Intervention de Marie-Christine Chauvin

Commission des affaires économiques — Réunion du 12 mai 2021 à 9h35
Proposition de loi pour un élevage éthique juste socialement et soucieux du bien-être animal — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Marie-Christine ChauvinMarie-Christine Chauvin, rapporteure :

Ce texte, sur lequel nous avons effectivement conduit des auditions de concert, vise à trouver un équilibre entre les impératifs des éleveurs et la recherche de meilleures conditions d'élevage. Je crois que nous en partageons par certains aspects la philosophie et les objectifs, c'est-à-dire la recherche de meilleures conditions d'élevage en prenant en compte les contraintes des éleveurs, sans les stigmatiser davantage. Je vois dans la proposition d'un fonds d'accompagnement une piste intéressante. Mais il faut dire les choses franchement, nous ne partageons pas les moyens choisis pour atteindre cet objectif.

Je commencerai mon propos en ayant une pensée pour les éleveurs, pour qui l'année 2020 a été très dure avec la baisse des cours du lait, des jeunes bovins, des broutards, de la carcasse de porc, avec la fermeture des restaurants, avec l'épidémie de l'influenza aviaire pour les canards, mais aussi avec la hausse des charges liée à la sécheresse estivale, qui n'a pas été, tant s'en faut, répercutée dans les prix de vente, notamment en grande distribution.

Se lever tous les matins pour perdre de l'argent, personne ne peut le supporter. Bien sûr, certaines filières s'en sortent sur quelques segments de marché, je pense bien entendu à la filière de lait à Comté du Jura par exemple. Mais, en majorité, la filière souffre. Nos auditions au sein du groupe d'études Élevage le démontrent à chaque fois. Et c'est ce qui explique que la décapitalisation du cheptel se poursuive dans certaines filières, notamment au sein du troupeau allaitant comme du troupeau laitier.

Si cette situation perdure, notre souveraineté alimentaire en élevage est menacée. J'en veux pour preuve les derniers chiffres sur nos importations : la France importe 45 % de sa consommation de poulet, 25 % de sa consommation de porc, notamment ses jambons, 55 % de sa consommation de moutons, un tiers de ses produits laitiers ! Le rapport de Laurent Duplomb a tiré la sonnette d'alarme en 2019. La tendance s'aggravera si rien n'est fait, car nous perdrons les externalités positives de notre élevage pour l'aménagement du territoire, le stockage de carbone, la réduction de la vulnérabilité aux aléas naturels, ou encore la biodiversité des races cultivées.

C'est pourquoi il faut être très vigilant aux négociations en cours sur la prochaine politique agricole commune (PAC). Si la réforme des aides couplées conduit à une réduction massive des aides à la filière bovine notamment, notre élevage pourrait ne pas s'en relever.

Ce contexte devait être rappelé pour garder à l'esprit qu'il faut être à l'écoute de nos éleveurs. Lors de nos auditions, tous nous ont affirmé ne pas comprendre pourquoi ils sont toujours cloués au pilori, sans que leurs efforts ne soient valorisés, en particulier ceux qu'ils font pour lutter contre la maltraitance animale, qui concerne une partie infinitésimale des éleveurs et qui relève de comportements délictueux.

On parle beaucoup de bien-être animal et à raison. Mais nous parlons insuffisamment du bien-être des éleveurs, M. Cabanel et Mme Férat nous l'ont très bien expliqué.

Le bien-être animal, c'est tous les jours en agriculture ! Il y a quelques anomalies, des exemples existent, mais comme dans toute profession. Mais, tous les jours, des progrès sont réalisés par nos éleveurs pour améliorer les conditions d'élevage de nos animaux. C'est en cela que nous partageons la préoccupation que vous exprimez dans ce texte. Cette préoccupation se traduit très concrètement dans le quotidien des éleveurs - et ils ne nous ont pas attendus pour améliorer les conditions d'élevage, heureusement !

Prenons l'exemple des poules pondeuses : les élevages alternatifs représentent désormais 53 % des poules pondeuses contre 19 % en 2008. La filière a même atteint ses objectifs en avance de deux ans sur son plan initial.

