La séance est ouverte à 8h30.
Bonjour à tous, merci de votre présence. Nous poursuivons ce matin nos auditions sur les nouveaux modes de travail et de management, dont les rapporteurs sont nos collègues Martine Berthet, Michel Canévet et Fabien Gay.
Je rappelle tout d'abord aux sénateurs présents que tous les documents relatifs à nos réunions, notamment les biographies des intervenants, sont disponibles sur l'application Demeter.
Nous allons tout d'abord entendre Monsieur Jean-Yves Kerbourc'h, professeur à la Faculté de droit et des sciences politiques de l'Université de Nantes. Il a été par ailleurs conseiller scientifique au Commissariat général du Plan puis au Centre d'Analyse Stratégique et à France stratégie (jusqu'en 2019).
Monsieur le Professeur, vous avez publié de nombreuses études sur l'emploi, le chômage et les structures de partage de l'emploi. Vos travaux vous ont conduit à étudier les différents modes d'emploi et modes d'organisation du travail, en particulier les groupements d'employeurs et le portage salarial.
Pour commencer, nous aimerions connaître votre analyse des évolutions récentes des modes de travail et leurs perspectives pour l'après crise Covid.
Pourriez-vous, par ailleurs, présenter les différences, avantages et limites entre groupement d'employeurs et portage salarié ? Quels sont, selon vous, les principaux blocages au développement des groupements d'employeurs ? De même, quelles sont les dernières évolutions intervenues concernant le portage salarié ?
Comment prendre en compte ces modes de travail alternatifs dans notre ordre juridique, à commencer par la définition du temps de travail ?
Telles sont quelques-unes des questions que nous nous posons. Nous sommes heureux d'entendre ce matin vos analyses et vos propositions, qu'elles soient d'ordre législatif ou d'une autre nature.
Je vous propose dans un premier temps de livrer votre analyse pendant 15 à 20 minutes. Je donnerai ensuite la parole à nos rapporteurs ; puis les autres collègues membres de la Délégation pourront également vous poser des questions.
Je rappelle que notre réunion est mixte, avec certains des sénateurs membres de la Délégation aux entreprises présents à mes côtés au Sénat, et d'autres en visioconférence. Cette audition sera diffusée en direct sur notre site internet puis disponible en vidéo à la demande.
Je vous remercie et vous cède la parole.
Jean-Yves Kerbourc'h, professeur à l'Université de Nantes, Faculté de droit et des sciences politiques. - Merci, Monsieur le Président, de me recevoir dans le cadre de vos auditions. J'en suis d'autant plus flatté que le Sénat a été très en pointe dans ces questions relatives au travail intermédié, c'est-à-dire des formes de travail qui font intervenir un tiers dans une relation entre un utilisateur de travail, le plus souvent une entreprise, et un travailleur indépendant, autonome ou salarié. Nous le verrons plus loin, il me semble que les collectivités territoriales ont un rôle aujourd'hui un peu en retrait ; or, elles pourraient peut-être apporter une solution à certaines des difficultés que nous connaissons.
Nous partons de très loin. Au XIXe siècle, des abus ont conduit le législateur à interdire toute forme de travail intermédié. Ces abus prenaient deux formes :
- le marchandage : une sous-traitance en cascade de la main d'oeuvre conduisait le dernier maillon à travailler à vil prix. Dès 1848, le législateur l'a interdit, avec assez peu d'efficacité ;
- le placement à but lucratif : après avoir été interdit, il a été réservé aux syndicats. Ainsi sont nées les bourses du travail.
Cette législation a existé jusqu'en 1972. Le législateur a alors autorisé une première forme de travail intermédié, le travail temporaire, qui permet à une entreprise d'embaucher un travailleur pour le mettre à disposition d'une entreprise utilisatrice. Le législateur a autorisé que cette opération poursuive un but lucratif. Jusque-là, les mises à disposition sans but lucratif étaient à peine tolérées et comportaient des incertitudes quant à leur légalité.
