Intervention de Hélène Conway-Mouret

Réunion du 27 mai 2021 à 10h30
Accès des jeunes dans la fonction publique et les entreprises — Rejet d'une proposition de loi

Photo de Hélène Conway-MouretHélène Conway-Mouret :

Madame la présidente, mesdames les ministres, mes chers collègues, permettez-moi dans un premier temps de me réjouir de voir deux ministres au banc. J’y vois là un signe très positif de l’attention que nous accordons, Parlement et exécutif, à notre jeunesse.

Je tiens également à remercier Mme la rapporteure Jacky Deromedi pour le travail qu’elle a réalisé et le dialogue que nous avons entretenu même si, malheureusement, celui-ci ne nous a pas permis de parvenir à un consensus, lequel aurait pourtant contribué à l’amélioration du texte.

Je le regrette vivement parce que l’objet de la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui est au cœur de notre projet républicain : l’égalité des chances et l’accès des jeunes à l’emploi, notamment des jeunes des quartiers prioritaires de la politique de la ville et des zones de revitalisation rurale.

Ce texte s’inscrit pleinement parmi les priorités que notre groupe politique s’est fixées dans le cadre, à la fois de la mission en cours de notre collègue Monique Lubin sur la politique en faveur de l’égalité des chances et de l’émancipation de la jeunesse, et de la proposition de loi relative aux droits nouveaux dès dix-huit ans de notre collègue Rémi Cardon, que nous avons examinée en janvier dernier.

Le présent texte s’appuie sur les observations des acteurs de terrain avec lesquels j’ai l’habitude de travailler depuis de nombreuses années. Il part d’un constat : notre système scolaire est profondément inégalitaire, marqué par une reproduction sociale et économique des élites, non seulement dans l’administration, mais aussi dans notre tissu industriel et commercial.

Notre marché du travail est à son image : les employeurs s’attachent encore beaucoup au diplôme ou au concours d’entrée, qui détermine souvent le reste de la carrière. Or, premier obstacle, ceux-ci ne sont pas accessibles à tous. Deuxième obstacle, même les plus diplômés issus de certaines catégories sociales ont beaucoup de mal à s’insérer sur le marché du travail. J’en veux pour preuve que le taux d’emploi des diplômés âgés de 20 à 34 ans s’élevait à 74 % en France en 2017, contre 80 % pour la moyenne européenne.

La France est également l’un des pays membres de l’Union européenne comptant le plus de jeunes âgés de 15 à 29 ans n’ayant pas de travail ou ne suivant ni études ni formation.

La crise sanitaire que nous traversons a exacerbé les inégalités et a frappé durement notre jeunesse. Le taux de chômage des jeunes âgés de 18 à 25 ans a augmenté : il a atteint 21, 8 % en 2020. Le taux d’emploi a reculé quatre fois plus pour cette catégorie d’âge que dans le reste de la population. Les conditions de vie des jeunes sont précaires : un jeune de moins de 25 ans sur cinq vit au-dessous du seuil de pauvreté.

L’éloignement géographique en milieu rural, dans les territoires d’outre-mer, ou le fait de vivre dans des quartiers prioritaires de la politique de la ville constituent aujourd’hui un barrage, notamment pour les familles les plus modestes. Ils contribuent de facto à la faible représentation des jeunes issus de ces territoires au sein des grandes écoles et des classes préparatoires, concentrées pour la plupart à Paris.

La haute fonction publique n’est pas à l’image de la société. La France est l’un des pays où la reproduction sociale des élites est la plus forte, ce qui concourt à une perception de plus en plus négative de la classe dirigeante, à l’égard de laquelle la défiance est grandissante.

