Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la proposition de loi déposée par notre collègue Olivier Jacquin et les membres du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain vise à mieux protéger les travailleurs des plateformes numériques en mettant à leur disposition des outils destinés à rééquilibrer le rapport de force devant les juridictions lorsqu’ils demandent leur requalification en salariés.
En effet, l’apparition et le développement rapide d’entreprises ayant pour objet la mise en relation, par des outils numériques, de consommateurs ou de clients avec une multitude de travailleurs supposément indépendants constitue l’une des évolutions récentes les plus marquantes, et les plus inquiétantes, du marché du travail.
Cette « ubérisation » est particulièrement visible dans les secteurs des voitures de transport avec chauffeur, les VTC, et de la livraison à domicile de denrées ou de repas. Elle tend toutefois à s’étendre à un nombre croissant d’activités et concerne désormais les serveurs et les avocats. Ce phénomène constitue une remise en question frontale de notre modèle social, en permettant un retour insidieux du tâcheronnage du XIXe siècle, que la construction progressive du droit du travail avait justement cherché à éradiquer.
La dégradation de la situation de l’emploi permet en effet à ces plateformes de disposer d’une main-d’œuvre nombreuse et prête à accepter des conditions de travail indignes, une grande précarité et des rémunérations souvent dérisoires. Certaines ont offert au départ des conditions très rémunératrices, suscitant un grand engouement, mais au fur et à mesure de leur développement, les conditions d’emploi sur les plateformes se sont dégradées. Les profils des travailleurs concernés ont également évolué : aujourd’hui, bien souvent, les plateformes exploitent la détresse de migrants en situation irrégulière, prêts à accepter n’importe quelles conditions de travail.
Ces travailleurs sont contraints, pour travailler sur les plateformes, de recourir à un statut d’indépendant, que leurs faibles rémunérations ne leur permettent généralement pas d’assumer.
Du fait de leur statut, ils ne bénéficient pas des dispositions du code du travail relatives notamment au salaire minimum, aux repos, aux congés payés ou encore à l’encadrement de la rupture de la relation de travail.
On voit donc bien le recul que constitue cette forme de travail, qui consiste à contourner les protections offertes par notre modèle social aux salariés.
En tant qu’indépendants, ces travailleurs bénéficient en outre d’une protection sociale lacunaire. Ainsi, ils ne sont pas couverts au titre de l’assurance chômage, alors que leur activité est par nature intermittente et que les plateformes peuvent unilatéralement y mettre un terme. Ils ne sont pas non plus couverts par la branche accidents du travail et maladies professionnelles, alors que leur activité est, dans le cas des livreurs ou des chauffeurs de VTC, particulièrement risquée et qu’un accident peut réduire à néant leur capacité à travailler.
Ces travailleurs ne bénéficient pas davantage de la généralisation de la couverture maladie complémentaire, obligatoirement proposée par les employeurs à leurs salariés depuis la loi relative à la sécurisation de l’emploi de 2013.
Enfin, les travailleurs concernés, généralement jeunes, méconnaissent souvent les enjeux liés à la retraite. Or la cotisation minimale permettant de valider trois trimestres par an au titre de l’assurance vieillesse n’est pas applicable aux microentrepreneurs, régime souvent choisi par les livreurs en raison de sa simplicité.
Si le recours au statut d’indépendant imposé par certaines plateformes aux travailleurs qu’elles emploient est problématique, il est également abusif. En effet, les conditions dans lesquelles ces travailleurs exercent leur activité s’apparentent bien souvent en fait à un travail salarié.
Je rappelle que, en l’état actuel du droit, le choix des parties de se placer dans le cadre d’une relation commerciale entre un client et un prestataire ne s’impose pas au juge, la qualification de contrat de travail étant d’ordre public. Le conseil des prud’hommes, s’il est saisi, peut ainsi requalifier une relation de travail indépendant en contrat de travail salarié s’il constate qu’il existe, dans les faits, une relation de subordination. Cette possibilité existe même lorsque la loi reconnaît une présomption de travail indépendant, comme c’est le cas pour les microentrepreneurs et les dirigeants d’entreprises unipersonnelles.
Le travailleur ainsi requalifié a alors droit au versement de rappels de salaires et à l’indemnisation des préjudices subis, y compris, le cas échéant, au titre de la rupture abusive de son contrat de travail.
Au cours de la période récente, deux arrêts fondateurs de la Cour de cassation ont affirmé que la situation dans laquelle travaillaient des livreurs de l’ancienne plateforme de livraison Take Eat Easy ou des chauffeurs de VTC de la société Uber devait être regardée comme constitutive d’une indépendance fictive et, donc, comme une relation de travail salarié.