L'année suivante, en 1973, la définition du délit de marchandage a été revue. Les évolutions ont alors accéléré. A partir du début des années 1980, où de graves difficultés d'emploi ont été rencontrées, l'État, le gouvernement et le Parlement, se sont demandé si le travail intermédié ne pourrait pas faciliter la mise en relation entre entreprises et travailleurs et s'il ne permettrait pas de réduire le chômage ou du moins sa durée.
Ainsi sont nées des structures qui permettent, le plus souvent à des associations, de procéder à des mises à disposition dans un but d'insertion professionnelle au bénéfice de travailleurs accédant difficilement à l'emploi. Les structures d'insertion par l'activité économique (SIAE) prennent la forme de différents groupements : entreprises d'insertion, entreprises d'intérim d'insertion, ateliers et chantiers d'insertion ou associations intermédiaires. Elles procèdent à des mises à disposition ou à des détachements à des fins d'insertion. Ces structures existent toujours et ont été développées. Leur efficacité est aujourd'hui reconnue et mesurée par la Délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP).
Parallèlement, des entreprises ont développé des formes de mise à disposition en vue de partager de la main-d'oeuvre. Elles faisaient face à des difficultés de recrutement ou ne pouvaient pas proposer à des personnels spécifiques des postes à temps plein. Ainsi sont nés les groupements d'employeurs, au milieu des années 1980, principalement en zone rurale, dans le secteur agricole. La pratique existait auparavant, sans reconnaissance légale : des agriculteurs créaient des associations employeuses de personnel partagé. Ce procédé constituait une infraction de marchandage. La première loi sur les groupements d'employeurs, en 1985, a permis de légaliser cette pratique.
Sous la pression, des parlementaires le plus souvent, le législateur qui avait d'abord posé des restrictions importantes pour éviter le développement du marchandage, a progressivement ouvert les groupements d'employeurs à des structures plus importantes. Certains d'entre eux emploient plusieurs centaines de salariés et comptent parmi leurs adhérents des entreprises du secteur des services ou de l'industrie.
D'autres types de groupements ont été créés ensuite, notamment les structures d'insertion de personnes handicapées qui jouent un rôle très important.
Au milieu des années 2000, de nouvelles structures ont eu pour objectif de permettre à des travailleurs très autonomes de prendre la qualité de salarié pour exercer leur mission. Ainsi est né le portage salarial suivi, en 2014, des coopératives d'activité et d'emploi.
En résumé, la différence entre groupement d'employeurs et portage salarial tient à la nature du lien qui les unit au travailleur. Le groupement d'employeurs établit un contrat de travail pour un marché interne : seuls ses membres peuvent bénéficier d'une mise à disposition du travailleur. Une entreprise de portage salarial est un prestataire de service qui porte juridiquement la mission d'un travailleur autonome. Elle décharge le travailleur porté de sa relation commerciale avec le client. Le code du travail prévoit la conclusion d'un contrat de travail entre elle et le travailleur. Ce contrat emporte l'application de la législation très protectrice du travail, du droit de la sécurité sociale et de l'assurance chômage.
Il existe au moins une vingtaine de formes juridiques de travail intermédié mentionnées dans le code du travail, celui de la sécurité sociale, celui de l'éducation ou celui de l'action sociale et des familles. Ces pratiques, qui ont émergé au début des années 1980, ont beaucoup évolué.
Trois grands types de travail intermédié coexistent :
- la mise à disposition, dans le cadre de laquelle la structure embauche un travailleur ;
- le rapprochement de l'utilisateur de main-d'oeuvre et de celle-ci par un groupement. Il s'agit d'une opération de courtage, à l'image d'une agence matrimoniale ;
- plus récemment, l'hébergement d'un travailleur indépendant afin de porter juridiquement sa mission (portage salarial et coopératives d'activité et d'emploi). Le droit du travail s'applique, ainsi que celui du régime général de la sécurité sociale et celui de l'assurance chômage.
Voilà, Monsieur le Président, rapidement brossé le tableau complexe des structures de l'intermédiation de l'emploi.
Merci, Monsieur le Professeur, de la clarté de vos propos et de la démonstration de la grande diversité de ce domaine. Je me tourne vers les rapporteurs. Martine Berthet posera la première question.