Les élevages au sol, que les consommateurs plébiscitent, se développent rapidement. Des élevages expérimentaux progressent, pour éviter l'élevage de lapins en cage, la filière s'étant dotée d'un objectif ambitieux, salué par tous, de passer de 1 % à 25 % de lapins issus d'élevages alternatifs d'ici 2022. Rappelons aussi que 94 % des vaches laitières et 67 % des vaches allaitantes ont accès à l'extérieur, tout comme 100 % des volailles de chair sous signe officiel de la qualité. En matière de volailles, la France a un taux de 20 % de volailles élevées en plein air, le second pays européen étant seulement à 5 %.

Toutes les filières interprofessionnelles se sont engagées dans un plan bien-être animal. Je citerai l'initiative « France, terre de lait » du Centre national interprofessionnel de l'économie laitière (Cniel), la mise en place, par l'interprofession porcine Inaporc, du socle de base du porc français intégrant des critères de bien-être animal minimums - lumière, matériaux manipulables, abreuvement - leur non-respect entraînant le paiement de pénalités au sein de la filière, le pacte sociétal de la filière élevage et viande sous l'égide d'Interbev, l'Association nationale interprofessionnelle du bétail et des viandes.

Toutes les filières développent des outils de diagnostic bien-être animal sur les exploitations afin de mieux mesurer les progrès à réaliser. Ces démarches très intéressantes vont aboutir à des mesures concrètes, au fur et à mesure. Elles ne seront pas médiatiques, j'en suis sûre, mais elles changeront, au jour le jour, la face de nos élevages.

La préoccupation d'améliorer les conditions d'élevage des animaux est donc au coeur des objectifs de nos filières d'élevage et de la vie de nos éleveurs.

Ce propos général doit être dans nos esprits à l'heure d'examiner des propositions pour interdire certaines pratiques d'élevage, de transport ou d'abattage.

En intitulant cette proposition de loi « pour un élevage éthique, juste socialement et soucieux du bien-être animal », vous sous-entendez qu'il n'existe pas d'élevage éthique et soucieux du bien-être animal aujourd'hui en France. Cela ne correspond pas à la réalité du terrain, j'espère l'avoir démontré.

Venons-en au contenu de la proposition de loi.

Il y a deux ans, Mme Benbassa avait déposé un premier texte avec le même titre, comportant 14 articles ; le périmètre en a été réduit et la proposition compte désormais quatre articles visant à interdire certaines pratiques d'élevage, de transport et d'abattage, tout en mettant en place un fonds d'accompagnement.

Je crois pouvoir dire que nous partageons tous, parlementaires comme les filières elles-mêmes, l'objectif d'accompagner à de meilleures conditions d'élevage : toutes les filières ont souligné qu'elles avaient en tête ces préoccupations et que leurs plans d'action visaient à mieux les prendre en compte. Améliorer les conditions de transport des animaux est un sujet consensuel, ce que démontre d'ailleurs l'adoption très large et transpartisane de résolutions du Parlement européen sur le sujet. De même, favoriser l'essor d'élevages alternatifs aux cages quand c'est possible est une piste que toutes les filières développent et que nous soutenons tous. Enfin, il faut trouver une solution viable au broyage massif de poussins.

Sur l'élevage plein air, l'article 1er entend interdire toute construction de nouveau bâtiment d'élevage sans accès à l'extérieur des animaux à compter de 2026 et interdire tout élevage sans accès au plein air à horizon 2040. Les filières ont presque toutes émis des réserves inquiètes sur cette proposition qui leur paraît irréaliste. Le plein air impliquerait la mise en place d'un parcours pour les animaux qui est fortement consommateur de foncier, notamment quand les parcours doivent être très larges pour certaines espèces comme le porc.

Sur le transport des animaux, l'article 2 entend plafonner les durées de transports des animaux vivants sur le territoire français à huit heures pour tous les animaux de rente, à l'exception des volailles et des lapins dont la durée de transport serait plafonnée à quatre heures. Une dérogation pourrait être accordée, après avis d'un vétérinaire, pour une durée plafonnée dans tous les cas à douze heures.

