Intervention de Serge Babary

Délégation aux entreprises — Réunion du 8 avril 2021 à 8h30
Audition de M. Jean-Yves Kerbourc'h professeur à l'université de nantes faculté de droit et des sciences politiques

Photo de Serge BabarySerge Babary, président :

Bonjour à tous, merci de votre présence. Nous poursuivons ce matin nos auditions sur les nouveaux modes de travail et de management, dont les rapporteurs sont nos collègues Martine Berthet, Michel Canévet et Fabien Gay.

Je rappelle tout d'abord aux sénateurs présents que tous les documents relatifs à nos réunions, notamment les biographies des intervenants, sont disponibles sur l'application Demeter.

Nous allons tout d'abord entendre Monsieur Jean-Yves Kerbourc'h, professeur à la Faculté de droit et des sciences politiques de l'Université de Nantes. Il a été par ailleurs conseiller scientifique au Commissariat général du Plan puis au Centre d'Analyse Stratégique et à France stratégie (jusqu'en 2019).

Monsieur le Professeur, vous avez publié de nombreuses études sur l'emploi, le chômage et les structures de partage de l'emploi. Vos travaux vous ont conduit à étudier les différents modes d'emploi et modes d'organisation du travail, en particulier les groupements d'employeurs et le portage salarial.

Pour commencer, nous aimerions connaître votre analyse des évolutions récentes des modes de travail et leurs perspectives pour l'après crise Covid.

Pourriez-vous, par ailleurs, présenter les différences, avantages et limites entre groupement d'employeurs et portage salarié ? Quels sont, selon vous, les principaux blocages au développement des groupements d'employeurs ? De même, quelles sont les dernières évolutions intervenues concernant le portage salarié ?

Comment prendre en compte ces modes de travail alternatifs dans notre ordre juridique, à commencer par la définition du temps de travail ?

Telles sont quelques-unes des questions que nous nous posons. Nous sommes heureux d'entendre ce matin vos analyses et vos propositions, qu'elles soient d'ordre législatif ou d'une autre nature.

Je vous propose dans un premier temps de livrer votre analyse pendant 15 à 20 minutes. Je donnerai ensuite la parole à nos rapporteurs ; puis les autres collègues membres de la Délégation pourront également vous poser des questions.

Je rappelle que notre réunion est mixte, avec certains des sénateurs membres de la Délégation aux entreprises présents à mes côtés au Sénat, et d'autres en visioconférence. Cette audition sera diffusée en direct sur notre site internet puis disponible en vidéo à la demande.

Je vous remercie et vous cède la parole.

Jean-Yves Kerbourc'h, professeur à l'Université de Nantes, Faculté de droit et des sciences politiques. - Merci, Monsieur le Président, de me recevoir dans le cadre de vos auditions. J'en suis d'autant plus flatté que le Sénat a été très en pointe dans ces questions relatives au travail intermédié, c'est-à-dire des formes de travail qui font intervenir un tiers dans une relation entre un utilisateur de travail, le plus souvent une entreprise, et un travailleur indépendant, autonome ou salarié. Nous le verrons plus loin, il me semble que les collectivités territoriales ont un rôle aujourd'hui un peu en retrait ; or, elles pourraient peut-être apporter une solution à certaines des difficultés que nous connaissons.

Nous partons de très loin. Au XIXe siècle, des abus ont conduit le législateur à interdire toute forme de travail intermédié. Ces abus prenaient deux formes :

- le marchandage : une sous-traitance en cascade de la main d'oeuvre conduisait le dernier maillon à travailler à vil prix. Dès 1848, le législateur l'a interdit, avec assez peu d'efficacité ;

- le placement à but lucratif : après avoir été interdit, il a été réservé aux syndicats. Ainsi sont nées les bourses du travail.

Cette législation a existé jusqu'en 1972. Le législateur a alors autorisé une première forme de travail intermédié, le travail temporaire, qui permet à une entreprise d'embaucher un travailleur pour le mettre à disposition d'une entreprise utilisatrice. Le législateur a autorisé que cette opération poursuive un but lucratif. Jusque-là, les mises à disposition sans but lucratif étaient à peine tolérées et comportaient des incertitudes quant à leur légalité.

