Intervention de Olivier Jacquin

Réunion du 27 mai 2021 à 14h30
Lutte contre l'indépendance fictive — Rejet d'une proposition de loi

Photo de Olivier JacquinOlivier Jacquin :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je remercie mon groupe de me permettre de présenter ce texte aujourd’hui. Je remercie plus particulièrement Monique Lubin, qui s’exprimera en notre nom dans quelques minutes, et Jean-Luc Fichet de la qualité de son rapport, bien que les votes émis en commission ne soient pas en concordance avec les constats dressés.

Je tiens également à remercier le professeur de droit Stéphane Vernac et Me Jérôme Giusti pour leurs conseils avisés, ainsi qu’à saluer Brahim Ben Ali d’INV, l’Intersyndicale nationale VTC, Arthur Hay de la CGT livreurs et tous les travailleurs qui se lèvent dans ce combat.

Mes chers collègues, c’est la cinquième fois en moins de trois ans que nous nous retrouvons dans cet hémicycle pour débattre de la situation, qui se dégrade, de ces travailleurs. Nous avons ainsi examiné la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel et la loi d’orientation des mobilités, dont les chartes facultatives ont été censurées à la suite de notre saisine du Conseil constitutionnel. Nous avons également débattu de ce sujet lors de l’examen de notre proposition de loi sur les coopératives et de l’intéressante proposition de loi communiste portée par Pascal Savoldelli. Par ailleurs, nos collègues Michel Forissier, Catherine Fournier et Frédérique Puissat ont publié un rapport sur ces travailleurs.

La présente proposition de loi a été déposée le 4 mars dernier, à la suite de la décision historique de la Cour de cassation du 4 mars 2020 requalifiant un chauffeur Uber en salarié et dénonçant avec force l’indépendance fictive des travailleurs des plateformes de travail. Notre État de droit fonctionne, malgré vos multiples tentatives de le contourner depuis 2017 en protégeant continuellement les plateformes plutôt que les travailleurs auxquelles elles font appel.

La preuve en est votre ordonnance sur le dialogue social du 21 avril dernier, qui désavoue le rapport Frouin, que vous aviez pourtant commandé, car il rejette l’idée d’un nouveau statut que vous lui suggériez.

Avec cette ordonnance, vous persévérez dans votre démarche visant à contourner le droit du travail en créant de facto un nouveau sous-statut de travailleur, entre salariat et indépendance, lequel institutionnalisera le travail pauvre, sans garantie de revenus et avec une protection sociale low cost. Vous vous centrez sur les seuls livreurs et chauffeurs de VTC et leur créez un système de représentation propre. Mais il existe un problème constitutionnel pointé par la mission Frouin et le Conseil d’État. En effet, dès lors que des entreprises, par exemple des autoentrepreneurs, s’entendent aux dépens de leur donneur d’ordre, il s’agit, dans le droit de la concurrence, d’une entente, d’un cartel, et c’est illégal.

Vous continuez de tergiverser, alors que la situation des ubérisés s’aggrave !

Rumel est mort le 4 mai à la porte de la Chapelle, Chahi à Sotteville-lès-Rouen le 6 mai, tous deux percutés par des véhicules. L’été dernier, des sans-papiers étaient en grève pour dénoncer les effroyables conditions de sous-traitance chez Frichti. Zola et Hugo n’auraient pu imaginer un tel retour au tâcheronnage dans leurs pires cauchemars.

Cela étant, nous ne refusons ni le progrès ni la réalité ! La technologie numérique a du bon et nous l’utilisons tous : Doctolib, BlaBlaCar, Le Bon Coin sont de parfaits exemples de plateformes qui ne posent pas les problèmes et questions des plateformes de travail.

Le cocktail de l’ubérisation contient deux ingrédients explosifs : le dévoiement du statut d’autoentrepreneur, déjà dénoncé par nos collègues Frédérique Puissat et Catherine Fournier dans leur intéressant rapport, et le management par l’algorithme, cette boîte noire sourde et aveugle du management 2.0, protégée par le secret de fabrication.

Ces deux ingrédients sont mis en réaction dans un contexte très favorable : l’aspiration générale à plus d’autonomie dans le travail, confondue avec la fable de l’indépendance que vous êtes nombreux à entretenir, et la situation permanente de la crise de l’emploi.