Merci Monsieur le Président. Merci Professeur pour ce rappel chronologique de l'évolution des modes de travail. Comment voyez-vous leur évolution future ? Le portage salarial remplacera-t-il le salariat classique alors que le télétravail donne aux salariés une autonomie croissante ? Ma deuxième question portera sur la santé au travail dans ces types d'emploi. Merci.
La loi relative à ces groupements est souvent modifiée, notamment pour répondre à leurs demandes. L'activité législative intense démontre que ces types d'emploi sont encore en phase expérimentale, même si celle-ci dure depuis 20 ans. A rebours de ces temporalités longues, les décideurs politiques sont sommés de résoudre des problèmes immédiats. L'activité législative est dès lors importante, montrant que ces groupements sont actifs et qu'ils produisent des effets.
Ces groupements ont-ils vocation à se développer et à se substituer au salariat ? Leur développement ne sera probablement pas quantitatif. L'estimation basse de leur activité s'établit à 30 000 emplois. En présence de millions de chômeurs, ce chiffre peut paraître décevant. Cependant, ces groupements jouent un rôle très important d'un point de vue qualitatif. Dans l'exemple des agriculteurs, quand vous ne trouvez pas un ouvrier agricole à temps partiel et que vous acceptez de le partager, le groupement d'employeurs trouve tout son intérêt. Ce constat explique pourquoi ces structures se sont autant développées dans le secteur de l'agriculture.
Le ministère des Sports promeut actuellement les groupements d'employeurs qui permettent de partager des éducateurs sportifs et des secrétaires entre petites structures associatives. Il les subventionne et une mission est en cours pour évaluer les effets de ce dispositif. Par ailleurs, des travaux de la DGEFP montrent que les groupements d'employeurs se développent davantage dans les moyennes ou petites villes et le secteur rural.
Le développement quantitatif n'est peut-être pas souhaitable, ce qui m'amène à votre deuxième question. Sous couvert de partage de l'emploi, qui représente un but légitime, il ne faudrait pas que se développent de nouvelles pratiques de marchandage. Des démarches d'externalisation de l'emploi permettraient aux entreprises d'échapper à leurs obligations d'employeur.
Les groupements d'employeurs n'ont pas vocation à se substituer au salariat, pas plus qu'au salariat direct entre un employeur et un salarié. Ce serait une mauvaise opération, y compris pour les entreprises elles-mêmes. Le chômage est important mais dans certaines zones, parfois rurales ou périurbaines, les tensions sur l'emploi sont importantes et les entreprises ne trouvent pas de travailleurs qualifiés.
Je pense qu'à l'inverse, notamment avec les entreprises de portage et les coopératives d'activité et d'emploi, ces structures visent à conférer la qualité de salarié à des travailleurs autonomes. Je renvoie là aux débats relatifs aux plateformes et à l'excellent rapport de Jean-Yves Frouin, ancien président de la Chambre sociale de la Cour de cassation.
La deuxième partie de votre questionnement porte sur la santé, un sujet essentiel. Chaque fois qu'un nouvel intermédiaire est créé par le législateur, ce dernier se préoccupe de la santé et de la sécurité des travailleurs. L'intérim, qui s'est structuré depuis 1972, représente actuellement le statut le plus abouti en la matière. Néanmoins, il existe toujours des problèmes récurrents quant au partage de responsabilité entre la structure intermédiaire et l'utilisateur. Le législateur a défini les grandes lignes mais les structures s'interrogent sur la visite médicale, le suivi ou la mise en place d'une politique de prévention. Il est important de penser à ces questions lors de la rédaction de la loi.
Merci Monsieur le Président. Merci Monsieur le Professeur pour ces éclairages. Peut-être avez-vous oublié dans votre présentation une autre forme d'intermédiation, l'expérimentation Territoires zéro chômeur, étendue cette année par le législateur. Par ailleurs, un grand nombre d'initiatives ont été prises. Certaines visent à assurer un temps de travail conforme aux besoins de la population et des entreprises. Elles correspondent à l'intérim et aux groupements d'employeurs. D'autres visent l'insertion de personnes en difficultés sociales. En dépit de ces dispositifs, l'inadéquation entre l'offre et la demande d'emploi demeure. Environ six millions de personnes sont inscrites auprès de Pôle emploi alors que les employeurs font part, depuis plusieurs années, à la Délégation des entreprises, de leurs difficultés à recruter des collaborateurs. Cette situation s'accentue dans un monde où les métiers évoluent. La révolution digitale en est un révélateur. Il semblerait que nous n'ayons pas encore trouvé la formule pour réinsérer professionnellement certains demandeurs d`emploi et alléger les charges sociales que la collectivité endosse. Quelles solutions préconisez-vous ?