Les enfants de cadres supérieurs représentent au moins la moitié des élèves des grandes écoles, voire parfois jusqu’à 70 % – notamment à l’ENA ou à Polytechnique –, alors qu’ils constituent à peine un quart de l’ensemble des jeunes de leur âge. On ne compte plus que 4 % d’enfants d’ouvriers à l’ENA, 2 % dans les écoles normales supérieures, et pratiquement aucun – 0, 4 % – à Polytechnique, preuve, s’il en fallait une, que le système de formation des élites en France est socialement endogène.

Le mouvement des « gilets jaunes » a révélé ce sentiment de relégation d’une partie importante de la population. Pour rétablir la confiance, il faut, entre autres choses, étendre les possibilités d’accès aux plus hautes fonctions de l’administration et dans les entreprises et assurer dans ces milieux une plus grande représentativité de la société.

« L’ascenseur social n’est pas seulement en panne : il descend » analyse le sociologue Camille Peugny dans son livre intitulé Le D éclassement. Le système scolaire ne garantit plus toujours la réussite professionnelle ; il suscite chez de trop nombreux jeunes un sentiment de rejet ou d’abandon et chez nos diplômés un sentiment de frustration, voire un certain fatalisme, qui les conduit à ne même pas postuler aux emplois auxquels leurs études les ont préparés.

Les politiques dites « de la ville » ou « de la seconde chance » ne sont pas véritablement parvenues à briser le plafond de verre, malgré tous les efforts déployés par les gouvernements successifs – le président Kanner pourra en parler –, y compris celui auquel vous appartenez, mesdames les ministres, en dépit de la panoplie de mesures que vous proposez de mettre en œuvre.

Cette proposition de loi a pour seul objet de faciliter l’insertion de tous les jeunes sur le marché du travail, quels que soient leur milieu social et leur ancrage territorial. Nous nous adressons donc à la majorité d’entre eux.

Pour les jeunes, l’accès à l’emploi est source d’autonomie financière et d’accomplissement social. Pour l’État, la diversité sociale au sein des administrations et des entreprises est à la fois le gage que tous les talents sont mis au service de la France et un moyen de renforcer la cohésion de notre société.

Si cette proposition de loi prévoit en grande partie des mesures concrètes pour faciliter l’accès à notre administration et à nos entreprises, elle participe de fait à une politique active de lutte contre les discriminations.

S’il existe aujourd’hui plusieurs dispositifs de contrôle, aucun n’est destiné à accroître la mobilité sociale au sein de la fonction publique. C’est pourquoi nous prévoyons de créer une nouvelle autorité publique indépendante : l’Autorité pour l’égalité des chances dans la fonction publique. Cette autorité serait chargée de veiller à ce que la fonction publique soit représentative de la diversité sociale, que ce soit par ses voies d’accès, ses modalités de promotion interne, ou encore par les garanties qu’elle apporte afin d’assurer un déroulement de carrière équitable entre les agents.

Nous n’avons pas d’outil exclusivement consacré à cet objectif, qui permettrait véritablement d’évaluer les mesures prises et qui nous conférerait, éventuellement, un pouvoir de contrôle. La population considère majoritairement que les politiques publiques mises en œuvre ne sont pas efficaces. Donnons-nous donc enfin les moyens de prouver qu’elles le sont, sur le fondement d’indicateurs et de critères fiables, et de rassembler toutes les données à cet égard dans un rapport que nous voulons annuel.

Dans certains quartiers, l’État n’est pas assez présent. Nous proposons que les fonctions de délégué du préfet dans les quartiers soient prioritairement occupées par des personnes ayant ou exerçant une activité professionnelle dans un quartier prioritaire de la politique de la ville. Ces délégués permettraient aux jeunes de se reconnaître dans les représentants de l’autorité de l’État. Ils serviraient également de relais des représentants auprès de leurs collègues, moins familiers de cet environnement.

Nous souhaitons promouvoir tous les talents en valorisant les personnes issues des zones urbaines et rurales. Nous faisons bien la promotion de la diversité sociale et territoriale dans ce texte, et non celle de la diversité au sens large.

