Jusqu'en 2017, chaque année était marquée par la présentation d'un ou de plusieurs décrets d'avance, y compris par le Gouvernement actuel. Ce dernier s'est ensuite abstenu de prendre des décrets d'avance pendant trois années consécutives, de 2018 à 2020 : c'est une pratique plus respectueuse de l'esprit de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), car le décret d'avance devrait rester une procédure d'exception pour des cas d'urgence.
Le projet de décret d'avance qui nous est soumis à présent ne ressemble guère à ceux que nous avions l'habitude d'examiner. Il s'en distingue en particulier par sa relative simplicité, puisque ses ouvertures et annulations ne portent que sur trois programmes d'une même mission, la mission « Plan d'urgence face à la crise sanitaire », mais aussi par son montant et par le contexte budgétaire exceptionnel dans lequel il s'inscrit.
Je dois d'abord faire un point sur sa régularité.
Première condition : un décret d'avance doit annuler un montant de crédits égal au montant des crédits ouverts : c'est bien le cas, puisque d'un côté, le texte ouvre 7,2 milliards d'euros de crédits, soit 6,7 milliards d'euros pour le programme 357 relatif au fonds de solidarité pour les entreprises et 0,5 milliard d'euros pour le programme 356, qui finance principalement l'activité partielle ; et de l'autre côté, il annule le même montant sur le programme 358 consacré au renforcement des participations financières de l'État.
Deuxième condition : les crédits de paiement ouverts doivent être inférieurs à 1 % des crédits ouverts dans la loi de finances de l'année et les autorisations d'engagement ne doivent pas dépasser 1,5 % de ces crédits. Là encore c'est bien le cas, puisque 7,2 milliards d'euros sont égaux très précisément à 0,995 % des crédits ouverts par la loi de finances pour 2021. Ceci m'amène à mes premiers constats.
D'une part, ce projet de décret d'avance est d'un montant historiquement élevé et le présent Gouvernement a d'ores et déjà ouvert beaucoup plus de crédits par décret d'avance que ses prédécesseurs.
D'autre part, il se prive de la possibilité de prendre un nouveau décret d'avance au cours de l'année, si un besoin urgent apparaissait. La marge restante, en valeur absolue, est de 35 millions d'euros. À titre de comparaison, les dépenses du fonds de solidarité sont en ce moment de 190 millions d'euros par jour.
Troisième condition : les ouvertures de crédit doivent correspondre à un besoin urgent. Je distinguerai les deux programmes concernés.
Les crédits disponibles sur le programme 356 de la mission « Plan d'urgence face à la crise sanitaire », qui finance l'activité partielle et deux autres dispositifs, sont aujourd'hui de 0,7 milliard d'euros seulement alors que les dépenses sont supérieures à 1 milliard d'euros par mois. Mais la situation est en fait un peu plus complexe et je vais tenter de vous l'expliquer.
Si les crédits disponibles sont si faibles, c'est parce que le Gouvernement a, par un arrêté pris le 18 mars dernier, annulé 2,3 milliards d'euros de crédits de ce programme. Sans cette décision, il ne serait évidemment pas nécessaire d'ouvrir aujourd'hui 500 millions d'euros de crédits... Plus précisément, cette annulation portait sur des crédits ouverts en 2020 et non consommés : au lieu de les reporter sur le même programme, le Gouvernement les a reportés vers le programme 357, c'est-à-dire le fonds de solidarité. Le Gouvernement a fait de même avec 4,3 milliards d'euros de crédits non consommés sur le programme 360, qui finance des compensations à la sécurité sociale d'allégements de cotisations.
Je m'interroge sur la compatibilité de ces reports croisés avec l'article 15 de la LOLF qui prévoit que « les crédits de paiement disponibles sur un programme à la fin de l'année peuvent être reportés sur le même programme ou, à défaut, sur un programme poursuivant les mêmes objectifs ». Pour le dire en termes moins techniques, cela peut s'apparenter à un contournement de l'autorisation parlementaire, puisque celle-ci a été apportée de manière distincte pour chacun des dispositifs.
Mais il y a plus. Pour financer l'activité partielle instituée lors du premier confinement, qui relève comme je viens de le dire du programme 356 de la mission « Plan d'urgence face à la crise sanitaire », le Gouvernement a décidé d'utiliser des fonds non encore utilisés sur le programme 364 « Cohésion » de la mission « Plan de relance ». Ce programme contient une enveloppe de 4,4 milliards d'euros qui est en fait destinée à deux dispositifs nouveaux, à savoir l'activité partielle de longue durée (APLD) et l'activité partielle de droit commun (APDC). Ces deux nouveaux dispositifs ont été sous-utilisés jusqu'à présent car c'est en fait le dispositif de 2020, créé par le plan d'urgence, qui se poursuit. Là encore, je m'interroge sur cette pratique qui conduit à appliquer à un dispositif des crédits qui ont été votés pour un autre, même si les objectifs, cette fois, sont proches. Nous avions, lors de la loi de finances, déploré le rassemblement sous le label « Plan de relance » de dispositifs qui relevaient en fait du soutien d'urgence.