Actuellement 3,1 millions d'indépendants sont comptabilisés. Le régime des autoentrepreneurs est celui qui a le plus progressé ces dernières années. Beaucoup de jeunes aspirent à ne plus entrer dans le cadre très contraint du contrat de travail et préfèrent des formes de travail plus souples. Faut-il faire évoluer la législation du droit du travail pour encourager ces choix ? À l'inverse, des initiatives comme le portage salarial visent à replacer dans une relation contractuelle de travail des personnes qui avaient un statut d'indépendant. Quelle est votre vision de la situation ?
Les différents groupements intermédiaires se sont ajoutés les uns aux autres, chacun d'entre eux ayant été créé pour répondre à un besoin particulier inscrit dans une époque particulière. Pouvons-nous, dès lors, imaginer un groupement capable de répondre à toutes les situations ? Je ne le pense pas et ne le crois pas souhaitable. Chaque structure correspond à des besoins identifiés que vous venez, Monsieur le Sénateur, d'exposer. Certains d'entre eux ont pour objectif l'insertion. Dans mes propos liminaires, j'ai oublié beaucoup de choses, notamment le dispositif Territoires zéro chômeur. J'ai également omis d'évoquer les missions locales qui jouent un rôle essentiel auprès des jeunes. D'autres structures ont pour objet de lutter contre la pénurie d'emploi, une problématique très différente de celle de l'insertion qui a appelé la création de structures intermédiaires dédiées. D'autres enfin ont pour but d'accélérer les mises en relation pour répondre aux besoins ponctuels des entreprises. L'intérim n'a pas pour objet prioritaire le courtage ou la conclusion de CDI, même s'il existe le CDI intérimaire. Son coeur de métier reste l'accélération d'une mise en relation en vue de satisfaire des besoins ponctuels en main-d'oeuvre.
Je rencontre des élus locaux parfois perdus face à cette complexité. Il faudrait faire un effort d'explicitation à leur égard et leur fournir des outils.
Quant à votre deuxième question, la distinction entre travailleurs indépendants et travailleurs salariés a été définie par la Cour de Cassation. Depuis la loi Madelin, en 1994, toutes les tentatives pour établir une définition ou mettre en place des présomptions de travail indépendant ont échoué.
Vous avez évoqué une piste prometteuse : au lieu de rechercher les critères de distinction, nous pourrions rapprocher les statuts. Hormis en matière de santé et sécurité qui doit rester un socle intangible, ce rapprochement s'effectuerait moins sur le terrain du droit du travail que sur celui du droit de la sécurité sociale et celui de l'assurance chômage. Si un travailleur indépendant avait les mêmes droits qu'un salarié en matière d'assurance chômage, de protection sociale (retraite, accidents du travail, maladies professionnelles), et de prévoyance, peut-être les jeunes dont vous avez parlé prendraient-ils plus volontiers le risque du travail indépendant. Le filet de protection sociale autorise à se tromper ou à échouer. Parmi les propositions du Président de la République figurait l'extension de l'assurance chômage aux travailleurs indépendants. Les efforts accomplis dans ce sens restent très modestes. Travaillons sur la protection sociale pour répondre aux aspirations des travailleurs jeunes et moins jeunes qui veulent devenir indépendants.
Je vous prie d'excuser mes quelques minutes de retard. J'ai cependant pu suivre votre intervention sur ma tablette. Je suis très intéressé par votre intervention. Pour plaisanter, quand j'ai vu figurer comme question l'abolition du salariat, j'ai pensé que nous allions parler de marxisme. En 1847, Marx a écrit dans l'ouvrage Travail salarié et capital qu`une société communiste impliquait l'abolition du salariat puisque celui-ci consiste en la vente de sa force de travail au capital. Marx préconisait de dépasser ce rapport de domination en mettant les richesses et les moyens de production en commun et, cela plaira à mon collègue Michel Canévet, en abolissant la propriété privée. Vous me situez ainsi dans mon courant de pensée. Nous n'en sommes plus là, malheureusement, et mon camp se retrouve à défendre le salariat. Il s'agit toujours de vendre sa force de travail mais le salaire soumis aux charges permet de bénéficier d'une protection sociale, indispensable dans le monde actuel.
