepreneur indépendant, alors qu'auparavant il faisait ça au noir. C'est ça la masse de la chose.

Il est intéressant d'évoquer ces aspects chiffrés, que l'on peut approfondir. Dans le cadre du groupe d'experts sur le SMIC que j'ai l'honneur de présider, nous avons essayé de cerner statistiquement ces emplois et ces travailleurs des plateformes fortement subordonnés sur le plan économique. J'avais posé la question à l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) et son chiffrage aboutit à moins de 100 000 personnes. Ce n'est pas négligeable, mais cela représente 0,4 % de l'emploi en France et c'est assez stable sur la période la plus récente.

Néanmoins, cela ne signifie pas qu'il ne faut pas s'y intéresser. Quand on regarde les mutations que connaît l'emploi indépendant - qui, globalement et au-delà des travailleurs des plateformes, correspond à 10 à 11% de l'emploi total -, on constate l'émergence, sur les deux dernières décennies, de deux types d'emploi. D'un côté, l'emploi indépendant très qualifié (expertise, conseil) représente des gens qui ont une autonomie, une formation, un niveau de qualification de diplôme qui leur permet de négocier leurs conditions de travail et de rémunération de façon avantageuse. À l'autre extrême, on assiste à l'émergence des travailleurs des plateformes fortement subordonnés. Cette émergence semble achevée, et concerne environ 100 000 personnes.

Pour ces travailleurs indépendants de plateformes fortement subordonnés sur le plan économique, on est face à des personnes assez peu formées, assez peu qualifiées, qui ont un pouvoir de négociation très faible, et dont il est justifié de se préoccuper de la protection. Beaucoup d'intervenants la limitent à la question de la protection sociale, en disant que, comparés à des salariés - et sachant qu'ils sont aussi subordonnés que des salariés sur le plan économique - ils pâtissent d'un déséquilibre de protection en matière d'assurance chômage ou de retraite. Mais le déséquilibre de protection est beaucoup plus vaste, et c'est à ce titre que nous nous y étions intéressés dans le cadre du groupe d'experts sur le SMIC. Par exemple, il n'y a pas de protection de revenu : ces travailleurs ne bénéficient pas de l'équivalent du SMIC pour les salariés, c'est-à-dire d'un revenu minimal. Il n'y a pas non plus de protection d'amplitude de travail maximal comme il en existe pour les salariés. La préoccupation est forte, puisqu'il s'agit de la protection de la santé du travailleur ! C'est très sérieux. Il n'existe pas non plus de protection relative aux conditions de séparation : une plateforme peut déconnecter l'un de ses travailleurs très facilement, et le recours de ces travailleurs n'est pas aussi facile que pour un salarié. S'il conteste les motivations implicites ou explicites de cette séparation, il doit aller en tribunal de commerce, ce qui n'est pas facile, alors que le travailleur peut aller devant les prud'hommes, ce qui est plus simple.

Il existe même un déséquilibre en termes financiers, puisque beaucoup de ces travailleurs des plateformes fortement subordonnés apportent leur outil de travail. Le conducteur de VTC finance son véhicule, tandis que le salarié voit son outil de travail financé par l'entreprise.

Le déséquilibre de droits et de protection dépasse donc largement la sphère de la protection sociale. À ce titre, compte tenu du faible pouvoir de ces travailleurs fortement subordonnés, il faut s'en préoccuper et agir, même si leur nombre est assez limité.

Comment peut-on réagir ? Notre analyse, avec Jacques Barthélémy, nous a mené à penser que quatre réactions étaient possibles.

D'abord, on peut ne rien faire. C'est ce que font la majorité des pays. Mais cela expose les travailleurs en question, et les personnes qui les mobilisent dans le travail - et je n'utilise pas le terme d'employer car la plateforme n'emploie pas le travailleur qu'elle mobilise -, à un risque permanent de requalification en salarié de la part des juges, en cas de contestation du travailleur. Le juge, sur des éléments factuels comme le contrôle des conditions de travail ou le pouvoir de sanction éventuel, pourra être amené à requalifier. La situation qui en découle est très instable pour ces activités.

