Merci Madame la Présidente, je salue les sénateurs et sénatrices ici présents, ainsi que ceux qui nous regardent par visioconférence.
L'ENA forme seulement 80 élèves par an. Parmi eux, une minorité sera amenée à fabriquer des normes ou à les juger. En France, environ 2 000 énarques sont en exercice, sur une totalité de 100 000 fonctionnaires. Parmi ces fonctionnaires, les ingénieurs sont aussi nombreux que les énarques et occupent des postes similaires. Enfin, de nombreux hauts fonctionnaires ne sont ni énarques ni ingénieurs et sont issus d'autres corps, universitaires notamment.
Concernant la réalité de la scolarité à l'ENA, il existe des idées préconçues. La scolarité à l'ENA dure un peu moins de deux ans, elle est donc assez rapide. La première année consiste en un stage, appelé volontairement « Territoire » et non « Préfecture », pour sensibiliser les élèves aux territoires. À cette occasion, en votre qualité de sénateur, vous rencontrez sûrement nos stagiaires quand ils sont dans vos départements. Parmi les critères d'évaluation de ce stage, qui compte beaucoup dans le classement de sortie, sont pris en compte l'efficacité, le sens de l'écoute du terrain et l'engagement dans un certain nombre d'opérations, par exemple la rencontre avec des élus locaux ou des lycéens pour leur parler de l'administration.
J'ai supprimé le stage « Entreprise » que nos élèves avaient l'habitude de faire dans les départements d'affaires publiques de grandes sociétés du CAC 40, pour le remplacer par un stage de deux mois au sein d'une PME. Les élèves de la promotion 2020-2021, comme ceux de la promotion 2021-2022, prennent ainsi conscience de ce que l'État impose comme normes aux PME, qui n'ont souvent pas les moyens, ni juridiques, ni financiers, d'y résister.
Les élèves partent ensuite en stage international, puis ils reviennent à Strasbourg pendant six mois, et leur scolarité se termine par les épreuves de classement et le choix du corps d'entrée. Pendant ces six mois, ils suivent un enseignement de légistique. Il s'agit d'une grande nouveauté. Les études universitaires françaises, même dans les meilleures universités de droit de ce pays, ne prévoient pas de légistique. Les règles de droit sont enseignées, mais on n'explique pas comment les fabriquer. Nous sommes très attentifs à ces cours de légistique. Depuis que j'ai pris la direction de l'ENA en août 2017, j'ai demandé qu'il soit enseigné aux élèves, non seulement comment écrire les textes, mais aussi comment les supprimer. Ils doivent acquérir le réflexe de faire correspondre à l'écriture d'une norme la suppression d'une, voire de deux autres normes. Nous leur apprenons surtout à se poser la question : est-il utile, pour régler un problème donné, de recourir à la norme ?
Le sénateur de la Sarthe Jean-Claude Boulard m'avait dit un jour : « Quand on n'a plus d'argent, on se paye de mots. » Quand nous ne savons pas répondre à une question ou que nous manquons de moyens financiers, nous créons de la norme, afin de donner l'impression que nous avons réglé la question. Nous demandons donc à nos élèves de se poser la question : une norme est-elle vraiment nécessaire ? N'existe-t-il pas d'autres solutions ? Par exemple, lorsque nous voulons réduire la vitesse, le mieux est-il de prendre des normes ou de poser des panneaux de limitation de vitesse, ou d'interdiction à certaines voitures ?
Un travail de résolution d'un problème administratif concret est demandé aux élèves de l'ENA et de l'INET. Par exemple, l'année dernière, ceux de l'ENA ont travaillé sur le nombre trop important de contrôles exercés par l'État sur les petites entreprises. Ils étaient amenés à s'interroger sur la façon d'étaler ou de réduite ces contrôles.
Des exercices de Design Thinking sont également réalisés : les élèves travaillent, par exemple, en collaboration avec des spécialistes du design, à la réorganisation des locaux administratifs et à la façon d'éviter les files d'attente. Ces exercices ont pour objectif de montrer aux élèves que la norme ne constitue pas la solution obligatoire à tous les problèmes.
Parfois, ce sont les autorités politiques qu'ils serviront. Les élèves de l'ENA, devenus hauts fonctionnaires, sont par définition aux ordres d'un gouvernement qui leur demande de répondre à chaque situation par un texte. Vous le savez bien, nos élèves font ce qui leur est demandé. Mais nous essayons aussi de les inciter à proposer aux autorités politiques d'autres solutions.
Les élèves de l'ENA auront également à travailler sur la norme : une fois le rang de la norme défini (constitutionnel, législatif ou réglementaire), ils seront attentifs à sa rédaction (clarté du texte et intelligibilité). Il leur sera également demandé d'élaborer une étude d'impacts : budgétaires, économiques, sociaux, environnementaux.
L'épreuve de légistique regroupe tous ces sujets et a une importance considérable dans le classement de sortie de l'ENA. Elle représente environ 10 % de la note finale, sachant que les stages en représentent 40% et les épreuves 50%. Ces sujets liés à l'évaluation et à l'impact des politiques publiques sont davantage enseignés qu'autrefois. La fabrication des normes en silos que vous évoquiez, Madame la présidente, est un sujet traité cette année, autour d'études de cas concrets, avec des cours ou des séminaires, des réunions interministérielles, qui mettent en lumière les contradictions et permettent à nos élèves d'apprendre à régler ces contradictions.
Nous demandons aussi aux élèves de l'ENA d'être attentifs à la fabrication de la norme chez nos principaux voisins européens. Aux Pays-Bas, sur un sujet donné, une seule loi est votée par législature : par exemple, il n'existe qu'une seule loi sur le terrorisme ou sur l'urbanisme. Certains pays ont réussi à mettre un terme à la course à la norme. Il appartient aux administrations, mais également au pouvoir politique, de faire évoluer la situation en France.