Lors d'une récente audition, un économiste nous indiquait que la richesse était mieux distribuée aujourd'hui. C'est faux, puisqu'en trente ans, les salaires ont baissé de dix points, lesquels ont été transférés au capital.
Je souhaite vous interroger sur les nouvelles formes de travail. Dans un contexte d'ubérisation de la société, les libéraux ne cherchent-ils pas à se défaire du statut du salarié et de la protection sociale en organisant le chômage de masse et la destruction du salariat par l'instauration de statuts différents ? Cette question rejoint celle de la multiplicité des contrats de travail qui a amené de la précarité. Une nouvelle étape, l'ubérisation, prive les travailleurs de protection sociale. Ces travailleurs dits indépendants dépendent de la plateforme et il existe un lien de subordination, qui est l'actuelle définition du contrat de travail. Cependant, leur revenu n`est pas soumis aux cotisations et n'offre pas de protection sociale. Ces situations sont, je pense, amenées à se développer et à dépasser le salariat, non pour ce que les marxistes souhaitaient mais pour précariser le monde du travail.
Le portage, même s'il répond à des besoins, ou les groupements d'employeurs, posent question. Après de nombreuses auditions, nous constatons l'absence de difficultés si le recours aux groupements d'employeurs reste encadré et cantonné à des branches spécialisées comme l'agriculture ou à des petites entreprises. En revanche, cela pose problème si de grandes entreprises utilisent ce système pour sous-traiter. Je voulais vous demander si les nouvelles formes de travail ne sont pas un moyen de précariser la situation des salariés.
La question de la précarisation est centrale. De nouvelles formes de marchandage et de précarisation extrême émergent mais elles restent frauduleuses. Il n'est pas utile de modifier la loi. La Cour de Cassation a jugé que certaines formes d'ubérisation conduisent à de faux travailleurs indépendants, dont la relation doit être requalifiée en contrat de travail. Or, et c'est un paradoxe, certains travailleurs ne sont pas d'accord et nous devons les protéger contre leur propre imprévision, en cas d'accident du travail par exemple. Il faut simplement appliquer la loi : en présence d'une relation de subordination, la requalification en contrat de travail par les tribunaux s'impose, sous le contrôle de la Cour de Cassation.
Vous avez fait mention de Marx ; je citerai son gendre, Paul Lafargue, auteur du Droit à la paresse, en réaction au droit à l'emploi, inscrit dans le bloc de constitutionnalité. La relation de travail est protectrice mais contraignante aussi. L'employeur achète forfaitairement au salarié un temps de mise à disposition de sa force de travail. Face au développement des outils numériques et à la progression rapide des qualifications requises, il faut laisser des temps de respiration au contrat de travail à des fins de formation ou d'expérimentation d'autres formes de travail. Le rapport Boissonnat et le rapport Supiot avaient déjà suggéré ce type de respiration au cours du contrat.
Ces paradoxes sont inhérents à la relation et au droit du travail mais il est possible de reconnaître un droit non pas patrimonial, reposant sur l'échange du travail contre un salaire, mais un droit de la personne au travail. Certains intermédiaires le permettent. Nous avons peu parlé des coopératives d'activité et d'emploi. Dans le mouvement coopératif, les travailleurs sont actionnaires de la société avec laquelle ils sont liés par un contrat de travail. Le paradoxe entre capital et travail est ainsi résolu. Le Sénat, notamment la sénatrice Christiane Demontès, a été très actif, en 2014, pour la reconnaissance des coopératives d'activité et d'emploi dans la loi sur l'économie sociale et solidaire. Celles-ci donnent la possibilité à des travailleurs autonomes d'exercer leur activité en tant que salarié et actionnaire, d'où la dénomination de travailleur salarié dans le code du travail.