L'année suivante, en 1973, la définition du délit de marchandage a été revue. Les évolutions ont alors accéléré. A partir du début des années 1980, où de graves difficultés d'emploi ont été rencontrées, l'État, le gouvernement et le Parlement, se sont demandé si le travail intermédié ne pourrait pas faciliter la mise en relation entre entreprises et travailleurs et s'il ne permettrait pas de réduire le chômage ou du moins sa durée.

Ainsi sont nées des structures qui permettent, le plus souvent à des associations, de procéder à des mises à disposition dans un but d'insertion professionnelle au bénéfice de travailleurs accédant difficilement à l'emploi. Les structures d'insertion par l'activité économique (SIAE) prennent la forme de différents groupements : entreprises d'insertion, entreprises d'intérim d'insertion, ateliers et chantiers d'insertion ou associations intermédiaires. Elles procèdent à des mises à disposition ou à des détachements à des fins d'insertion. Ces structures existent toujours et ont été développées. Leur efficacité est aujourd'hui reconnue et mesurée par la Délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP).

Parallèlement, des entreprises ont développé des formes de mise à disposition en vue de partager de la main-d'oeuvre. Elles faisaient face à des difficultés de recrutement ou ne pouvaient pas proposer à des personnels spécifiques des postes à temps plein. Ainsi sont nés les groupements d'employeurs, au milieu des années 1980, principalement en zone rurale, dans le secteur agricole. La pratique existait auparavant, sans reconnaissance légale : des agriculteurs créaient des associations employeuses de personnel partagé. Ce procédé constituait une infraction de marchandage. La première loi sur les groupements d'employeurs, en 1985, a permis de légaliser cette pratique.

Sous la pression, des parlementaires le plus souvent, le législateur qui avait d'abord posé des restrictions importantes pour éviter le développement du marchandage, a progressivement ouvert les groupements d'employeurs à des structures plus importantes. Certains d'entre eux emploient plusieurs centaines de salariés et comptent parmi leurs adhérents des entreprises du secteur des services ou de l'industrie.

D'autres types de groupements ont été créés ensuite, notamment les structures d'insertion de personnes handicapées qui jouent un rôle très important.

Au milieu des années 2000, de nouvelles structures ont eu pour objectif de permettre à des travailleurs très autonomes de prendre la qualité de salarié pour exercer leur mission. Ainsi est né le portage salarial suivi, en 2014, des coopératives d'activité et d'emploi.

En résumé, la différence entre groupement d'employeurs et portage salarial tient à la nature du lien qui les unit au travailleur. Le groupement d'employeurs établit un contrat de travail pour un marché interne : seuls ses membres peuvent bénéficier d'une mise à disposition du travailleur. Une entreprise de portage salarial est un prestataire de service qui porte juridiquement la mission d'un travailleur autonome. Elle décharge le travailleur porté de sa relation commerciale avec le client. Le code du travail prévoit la conclusion d'un contrat de travail entre elle et le travailleur. Ce contrat emporte l'application de la législation très protectrice du travail, du droit de la sécurité sociale et de l'assurance chômage.

Il existe au moins une vingtaine de formes juridiques de travail intermédié mentionnées dans le code du travail, celui de la sécurité sociale, celui de l'éducation ou celui de l'action sociale et des familles. Ces pratiques, qui ont émergé au début des années 1980, ont beaucoup évolué.

Trois grands types de travail intermédié coexistent :

- la mise à disposition, dans le cadre de laquelle la structure embauche un travailleur ;

- le rapprochement de l'utilisateur de main-d'oeuvre et de celle-ci par un groupement. Il s'agit d'une opération de courtage, à l'image d'une agence matrimoniale ;

- plus récemment, l'hébergement d'un travailleur indépendant afin de porter juridiquement sa mission (portage salarial et coopératives d'activité et d'emploi). Le droit du travail s'applique, ainsi que celui du régime général de la sécurité sociale et celui de l'assurance chômage.

Voilà, Monsieur le Président, rapidement brossé le tableau complexe des structures de l'intermédiation de l'emploi.

Merci, Monsieur le Professeur, de la clarté de vos propos et de la démonstration de la grande diversité de ce domaine. Je me tourne vers les rapporteurs. Martine Berthet posera la première question.

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