Ainsi, lorsqu'on examine les crédits réellement disponibles pour financer l'activité partielle, il faut additionner les 0,7 milliard d'euros du programme 356 déjà cités, les crédits issus du plan de relance et non encore consommés, soit 2 milliards d'euros environ, et encore la trésorerie de l'Agence de services et de paiement chargée de verser les aides, soit environ 1,5 milliard d'euros.
Le total est de 4,2 milliards d'euros, ce qui correspond à peu près aux besoins estimés par le Gouvernement jusqu'au mois de juillet, mais pas au-delà.
La demande d'ouverture de crédits, à hauteur de 500 millions d'euros, paraît donc nécessaire pour « sécuriser » les financements. Elle pourrait servir pour le financement de l'activité partielle proprement dite, mais aussi pour deux dispositifs annexes, à savoir une prime aux salariés précaires, dits « permittents », et une indemnisation des congés payés pour certains établissements. Ces deux dispositifs ont été rajoutés dans le périmètre du programme 356 par l'Assemblée nationale lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2021 en nouvelle lecture.
L'urgence est plus grande s'agissant du fonds de solidarité. La situation est la suivante : les crédits en 2021 sont de 20,2 milliards d'euros, avec 5,6 milliards d'euros ouverts par la loi de finances pour 2021 et le reste provenant de crédits non consommés en 2020 sur le fonds de solidarité lui-même, mais aussi sur d'autres programmes comme je l'ai évoqué tout à l'heure.
Avec un rythme de dépenses qui a varié entre 2,2 et 4,2 milliards d'euros par mois depuis le début de l'année, les crédits actuellement encore disponibles sont de l'ordre de 6,9 milliards d'euros. Or l'administration prévoit une consommation de l'ordre de 5,9 milliards d'euros au mois de mai, estimation qui paraît assez raisonnable compte tenu du renforcement progressif de ce fonds au cours des derniers mois ; et la décroissance des besoins sera très progressive au cours de l'été.
La rupture de paiement risque donc de survenir rapidement au mois de juin et l'ouverture de crédits me paraît nécessaire et urgente pour continuer à soutenir les entreprises.
Un mot à présent sur les annulations de crédit. Elles portent sur le programme 358, créé pour permettre à l'État de prendre des participations financières dans des entreprises en difficulté. Ce programme n'a pourtant reçu aucune dotation en loi de finances pour 2021 : ses crédits proviennent intégralement d'un report massif de 11,7 milliards d'euros de crédits non consommés en 2020. Nous avons déjà critiqué alors le manque de sincérité de cette pratique, que nous ne pouvons que déplorer à nouveau aujourd'hui.
Le décret d'avance « gage » ses ouvertures sur des crédits ouverts il y a plus d'un an, par la deuxième loi de finances rectificative du 25 avril 2020. Ces crédits ne semblent ainsi avoir été maintenus au-delà de la fin de l'année, par un contournement des principes de sincérité et d'annualité budgétaires, que pour servir de compensation à l'ouverture de nouveaux crédits en 2021.
Pour autant, ces crédits paraissant disponibles aujourd'hui pour une annulation, il n'y a pas lieu de s'y opposer, d'autant qu'il restera encore 3,9 milliards d'euros sur ce programme après l'entrée en vigueur de ce décret d'avance. On ne peut toutefois pas exclure que le Gouvernement demande une nouvelle ouverture de crédits dans les mois à venir si des besoins se présentaient.
En conclusion, je vous proposerai de donner un avis favorable, non pas à la gestion budgétaire conduite par ce Gouvernement, mais aux dispositions de ce projet de décret d'avance. Les critères de régularité sont, à mon sens, respectés et les besoins sont réels et urgents, en particulier sur le fonds de solidarité.
Je déplore cependant que le Gouvernement ait eu recours à de tels expédients budgétaires pour retarder jusqu'au dernier moment la présentation d'une demande de crédits. Et je considère également, une nouvelle fois, qu'il aurait dû présenter, plus tôt dans l'année, un projet de loi de finances rectificative, ce qui aurait permis au Parlement d'en débattre pleinement et de l'autoriser formellement.
En tout état de cause, un collectif budgétaire sera évidemment nécessaire d'ici à l'été afin d'alimenter à nouveau le fonds de solidarité, mais aussi, par exemple, pour financer l'annonce faite par le Premier ministre d'une aide d'un milliard d'euros en faveur des agriculteurs touchés par un épisode de gel tardif, voire pour le programme 360 qui finance les compensations d'exonérations de charges sociales : sur ce dernier point, la Cour des comptes note, en effet, un manque de financement de l'ordre de 2 milliards d'euros au titre de 2020, alors que le programme n'a reçu aucun crédit en 2021 et que ses crédits non consommés, comme on l'a vu, ont été reportés vers le fonds de solidarité. Nous aurons donc l'occasion d'y revenir prochainement.