Merci Monsieur le Professeur. Vous avez travaillé pour le Commissariat au Plan et pour France Stratégie. Quel est le point de vue de l'Etat stratège ? Un travail de notre collègue députée Charlotte Parmentier-Lecocq pour renforcer la prévention en santé au travail est en cours à l'Assemblée nationale. En avez-vous connaissance et quelle est votre réflexion à ce sujet ?
Les travaux que j'ai menés à France Stratégie portaient notamment sur le travail intermédié, dans le cadre de l'État stratège. Au sein de ces institutions, des échéances longues, un an par exemple, nous sont laissées. Nous ne sommes pas sommés de répondre à des préoccupations urgentes comme c'est le cas dans les cabinets ministériels. L'État est accaparé par l'urgence et dispose de peu de temps pour prendre du recul sur les politiques. Les structures comme France Stratégie laissent le temps de recueillir des données et de produire des notes à la fois prospectives et stratégiques. Nous y avons étudié de manière transversale et classé les intermédiaires de l'emploi afin de produire des outils d'aide à la décision si une nouvelle forme d'intermédiation devait être créée. Ce travail permet à l'Etat d'éviter des erreurs et de prendre des décisions créant des effets sociaux plus immédiats.
Quant à votre deuxième question, je n'ai pas connaissance des travaux de l'Assemblée nationale sur la santé au travail. Un accord national interprofessionnel a été conclu en décembre dernier dans lequel les partenaires sociaux, dont nous avons peu parlé, ont joué un rôle important. Quelle que soit la forme d'emploi, ces questions sont centrales. Dans les nouvelles formes d'emploi, nous constatons que l'accidentologie des travailleurs des plateformes est très importante.
Merci. Quel rôle devront jouer les collectivités locales lors de la sortie de crise face à la hausse prévisible du chômage ? Pourraient-elles être à l'initiative de groupements d'employeurs par secteur ? Dans certaines branches comme l'hôtellerie-restauration, des structures fermeront, d'autres auront besoin de recruter. Faut-il inciter les collectivités locales à intervenir ?
Oui. L'expérience que montre que la réussite passe par l'initiative des collectivités territoriales. Elles ont joué un rôle moteur dans la création des groupements d'employeurs du sport amateur. Pour partager un moniteur de tennis entre une ville et une association, le groupement d'employeurs est une solution. Dans l'hôtellerie-restauration, de petits employeurs, qui ne sont pas des gestionnaires de ressources humaines, sont confrontés au problème du travail de nuit ou des jours fériés. Le groupement d'employeurs RESO, spécialisé dans ce secteur, emploie 600 salariés. C'est un succès. Les collectivités territoriales s'appuient sur ce groupement pour développer des activités touristiques et para-touristiques. Elles ont un rôle mais le groupement d'employeurs doit répondre à un besoin défini.
Les collectivités ont vocation à intervenir dans l'activité économique et sociale très locale des travailleurs des plateformes. Je lisais dans le journal municipal de Nantes que la Ville interdisait les scooters à moteur thermique dont la circulation s'est développée avec la crise sanitaire, induisant une pollution accrue. Les travailleurs qui les utilisent déplorent cette mesure tandis que les riverains s'en félicitent. La Ville de Nantes a alors pris l'initiative d'un dialogue avec les plateformes qui prenne en compte le statut social de ces travailleurs. Une collectivité territoriale peut jouer un rôle en conditionnant ses aides pour des véhicules plus propres par exemple, à la sécurisation du statut et de la santé des travailleurs. Nous pouvons imaginer de nouvelles formes d'accords entre les partenaires sociaux, les syndicats, les plateformes et les collectivités pour les besoins d'une politique territoriale de l'ubérisation. L'exemple que j'ai cité montre qu'il ne s'agit pas d'une utopie.
L'utopie est parfois nécessaire pour éclairer l'avenir. Il n'y a pas d'autres questions. Je vous remercie pour la clarté de vos réponses et nous reviendrons peut-être vers vous pour d'autres interrogations.
Merci Monsieur le Président, merci Mesdames et Messieurs les sénateurs.
La séance est levée à 9 h 40.