Pour ce faire, nous nous donnons pour ambition de réhabiliter les diplômes obtenus dans les établissements scolaires situés dans des zones prioritaires et rurales. Il existe de nombreuses initiatives pour les jeunes des quartiers prioritaires, mais beaucoup moins pour les jeunes issus des milieux ruraux, qui sont mal informés et ne bénéficient pas du même accès aux filières préparatoires. Certains s’autocensurent et ne s’autorisent même pas à s’inscrire dans des établissements supérieurs. Beaucoup n’exercent pas pleinement leurs droits, parce qu’ils ne les connaissent pas. J’imagine que la création du label Cités de la jeunesse tend à y remédier.

Pour ceux qui n’ont pas appris les codes véhiculés par les meilleures écoles, la réussite aux concours, qui repose en grande partie sur une formation type que procure d’abord l’accès auxdites écoles, est problématique. Nombreux sont les jeunes issus des familles plus modestes qui réussissent les écrits, mais échouent aux oraux, car ils n’ont pas acquis les codes non écrits et pourtant requis. Les profils différents, en dehors des voies traditionnelles, semblent exclus d’office.

Nous proposons donc que, dans la mesure du possible, les jurys des épreuves orales des concours d’entrée dans la fonction publique de l’État soient composés d’au moins une personne issue de la société civile – associations, entreprises –, c’est-à-dire d’une personne n’appartenant pas au corps de recrutement.

Le Gouvernement a annoncé s’attaquer à la réforme de la haute fonction publique, notamment en remplaçant l’ENA par l’Institut du service public en janvier 2022. Or il ne suffit pas de changer un nom pour diversifier notre fonction publique : nous pouvons et devons la transformer aussi en démontrant que les candidats aux concours seront traités équitablement, et ce non pas en instaurant des quotas ou des filières particulières, mais en appliquant le principe d’égalité des chances grâce, notamment, à certaines des mesures que nous proposons.

Il existe, il est vrai, de nombreuses études qui analysent les discriminations. Selon le Défenseur des droits, près d’une personne sur deux considère que les discriminations sont fréquentes ou très fréquentes lors de la recherche d’emploi. Dans son rapport publié en juin 2020, Jacques Toubon soulignait également que les discriminations fondées sur l’origine sont importantes et leur nature systémique. Il écrivait alors que « les discriminations ne sont pas le résultat de logiques individuelles de quelques DRH » et que « c’est tout le système qui est en cause, un système qui reproduit les inégalités ».

Cette situation a des conséquences graves sur les parcours individuels et les groupes sociaux concernés et entame la confiance dans l’État et la cohésion de la société. C’est pourquoi il est urgent de lutter contre certaines formes de discrimination.

Le lieu d’origine est malheureusement encore trop souvent handicapant pour les candidats. Nous proposons de supprimer sa mention, après la disparition de celle du lieu de résidence. Dans la phase de recrutement, nous souhaitons que les candidats non retenus puissent, s’ils le demandent, obtenir des explications sur leur performance, afin d’éliminer les faiblesses identifiées lors d’un entretien d’embauche. Ces éléments d’appréciation seraient très utiles pour la préparation des futurs entretiens du candidat. Tel est l’objet de l’amendement que nous avons déposé, Jean-Pierre Sueur et moi-même, à l’article 6.

Madame la ministre de Montchalin, vous avez récemment souligné la nécessité absolue de casser l’entre-soi et les corporatismes et de lutter contre les inégalités de destin. Il me semble que cette proposition de loi va dans ce sens et qu’elle vise à atteindre les objectifs que vous avez fixés.

J’espère que ce texte recevra plus largement l’approbation de mes très honorables collègues qui, ce faisant, donneront encore une fois raison à Jean Jaurès, lorsqu’il disait qu’il convient d’aller vers l’idéal en passant par le réel, l’idéal d’une société égalitaire et le réel d’une intégration effective de tous les jeunes !

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