J’illustrerai les trois articles de ce texte par trois exemples de véritables travailleurs, qui permettent de démasquer ce cheval de Troie contre notre modèle social, car, oui, les quelques dizaines de milliers de livreurs et chauffeurs VTC sont l’arbre qui cache la forêt.

Pour ce qui concerne l’article 1er, j’évoquerai Alexandre, 32 ans, serveur. Par l’entremise de la plateforme Extracadabra, il est devenu autoentrepreneur au début de l’année 2020 pour le même employeur. S’il gagnait un peu plus les premiers mois, le confinement l’a laissé sans travail ni revenus, faute de cotisations et de satisfaire les critères permettant de bénéficier du fonds de soutien. Il est dans la misère et a entamé une procédure pour être requalifié en salarié. Il en a pour plusieurs années de procédures judiciaires pour, peut-être, un jour, aboutir.

C’est pour ces travailleurs abusés que nous proposons à l’article 1er une procédure de requalification par action de groupe, afin qu’un seul avocat puisse s’occuper d’un ensemble de contrats dupliqués et identiques et clarifier le paysage de ces plateformes de travail.

Si vous vous inquiétez des risques de chômage, soyez rassurés ! Just Eat, numéro trois du secteur de la livraison en France, embauche des livreurs en CDI et son modèle fait ses preuves dans d’autres pays.

Pour illustrer l’article 2, j’évoquerai Laure, 29 ans, infirmière autoentrepreneuse dans un hôpital à Nancy, recrutée par la plateforme Mediflash. Elle n’est pas l’infirmière libérale que nous connaissons, qui passe de maison en maison, cherchant sa clientèle et organisant son emploi du temps. Elle travaille dans un hôpital et est totalement subordonnée.

C’est pour Laure et ces indépendants fictifs que nous proposons à l’article 2 d’inverser la charge de la preuve et de présumer salariés les travailleurs de plateformes. Aux plateformes d’aller en justice si elles veulent prouver que ces travailleurs présentent les caractéristiques d’une indépendance réelle. Madame la ministre, le gouvernement espagnol vient d’adopter une telle disposition au mois d’avril !

Pour l’article 3, j’évoquerai Brahim, 37 ans, chauffeur de VTC chez Uber. Il revendiquait ses droits et appelait ses collègues à l’action. En décembre 2019, il a été déconnecté sans autre forme de procès, ni possibilité de recours.

Par cet article 3, nous voulons permettre aux conseils de prud’hommes, appuyés par des experts, de rendre l’algorithme plus transparent afin de mieux le réguler et d’éviter ces situations dans lesquelles les responsabilités humaines restent cachées par cette boîte noire protégée par le secret de fabrication.

Tel est, mes chers collègues, l’enjeu de cette séance. Si nous perdons ce combat sociétal, le cheval de Troie que notre gouvernement et certains stimulent ira beaucoup plus loin.

Je tiens à souligner ici le puissant lobbying de la plateforme Uber au plus profond de nos institutions républicaines. Son véritable combat, c’est de ne plus avoir à payer les temps d’attente des travailleurs, son modèle économique ne le permettant pas.

Si elle gagne, ce sont des secteurs entiers qui seront un jour réduits au tâcheronnage. Voyez déjà dans quelle situation se trouvent les aides à domicile : elles ne peuvent gagner le smic dans la mesure où elles sont à peine défrayées entre deux clients.

Certes, en baissant encore le coût du travail, nous pourrions nous offrir bien des services nouveaux et créateurs d’emplois. Mais le jeu en vaut-il la chandelle, s’il conduit à produire en masse des travailleurs pauvres ? Nous affirmons que non ! Nous ne voulons de ce modèle ni pour nous ni pour nos enfants.

Mes chers collègues, vous allez clairement, avec ce court texte, choisir votre camp : celui que vous propose notre ministre d’aller mezza voce vers cette société du cyberprécariat et d’un sous-statut, en protégeant les plateformes plutôt que les travailleurs de plateformes, ou celui d’une juste régulation de l’algorithme, du travail décent au XXIe siècle, de la justice et du progrès humain.

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