La réglementation relative au transport des animaux vivants relève d'un règlement européen. Ce dernier, mis en oeuvre depuis 2005, pose ce principe simple à son article 3 : « Nul ne transporte ou ne fait transporter des animaux dans des conditions telles qu'ils risquent d'être blessés ou de subir des souffrances inutiles ». Il en découle de nombreuses prescriptions liées à la formation des chauffeurs, à l'équipement des transports de manière à permettre une ventilation, une luminosité, un abreuvement et une alimentation minimales adaptés aux besoins des espèces, à des règles pour le chargement et le déchargement des véhicules ainsi qu'à la durée des transports. Cette dernière est aujourd'hui limitée en principe à huit heures pour toutes les espèces domestiques sauf les volailles. Cette durée peut être portée à un niveau supérieur si certaines conditions supplémentaires sont respectées. L'objectif de la proposition de loi est double : descendre le plafond maximal à douze heures pour toutes les espèces ; mettre en place un plafond de principe pour les volailles à quatre heures, mais le tout au seul niveau national, et c'est tout le problème.

L'article 3 entend interdire toute élimination de poussins mâles et de canetons femelles vivants, sauf épizooties, au 1er janvier 2022.

À cet égard, les techniques de recherche de sexage dans l'oeuf ont considérablement évolué et permettent d'envisager, effectivement, de tourner la page du broyage à court terme.

Pour les poussins mâles, trois techniques ont été développées. La première, développée par l'entreprise allemande Seleggt, permet de percer la coquille de l'oeuf incubé, d'en prélever une partie du liquide lequel, par dosage hormonal et réaction chimique, révèle le sexe du poussin in ovo. Le coût serait d'environ 4 euros la poule. Cette technique, qui fonctionne sur toutes les poules, a commencé à être mise en oeuvre pour quelques oeufs coquille en France.

La seconde, développée par une autre entreprise allemande, AAT, permet par imagerie spectrale de repérer les différences de coloris de l'embryon des poules brunes, les poussins en résultant étant plus bruns pour les femelles et plus jaunes pour les mâles. De même, quelques oeufs coquilles français sont commercialisés avec cette technique qui n'est pas invasive contrairement à la précédente et qui est moins onéreuse puisqu'elle reviendrait à environ 1 euro la poule.

La troisième, en cours de développement en France par l'entreprise Tronico, permet, en récupérant la membrane de la coquille d'un oeuf, d'en effectuer une analyse ADN pour identifier les chromosomes mâles et femelles. Cette technique, sans doute relativement onéreuse, n'a pas encore franchi le cap industriel.

Pour les canetons femelles, les techniques consistent, par imagerie spectrale à repérer la couleur des yeux du caneton dans l'embryon, si ces derniers sont clairs, l'embryon serait de sexe féminin ; à l'inverse, si les yeux sont de couleur foncée, l'embryon serait de sexe masculin. Les deux principaux couvoirs français ont mis en place cette technique, les petits couvoirs espérant pouvoir la déployer prochainement, mais cela a un coût important.

Les filières n'ont donc pas attendu une interdiction pour agir, cet exemple démontre combien le progrès technique ne s'oppose pas à l'écologie et au bien-être animal.

J'en viens à notre position sur cette proposition de loi. Si nous partageons unanimement ses objectifs, je crois qu'il faut en contester les modalités de mise en oeuvre et ses potentiels effets de bord. Je vous proposerai par conséquent de rejeter le texte pour quatre raisons.

D'abord, ce texte comporte des effets de bord importants. Sur le plein air, par exemple : des éleveurs de poules pondeuses viennent d'investir près de 500 millions d'euros pour passer des cages aux élevages alternatifs ; doit-on remettre en cause leurs investissements avec cette interdiction en 2040 ? Le plein air n'est, de plus, pas forcément adapté à toutes les espèces. Les filières lapins et porcines s'inquiètent du tout plein air pour leurs espèces. Le tout plein air pose des difficultés en matière de biosécurité, on l'a vu avec l'influenza aviaire récemment, avec une exposition plus forte aux risques épidémiques - le Sud-Ouest a été très touché alors que l'Ouest de la France, où le plein air est moins développé, a plutôt été épargné. Notre résilience et notre souveraineté se jouent aussi dans la complémentarité de nos élevages. Je suis donc favorable à aller vers davantage de plein air progressivement ; mais pas à marche forcée avec l'objectif d'un plein air unique et sans adaptation pour certains territoires.