De nombreuses demandes en ce sens sont en cours d’examen par les conseils de prud’hommes et les cours d’appel.
Toutefois, ces procédures sont longues et coûteuses pour des travailleurs en situation de vulnérabilité. En outre, elles sont encore hasardeuses, malgré les décisions, qui me semblent pourtant claires, de la Cour de cassation. Plusieurs cours d’appel ont ainsi refusé de requalifier des travailleurs de plateformes au cours des derniers mois, sur la base d’analyses au cas par cas.
La situation actuelle est donc porteuse d’une insécurité juridique dont on ne peut pas se satisfaire. La proposition de loi déposée par notre collègue Olivier Jacquin vise à mettre fin aux ambiguïtés qui laissent prospérer une telle situation.
Il semble ainsi nécessaire de faciliter l’accès au droit pour les travailleurs faussement indépendants. C’est l’objet de l’article 1er, qui innove en créant une procédure d’action de groupe au bénéfice des travailleurs subissant un préjudice du fait du recours à un statut fictif d’indépendant. Il s’agit de permettre à la multitude des travailleurs placés dans la même situation à l’égard des plateformes de faire valoir leurs droits ensemble, de manière plus efficace.
Je le rappelle, l’action de groupe, introduite dans le droit français par la loi Hamon de 2014, vise à renforcer la protection des droits des citoyens, en permettant à plusieurs justiciables victimes d’un même préjudice de se regrouper pour agir en justice. Des actions de groupe sont possibles dans le domaine de la consommation, de la santé ou encore en matière de discriminations au travail.
Cette nouvelle action de groupe pourrait être exercée par une organisation syndicale ou par une association intervenant dans le domaine de la défense des travailleurs indépendants. Elle serait introduite devant le tribunal judiciaire, sans doute mieux armé que le conseil des prud’hommes pour traiter des dossiers massifs.
Une fois que le juge aurait reconnu l’existence du préjudice et défini le profil des victimes, tous les travailleurs concernés pourraient se joindre à l’action de groupe et bénéficier d’une indemnisation, sans avoir besoin d’entreprendre une longue et coûteuse action individuelle. Le rapport de force entre les travailleurs demandant une requalification et la plateforme serait ainsi rééquilibré.
Naturellement, cette action de groupe n’exclurait pas les actions individuelles que des travailleurs pourraient vouloir mener auprès du conseil des prud’hommes, s’ils avaient à faire valoir un droit ou une situation qui leur est propre.
Il convient par ailleurs de clarifier le droit, afin de mettre fin à l’incertitude qui entoure les actions en requalification.
Le législateur s’est jusqu’à présent refusé à reconnaître le statut de salarié aux travailleurs des plateformes ou à leur étendre les garanties dont bénéficient les salariés, comme il l’a fait pour d’autres catégories de travailleurs atypiques : journalistes, mannequins ou représentants de commerce.
Au contraire, les dernières évolutions législatives survenues depuis les premiers jalons posés par la loi El Khomri de 2016, telles que la loi d’orientation des mobilités du 24 décembre 2019 ou l’ordonnance du 21 avril 2021 relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant pour leur activité aux plateformes et aux conditions d’exercice de cette représentation, ont visé à conforter, sans l’affirmer définitivement, leur statut d’indépendant, en se bornant à imposer aux plateformes certaines obligations de financement d’avantages sociaux, de transparence ou de dialogue social.
Dans ce contexte, l’article 2 de la proposition de loi tend à abroger les dispositions actuelles prévoyant une présomption de travail indépendant et à leur substituer des dispositions prévoyant une présomption de salariat.
Cette présomption ne serait pas irréfragable, mais il appartiendrait à la plateforme de démontrer l’absence de lien de subordination. Il s’agit donc d’inverser la charge de la preuve au bénéfice de la partie qui dispose de moins de moyens, c’est-à-dire du travailleur.
Ce dispositif ne se limite pas aux plateformes de VTC et de livraison, dont on observe déjà les ravages, mais pourrait s’appliquer à toute forme de relation de travail dans laquelle un algorithme intervient.
Enfin, les demandes de requalification étant en règle générale examinées par le conseil des prud’hommes, il convient de donner à cette instance la capacité d’apprécier la réalité des conditions de travail des travailleurs de plateformes. À cette fin, l’article 3 permet au conseil des prud’hommes d’exiger la production des algorithmes utilisés par la plateforme lorsque la protection des droits d’un travailleur est en jeu. Surtout, l’apport principal de cet article est de prévoir la possibilité pour le juge de recourir à un expert, afin de les analyser.