Intervention de Olivier Jacquin

Commission des affaires sociales — Réunion du 19 mai 2021 à 8h30
Proposition de loi visant à lutter contre l'indépendance fictive en permettant des requalifications en salarié par action de groupe et en contrôlant la place de l'algorithme dans les relations contractuelles — Examen du rapport et du texte de commission

Photo de Olivier JacquinOlivier Jacquin, auteur de la proposition de loi :

Je remercie le rapporteur de son travail, ainsi que Monique Lubin, la cosignataire de cette proposition de loi et de la précédente, dont je salue le plaidoyer.

Madame Puissat, je suis agriculteur, travailleur indépendant : je connais le prix de l'indépendance et la liberté qu'elle procure, mais j'en ai les moyens. Pourquoi suis-je devant vous aujourd'hui ? Je suis un spécialiste des transports à la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. Dans la loi d'orientation des mobilités figure ce piège qu'est la charte pour les travailleurs des plateformes. Lors des auditions que j'ai organisées, j'ai rencontré des jeunes de l'âge de mes enfants, livreurs du Collectif des livreurs autonomes de Paris (Clap). La Cour de cassation venait de rendre cet arrêt important concernant Take Eat Easy dans lequel elle avait requalifié des livreurs à vélo en salariés. Par provocation, j'ai conseillé à ces jeunes d'engager une procédure en justice pour récupérer 30 000 euros au bout de trois ans, mais ils m'ont répondu qu'ils trouvaient cette échéance trop lointaine, que cela allait coûter cher et qu'ils ne désiraient pas être salariés si c'était pour gagner 1 200 euros par mois et avoir un patron. J'ai évoqué la possibilité de gagner 2 000 euros par mois : ils m'ont dit que je rêvais... Ces jeunes se croient destinés à la précarité, ne croient pas au système des retraites, et vivent au jour le jour en gagnant trois sous.

Voilà pourquoi je suis devant vous : j'ai un sentiment de révolte par rapport au travail qui rend pauvre. Nous pouvons nous retrouver sur la valeur travail. Certains d'entre vous fustigent les fainéants profiteurs, mais on parle là de personnes qui ne peuvent pas vivre de leur travail. Demain, ils seront à la charge de la société sur les budgets sociaux, ils toucheront le RSA quand ils seront cassés et que leur corps ne répondra plus ; après-demain, ils seront des retraités pauvres. Nous sommes en train de dévoyer notre modèle socioéconomique en laissant entrer ce cheval de Troie.

Vous avez raison, toutes les plateformes numériques ne sont pas visées. Celles qui sont particulièrement toxiques mettent en concurrence un maximum de travailleurs pour servir à une heure donnée des clients : l'algorithme presse les rémunérations pour faire varier le nombre de travailleurs à un moment donné. La plateforme Extracadabra propose à la restauration, qui a des difficultés à recruter, des autoentrepreneurs. J'ai rencontré avant le confinement un serveur de café, à qui son patron avait demandé d'être autoentrepreneur : ils y gagnaient tous les deux, l'un payant un peu moins de charges sociales, l'autre ayant une rémunération nette un peu plus importante. Quelques mois après le confinement, le salarié indépendant ne touchait pas d'allocation chômage et n'arrivait plus à joindre les deux bouts : je lui ai envoyé un chèque de 100 euros pour l'aider. Voilà ce qui se passe actuellement.

Avec Monique Lubin et Nadine Grelet-Certenais, nous avions proposé une piste peut-être plus radicale : pour nous, la solution passait par la coopérative d'activité et d'emploi et le salariat. Cathy Apourceau-Poly a rappelé le travail intéressant de son groupe sur le titre VII du code du travail pour offrir des possibilités à ceux qu'il est difficile de subordonner directement.

Madame Puissat, j'ai lu votre rapport, que j'ai trouvé extrêmement intéressant. Une des conclusions était qu'il ne fallait pas créer de nouveau statut entre celui d'indépendant et celui de salarié. Pour M. Frouin, auteur d'un rapport dans lequel il vantait la solution proposée par Monique Lubin et moi-même - les coopératives d'activité et d'emploi -, il y a actuellement une frontière floue entre indépendants et salariés ; un tiers statut mettrait deux frontières floues entre ce nouveau statut à l'anglaise de workers, un sous-statut d'indépendant, et ceux de salarié et d'indépendant. Les trois articles de ma proposition de loi sont inspirés par ce rapport de décembre 2020, qui allait très loin sur le dialogue social et sur la responsabilisation des plateformes vis-à-vis de leurs donneurs d'ordre par le devoir de vigilance.

Le titre de la proposition de loi fait référence à l'arrêt exceptionnel de la Cour de cassation du 4 mars 2020 dans lequel elle constatait l'indépendance fictive des travailleurs. J'ai déposé ce texte le jour anniversaire de cet arrêt, le 4 mars 2021.

L'article 1er porte sur la requalification en action du groupe. Il y a effectivement peu de demandes de requalification : la procédure est trop longue, coûteuse et difficile. Des démarches individuelles pourront être engagées devant les prud'hommes, mais les travailleurs auront la possibilité de se regrouper dans une action de groupe - un seul juge, une seule procédure, un seul avocat pour faciliter les choses. On va me rétorquer qu'une telle mesure risque de condamner tout un secteur, mais je rappelle que la start-up Just Eat envisage d'atteindre les 4 500 livreurs en CDI et qu'elle a montré la viabilité de son modèle dans des pays étrangers.

L'article 2 tend à instituer la présomption de salariat. Il vise à modifier un article du code du travail : « Est présumé travailleur indépendant celui dont les conditions de travail sont définies exclusivement par lui-même ou par le contrat les définissant avec son donneur d'ordre. » Un exemple concret : face à la pénurie de travailleurs hospitaliers, une petite start-up propose des infirmiers hospitaliers autoentrepreneurs. Imaginez ce que cela pourrait entraîner de désordre dans les services hospitaliers ! L'idée est donc de prévoir une présomption de salariat pour les indépendants travaillant principalement sur la base d'un algorithme.

Je proposerai cet été un nouveau texte pour aller plus loin sur la question de la transparence de l'algorithme. L'algorithme est une boîte noire protégée par le secret de fabrication et le droit d'entreprendre. Rappelez-vous le chronotachygraphe, le mouchard des camionneurs, qu'on a fait entrer dans la cabine des camions et des bus il y a plus d'un siècle pour des raisons de sécurité ! Aujourd'hui, nous législateurs, nous devons remettre du droit dans le système, et peut-être prévoir un algorithme public pour vérifier le nombre d'heures de travail, l'absence de prise de risque... Certains algorithmes forcent les livreurs à griller des feux rouges.

Mes chers collègues de la majorité sénatoriale, je suis heureux d'avoir eu une discussion politique avec vous sur ce sujet. Je crois qu'au fond vous partagez mon plaidoyer sur le travail qui rend pauvre. Ce dévoiement du statut d'autoentrepreneur et de la valeur travail est une menace pour notre modèle socioéconomique.

Comme je l'ai fait remarquer à Gérard Longuet, notre seul collègue qui avait voté contre la suppression de l'article 20 dans la loi d'orientation des mobilités, nous n'avons pas de cireurs de chaussures dans notre pays, et pourtant on arrive bien à vivre ! On peut créer de nombreuses activités en baissant le coût du travail : qu'est-ce que cela va nous apporter ? On risque de casser notre modèle social. On ne peut tout accepter au risque de détruire notre société et la valeur travail.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion