Cette question présente bien la dimension européenne puisque l'un des freins à la protection sociale et à la négociation collective est le fait qu'on peut qualifier juridiquement d'entente, en l'état actuel de la réglementation européenne, le fait de négocier, entre des plateformes indépendantes au niveau d'un secteur et des représentants, sur des dispositions communes, comme un revenu commun. Il y a donc un verrou à faire sauter au niveau européen. Les autorités de la concurrence, que nous avons rencontrées dans le cadre de la mission que nous avait confiée la ministre, y sont favorables. Nous comptons beaucoup sur la présidence française pour faire avancer ce texte, qui est un vrai blocage, et qui empêche d'attendre des plateformes qu'elles se projettent de manière beaucoup plus dynamique dans certaines questions, comme les conditions d'accès à l'information, du fait de cette menace de la réglementation européenne qu'elles évoquent, avec plus ou moins de bonne foi. En tout cas, il est important que ce verrou saute sans quoi aucune négociation collective efficace ne pourra avoir lieu.
À l'inverse, la position sage des autorités européennes sur cette évolution consiste à ne pas vouloir préempter la réponse qui sera apportée par les différents pays, certains conservant le statut d'indépendant mais permettant des négociations collectives, d'autres basculant vers le statut de salariat ou vers le tiers statut, le plus souvent.
Le deuxième sujet porte sur la protection sociale. Un peu à notre surprise, les représentants des collectifs de travailleurs nous ont dit qu'ils ne voulaient pas confier aux plateformes, à travers une négociation, la problématique de la protection sociale. Ils attendent que, sur un sujet pareil, ce soit au niveau des indépendants que se joue sa définition. La question pour eux se concentre sur des revenus décents qui leur permettent de financer une protection sociale et l'attente de dispositions législatives - en matière d'assurance chômage ou autres - qui permettent de progresser concrètement en termes de protection sociale. Je crois savoir que la volonté gouvernementale est d'avancer rapidement sur un texte qui complètera ces enjeux de protection sociale. C'est une grande urgence.
En ce qui concerne les algorithmes et la transparence, deux logiques s'affrontent, et c'est un chemin de confiance qu'il faut construire en la matière. D'un côté, la logique des plateformes consiste à dire que l'algorithme est le coeur de la négociation annuelle obligatoire (NAO) et d'un savoir-faire industriel, et qu'on ne peut donc pas l'ouvrir au public. De l'autre côté, les travailleurs estiment qu'il est insupportable de voir l'ampleur des conséquences sur leur quotidien d'une modification d'algorithme décidée du côté de Boston. La réponse - et ce sera l'un des rôles de l'autorité de régulation - sera de négocier les conditions d'accès à certaines informations, souvent personnelles et concernant les travailleurs pour des raisons de sécurité, mais faire en sorte que l'accès qui peut être nécessaire à ces algorithmes préserve bien la propriété industrielle. C'est là que l'autorité de régulation, par les spécialistes auxquels elle pourra avoir recours, peut assurer à la fois cette confidentialité et cette transparence indispensable. En effet, derrière la protection sociale et le revenu minimum, la troisième revendication est celle d'un minimum de transparence sur la manière dont ces algorithmes peuvent influer sur la vie quotidienne des travailleurs.
Sur le champ du salariat, en ce qui concerne la mission Frouin, je suis moins sévère que Gilbert Cette. Sur beaucoup d'éléments, le rapport Frouin a été déterminant pour avancer. Un point n'a pas fait consensus : l'idée d'un recours obligatoire au salariat, comme un portage salarial et les coopératives. Derrière la sensibilité qui veut qu'on progresse très vite sur ce statut des salariés, la voie de la négociation collective sous le contrôle de la puissance publique est selon moi la meilleure, je rejoins M. Canévet là-dessus. Dès lors que le cadre aura été créé, le fait que, derrière cette négociation collective, on mette les acteurs en responsabilité, et qu'en cas d'échec, l'autorité et les pouvoirs publics prennent leurs responsabilités - par exemple sur une question comme le revenu minimum - est pour moi la bonne articulation. À l'inverse, il serait dangereux de prendre le pari qu'a priori la négociation collective va échouer et ne pas lui laisser la chance de s'installer. Notre recommandation est que, sur la question du revenu minimum - qui est un droit fondamental - il est clair que, si la négociation ne devait pas avancer rapidement, les pouvoirs publics devraient prendre leurs responsabilités, éclairés sans doute par cette future autorité de régulation.
Finalement, du côté de la protection sociale il y a urgence, avec peut-être des dispositifs législatifs particuliers. Par ailleurs, seule la moitié du dispositif nécessaire pour mettre en oeuvre le dialogue social existe, il faut le compléter : c'est la deuxième urgence. Enfin, la troisième urgence est que les pouvoirs publics utilisent la dynamique de la négociation, y compris en cas d'échec, pour aller rapidement vers la mise en place de ces droits minimums fondamentaux des travailleurs des plateformes.