Même chose pour le transport : l'article 2 réglemente les durées de transport seulement sur le territoire national ; dès lors, il deviendrait plus rentable de s'approvisionner auprès d'abattoirs étrangers, en faisant faire plus de route aux animaux, à l'opposé de l'objectif poursuivi par ce texte... Les bassins de production sont parfois très éloignés des abattoirs, nous connaissons tous la difficulté d'installer des abattoirs de proximité aujourd'hui. En limitant la durée des transports à quatre heures pour la volaille ou le lapin, dont les couvoirs et les abattoirs sont presque exclusivement dans l'Ouest, on s'interdira tout élevage de ces espèces ailleurs que dans cette partie de la France : est-ce ainsi que nous favoriserons les circuits courts et la diversification de notre agriculture ?

Le deuxième motif de rejet, c'est que cette proposition de loi accroîtrait les importations de produits qui ne respectent pas les normes que nous aurons imposées à nos éleveurs, je viens d'en donner l'exemple pour les transports.

Pour le broyage des poussins, je crois qu'il faut faire confiance aux accouveurs qui vont faire évoluer leurs modèles pour s'adapter au marché. Imposer un surcoût fort sur l'ensemble de la filière, c'est renchérir le coût des ovoproduits issus d'élevage français qui représentent 40 % de la production totale. Or, pour ces produits, le prix est essentiel : à aller trop loin, nous renforcerions la compétitivité des ovoproduits polonais qui inonderaient notre marché, alors que les poussins continueraient d'être broyés là-bas.

Pour le plein air, le problème est le même : les normes supplémentaires représenteront un surcoût considérable pour les élevages, qu'il faudra répercuter sur les prix ou compenser aux éleveurs, ce que le droit européen nous interdit.

Le risque d'un tel système édicté par le haut serait d'avoir une société scindée entre les Français qui pourront se payer une alimentation de qualité, plein air et bio, et ceux qui ne le pourront pas et qui devront consommer une alimentation importée qui ne respecte aucune norme imposée aux éleveurs français. Ce modèle est aux antipodes de celui que la France propose aujourd'hui, permettant une alimentation saine, durable et accessible à tous, présente sur toutes les gammes. Je préfère consommer un poulet français dont je suis sûre des modes d'élevage plutôt qu'un poulet polonais pour lequel nous n'avons pas prise sur les modes d'élevage, l'affaire des steaks hachés traitée par Fabien Gay en 2019 nous l'a rappelé.

Troisième motif de rejet, cette proposition de loi n'est pas réaliste. Le fonds prévu à l'article 4 est une bonne idée, parce qu'il vaut bien mieux accompagner le changement que d'y contraindre. Mais comme ce fonds est avant tout fléché sur les interdictions énoncées par les articles de ce texte, j'ai interrogé les filières sur les conséquences de celles-ci. Rien que pour le porc, le passage au tout plein air en 2040 représenterait un coût de 13 milliards d'euros et une consommation foncière équivalente à un département français ; pour les poules pondeuses, il faudrait trouver l'équivalent de la surface de la ville de Paris pour satisfaire à l'obligation. Quand on connaît les difficultés liées à l'artificialisation des sols, ces chiffres parlent d'eux-mêmes.

Le quatrième motif de rejet, enfin, qui est le plus important, est que cette proposition de loi n'est pas à la bonne échelle, qui est européenne. À défaut d'agir à cette échelle européenne, on alourdira encore les contraintes sur nos agriculteurs français, tout en exportant chez nos voisins les pratiques que la loi condamnera, en important davantage de denrées venues de chez eux. Cela ne fera aucun gagnant en matière de bien-être animal, et réduira notre souveraineté alimentaire ainsi que le bilan environnemental de notre alimentation. L'Union européenne doit nous faire collectivement évoluer, pour limiter les distorsions de concurrence.

Ce travail est d'ailleurs déjà en cours, le Parlement européen ayant adopté deux résolutions très fortes sur le transport des animaux, engageant la Commission à travailler sur le sujet. De même, l'idée d'un consortium franco-allemand pour mettre en commun les connaissances sur le sexage in ovo et faciliter ainsi la mutualisation de nos forces pour réussir le passage au stade industriel est une bonne solution, qui a été mise entre parenthèses durant la période de Covid-19, il faut la relancer.

Je ne crois pas, en revanche, que la surtransposition n'ait jamais été une solution dans le domaine agricole.

C'est pour toutes ces raisons que je vous propose de rejeter la proposition de loi.

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