On peut aussi - comme l'Italie ou le Royaume-Uni - mettre ces travailleurs dans une catégorie intermédiaire entre le salarié et l `indépendant, qui n'existe pas en France. C'est le worker au Royaume-Uni et les cococo en Italie. Il ne s'agit pas ici de les requalifier en salarié : c'est une catégorie intermédiaire, de « para-subordonné », pour reprendre une appellation chère à mon co-auteur Jacques Barthélémy. Notre point de vue est que la création de ce statut intermédiaire serait une erreur. La frontière est parfois floue entre le salarié et l'indépendant, mais en créant cette catégorie intermédiaire, on complexifie encore les choses. On remplace en effet une frontière floue entre salarié et indépendant par deux frontières floues, entre le salarié et le para-subordonné, et entre ce para-subordonné et l'indépendant. Le problème serait donc complexifié, en particulier dans un pays comme la France.

Une troisième solution consiste à requalifier systématiquement ces travailleurs des plateformes fortement subordonnés sur le plan économique en salariés. À ma connaissance, seule l'Espagne a récemment retenu ce choix. Il nous paraît totalement erroné, car il revient à vouloir faire rentrer à toute force dans la catégorie de salarié, conçue et élaborée dans le contexte de la civilisation de l'usine, une forme d'activité différente et qui appelle des flexibilités différentes. C'est une mauvaise réponse à un vrai problème.

Depuis cinq ans, nous préconisons donc, Jacques Barthélémy et moi, d'essayer de faire émerger par la négociation collective des protections qui soient associées aux spécificités de ces formes d'activités dans tous les domaines où ces protections sont à l'heure actuelle appauvries, voire déficientes, par rapport aux salariés. Il faut donc trouver les moyens de faire émerger cette négociation collective entre plateformes et les travailleurs qu'elles mobilisent pour que des normes soient élaborées de façon conventionnelle, et qu'elles fixent des seuils auxquels soit associé tel ou tel type de protection. Il faut que cela soit interactif et dynamique, avec un regard permanent pour savoir si ces normes doivent être adaptées. Elles ne sont pas les mêmes dans les différents domaines de la protection que j'ai évoqués tout à l'heure. Les spécificités des activités doivent être ici prises en compte.

Pour conclure cette intervention liminaire, je souligne que l'émergence de ces activités a apporté beaucoup de choses à notre économie. Elle a d'abord constitué une transition vers l'emploi et l'activité de personnes qui en étaient très éloignées. Tous les sondages nous montrent que ces travailleurs, dans leur majorité, veulent rester indépendants.

Deuxièmement, sur le plan économique, cela a permis le développement d'activités et d'emplois, et a entraîné une baisse des rationnements. Vous savez comme moi que trouver un taxi en juillet ou en août à Paris, avant l'émergence de ces plateformes, n'était pas facile. Nous avions du mal à réformer la profession de taxi, et ce rationnement bridait le développement d'activités touristiques. L'émergence de ces plateformes a permis de débrider cela et de lever ce rationnement. C'est un mieux pour le pays et le développement de l'activité touristique en France.

L'équation devant laquelle on se trouve est complexe. Il ne faut surtout pas détruire ces formes d'activités. Il faut développer et renforcer la protection des travailleurs des plateformes concernés, quand ils sont fortement subordonnés sur le plan économique. C'est sur cette ligne de crête que nous devons cheminer. Mais il faut éviter - et c'est pour cela que nous critiquons sans aucune retenue, Jacques Barthélémy et moi, les conclusions du rapport Frouin - leur transformation en salariés. C'est une façon d'aborder un vrai problème par une approche du 20ème siècle. Or nous sommes au 21ème siècle : la question est de savoir comment protéger des gens dans des formes d'activités qu'il ne faut surtout pas brider.

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