En résumé, ce qui me vaut l'honneur d'être auditionné est la mission que nous avait confiée, avec deux collègues, la ministre Elisabeth Borne, dans la dernière ligne droite de l'ordonnance relative à l'évolution de la situation sociale des travailleurs des plateformes. Elle nous avait demandé de conduire une ultime concertation pour faire émerger les conditions d'un dialogue social équilibré pour ces travailleurs de plateforme. Je voulais partager les trois ou quatre enseignements que nous avons tirés des quatre-vingts auditions que nous avons organisées. Nous avons vu tous les partenaires : les plateformes, les collectifs représentant les travailleurs des plateformes, les organisations syndicales de notre pays, les organisations patronales ainsi que des experts de ces secteurs.
Comme directeur des ressources humaines (DRH) et homme d'entreprise, et qui a conduit, y compris comme conseiller social de ministre, de nombreuses réflexions sur les transformations sociales de notre pays, j'ai acquis trois ou quatre convictions que je souhaite partager avec vous.
Tout d'abord, le choix est entre deux voies : la voie du statut de salarié ou celle du comblement, par la négociation collective, du déficit de droit et de protection. La conviction que nous avons acquise est que la voie la plus efficiente et la plus rapide est sans doute celle de la négociation collective, pour peu qu'on fasse émerger les conditions d'une négociation collective équilibrée.
C'est le deuxième message que je souhaitais partager avec vous : nos travaux et l'ordonnance comportent toute une série de dispositions qui permettront de faire émerger, par un scrutin et la désignation, la légitimité et le poids nécessaire de ceux qui représenteront les intérêts de ces travailleurs par rapport aux enjeux économiques portés par ces plateformes.
J'en viens à mon troisième message. L'émergence de ces représentants des travailleurs de plateformes à travers un scrutin loyal - et de ce point de vue, il ne faut pas sous-estimer la méfiance entre les plateformes et les représentants des travailleurs des plateformes - passe par l'autorité de régulation des relations sociales. Elle aura une mission très importante : tout d'abord, mettre de la confiance et jouer ce rôle d'accompagnement de la création d'un dialogue social. Dans notre pays, il est rare de voir émerger les conditions d'un dialogue social dans un nouveau secteur. Ensuite, elle devra répondre à des questions très pratiques comme les conditions de transparence des algorithmes, ce qui suppose un fort niveau d'expertise et de confidentialité par rapport aux plateformes. Elle devra enfin prévoir l'organisation matérielle de ce scrutin.
Je me permets de signaler au Sénat - et c'est un message très important - que ces travailleurs attendent depuis très longtemps qu'il soit répondu à ce déficit de droits et de protection qui n'est pas digne de notre système de protection sociale. Je le dis avec la même force et la même conviction : l'apport économique, comme l'a rappelé Gilbert Cette, est important. Ne trichons pas. Ces 100 000 personnes occasionnelles qui ont eu un accès à l'activité grâce à cet élément-là ne basculeront pas, demain, dans une logique d'emploi salarié de CDI (contrat à durée indéterminée). Je le dis avec beaucoup de conviction. Nous mesurons bien ensemble la responsabilité sociale qu'il y a derrière une vision généreuse, ouverte, dynamique, qui viserait à combler ce déficit de droits et de protection à travers l'accès au salariat.
Je suis un vieux DRH, j'ai connu beaucoup de crises et conduit beaucoup de restructurations. L'idée qui consiste à prendre le paquet des droits du salariat, sans la partie d'obligations, et à le transférer sur cette activité qui, par exemple, autour du temps de travail, est clairement incompatible, dans les fondements de son organisation, avec le statut de salarié, est simpliste. Le statut de salarié, protecteur, est caractérisé par cet équilibre de droits et d'obligations. Penser qu'on pourrait transférer ce statut de salariat sans créer de brèches, de risques, d'exigences de nouvelles flexibilités à l'intérieur du statut de salariat est une vision assez naïve. Elle me semble assez périlleuse, y compris pour le statut de salariat et ses équilibres. À l'issue de cette concertation, il apparaît que, si certains d'entre eux se projettent dans l'accès au statut de salariat, ce n'est pas une demande systématique ou massive. En témoigne d'ailleurs, malgré l'arrêt de la Cour de cassation du 4 mars 2020, le nombre limité de recours sur ce sujet. La vraie question n'est donc pas celle du statut, mais celle de l'accès le plus rapide possible à des droits et des protections fondamentales.
Enfin, si l'ordonnance permet d'organiser l'expression des travailleurs de plateformes et de créer l'autorité, elle ne dit en revanche rien des thématiques du dialogue social, de l'organisation de la représentation des plateformes et des conditions dans lesquelles une négociation au niveau du secteur rendrait obligatoire l'accès à ces droits à l'ensemble des travailleurs des plateformes, et ne se limiterait pas à une négociation plateforme par plateforme. On a fait une partie du chemin, il est très important de faire à présent l'autre partie. Il faut donc que les dispositifs législatifs nécessaires en termes de thématique du dialogue social et de conditions de généralisation des accords par la négociation collective puissent être rapidement mis en place pour permettre à l'ensemble du dispositif d'être opérationnel. Je l'ai dit en ces termes au ministre. J'attire votre attention sur le côté assez inacceptable, par rapport à l'attente sociale qui existe derrière ces nouveaux droits et protections, qui consisterait à mettre en place un processus électif mais de ne faire que la moitié du chemin. On parle d'élections qui auraient lieu au premier semestre 2022 si tout va bien, et de négociations qui s'ouvriraient au deuxième semestre 2022 et ne s'achèveraient qu'à la fin 2022. Or 2022, c'est très loin pour les travailleurs. Il est donc important que l'ensemble du dispositif se mette en place rapidement.
En résumé, je crois que la voie préconisée par Gilbert Cette est la plus opérante, la plus rapide et la plus pertinente pour répondre à cette situation inacceptable. Je le dis en tant qu'observateur et acteur de la scène sociale de ce pays depuis quelques dizaines d'années. Il y a une vraie urgence à combler ce déficit de droits, mais il ne faut pas emprunter des chemins qui fragiliseraient, pour 0,4 % des travailleurs, la situation du statut de salarié dans notre pays.