Intervention de Éric Kerrouche

Réunion du 10 mai 2021 à 17h30
Article 1er de la constitution et préservation de l'environnement — Discussion d'un projet de loi constitutionnelle

Photo de Éric KerroucheÉric Kerrouche :

Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je ne sais pas très bien, comme vous peut-être, ce que je fais aujourd’hui en prenant la parole dans cette discussion générale.

Nous discutons aujourd’hui, après deux échecs en 2018 et en 2019, d’un article unique visant à réviser la Constitution. Pourtant, il se murmure à un très haut niveau que le Président de la République renoncerait à cette révision, avant même son examen par la Haute Assemblée, ce qui témoignerait de nouveau du peu de respect qu’il a pour la deuxième chambre du Parlement.

Hier, l’oracle qui préside à la destinée de la République a laissé filtrer son auguste décision : de référendum sur une nouvelle rédaction de l’article 1er de notre Constitution, il n’y aurait point, en raison du désaccord entre l’Assemblée nationale et le Sénat et, plus probablement, de l’opposition de ce dernier.

Pourtant, le même, en marge d’un déplacement, a indiqué qu’il n’y aurait pas d’abandon, que ce texte vivrait sa vie parlementaire, qui, seule, permettrait l’organisation d’un référendum.

J’ai l’impression de revivre le suspense sur la tenue ou non du scrutin du mois juin et ses innombrables coups de théâtre !

On pourrait avoir la tentation, de guerre lasse et au vu de l’accumulation de tant de mépris, de le prendre au mot, de ranger nos notes, d’oublier nos auditions, d’éteindre la lumière de l’hémicycle et de vaquer à d’autres occupations.

Pourtant, ce n’est pas ce que nous allons faire, parce que, voyez-vous, mes chers collègues, malgré nos différences politiques et face à cette morgue qui est la marque permanente du pouvoir macronien et de sa majorité, notre institution doit conserver une certaine dignité. Le bicamérisme doit être préservé, quand bien même nos débats pourraient apparaître dérisoires et participer du théâtre d’ombres organisé par l’exécutif.

Le mépris touche non seulement la chambre haute, que le Président de la République cherche à instrumentaliser, mais aussi la Convention citoyenne, dans laquelle 150 citoyens se sont investis à corps perdu en pensant que le Président de la République tiendrait sa parole.

Alors que toutes les mesures devaient être reprises sans filtre, on sait ce qu’il advint.

Un possible ajournement du référendum résonne comme une dernière gifle symbolique. Avec ce pouvoir, aucun engagement ne tient, tout n’est qu’une question d’opportunité.

Pourtant, en sommes-nous vraiment là ? Je ne le pense pas. La volonté initiale, marquée du sceau de l’insincérité, n’a jamais été de modifier la Constitution, puisque le calendrier électoral rend quasiment impossible la tenue d’un référendum.

Nous connaissons tous l’article 89 de la Constitution, qui définit la procédure usuelle de révision constitutionnelle. Il aurait sans doute été possible de passer par la voie du Congrès. Il n’est pas exclu en effet que la majorité des trois cinquièmes puisse être atteinte. Compte tenu du calendrier électoral, cette voie offrirait la possibilité d’une nouvelle lecture, loin d’être superflue s’agissant d’une révision constitutionnelle.

Avec l’emphase qui est la sienne, Emmanuel Macron a préféré le référendum, un vote du Constituant ayant plus de portée sur un texte fondamental. On aurait pu l’entendre si l’intention avait été réelle. Dès lors, pourquoi peut-être vouloir ajourner la procédure, si ce n’est par calcul politique ?

Je constate, mes chers collègues, que tous les groupes ont été modérés dans leurs propositions et qu’ils ne sont pas tombés dans le piège politique qui leur était tendu, sans doute par sens des responsabilités.

En matière constitutionnelle, il n’existe pas de procédure accélérée, celle-ci étant pourtant l’unique façon de procéder du Gouvernement depuis 2017. Que le rapporteur à l’Assemblée nationale se drape dans une feinte dignité en disant que le texte a été vidé de sa substance relève de la posture. Il aurait peut-être été possible de faire converger les positions des uns et des autres vers une rédaction unique.

C’est là que la manœuvre politique prend le dessus. Avec les délais qu’il a retenus, Emmanuel Macron sait que nous n’avons plus le temps d’adopter une révision constitutionnelle. Il le savait d’ailleurs dès le départ. Alors que, en pratique, les choses auraient pu avancer, il se contente de révéler ce que tout le monde sait : il n’est point question ici d’environnement. L’inscription de ce texte dans l’agenda législatif démontre qu’il a toujours été un prétexte aux yeux de l’exécutif.

On pourrait presque en rire si le sujet n’était pas aussi vital, car bientôt, au vu de l’effondrement de la biodiversité et de la dégradation de notre environnement, nous pleurerons collectivement.

La difficulté tient sans doute à la forme. Le texte de la proposition initiale, retenu en toute bonne foi par la Convention citoyenne, après de multiples auditions, peut poser des difficultés, mais comme je l’ai dit en commission, la forme a lancé un débat de pharisiens, confirmant à nouveau les propos de Jean Giraudoux : « Jamais poète n’a interprété la nature aussi librement qu’un juriste la réalité. »

L’opposition entre d’excellents juristes – les uns soulignant l’inutilité de la réforme, les autres considérant qu’elle était absolument nécessaire – n’a pas contribué à éclaircir les choses. Seule une question compte : quelle est la volonté politique ? La question est de savoir si l’on peut se cacher derrière le droit.

Pour notre part, nous nous sommes focalisés sur un aspect complémentaire, qui nous semblait ne pas avoir été pris en compte alors qu’il est central : les biens communs. Ma collègue Nicole Bonnefoy, qui a déjà porté une proposition de loi constitutionnelle sur ce thème, détaillera ce point fondamental pour nous.

Quant à la majorité sénatoriale, elle a considéré que la Charte de l’environnement, la jurisprudence du Conseil d’État et, plus sûrement, celle du Conseil constitutionnel suffisaient. Elle est partie du principe, défendu par certains juristes, que le texte pouvait emporter des risques, notamment en matière de conciliation des droits et de hiérarchisation. Sans surprise, elle a retenu une rédaction qui minore la phrase initialement proposée, la réduisant à une véritable aporie.

Je retiens néanmoins quelques arguments portés en faveur du texte initial.

D’abord, le rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’homme et l’environnement, David Boyd, a montré que, dans les pays où de telles avancées constitutionnelles avaient eu lieu, les conséquences n’avaient pas été dramatiques.

Ensuite, cette révision, si elle était adoptée, aurait au moins un effet symbolique : celui de réitérer l’exigence de protection de l’environnement à l’article 1er, à côté des autres valeurs fondamentales de la République.

Enfin, la France s’honorerait à introduire le changement climatique dans sa Constitution : elle serait la première à le faire parmi les États du Nord.

En l’espèce, seul le fond compte : les dispositions actuelles, la Charte de l’environnement et la jurisprudence suffisent-elles en matière de défense de l’environnement ? La réponse est non. La Constitution doit donc s’adapter aux nécessités de notre temps.

Du Club de Rome jusqu’au dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), tous nous montrent tous les jours que notre situation n’est plus tenable.

Selon l’OCDE, 40 % de la population mondiale sera confrontée à des pénuries d’eau d’ici à 2050 et 700 millions de personnes pourraient être déplacées à l’horizon 2030 du fait d’une telle pénurie.

Selon Météo-France, les températures estivales moyennes augmenteraient de 6 degrés Celsius d’ici à 2050. La recharge des nappes phréatiques diminuerait de 10 % à 25 % selon les régions.

Les populations de vertébrés ont chuté de 68 % en 45 ans. Au cours des prochaines décennies, de 500 000 à 1 million d’espèces vont décliner et seront, à terme, menacées d’extinction.

La crise sanitaire que nous vivons n’est que la traduction de cette situation.

Comme le souligne Bruno David, président du Muséum national d’histoire naturelle : « Plus la biodiversité est riche, plus les pathogènes infectent des espèces différentes, plus ils nous épargnent. Plus nous portons atteinte à la biodiversité et plus la probabilité que des zoonoses se déclenchent et se propagent augmentera. »

La question environnementale dépasse tous les clivages. En définitive, cette révision méritait bien mieux que des calculs politiques, tellement futiles et dérisoires, pour ne pas dire consternants, au regard du défi que nous devons relever collectivement.

Alors, de deux choses l’une : soit cette réforme ne change rien juridiquement, mais elle porte une valeur symbolique forte qui nous paraît essentielle dans la bataille culturelle – le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain pense qu’un tel symbole est important – ; soit cette réforme emporte des conséquences et la question est de savoir si l’urgence environnementale n’impose pas de rehausser enfin notre niveau d’ambition. Nous pensons que c’est absolument nécessaire.

De ce fait, la réécriture de l’article 1er doit être la plus ambitieuse possible pour l’avenir de l’humanité. Nous y veillerons.

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