J’ai d’ailleurs mobilisé les services du ministère du travail, en particulier l’inspection du travail, pour identifier les fraudes et sanctionner les situations dans lesquelles les travailleurs ne sont pas réellement indépendants ou les cas de sous-traitance, où des personnes en situation irrégulière sont confrontées à des conditions de travail indignes. On peut donc échanger sur ces sujets, sans caricaturer les positions !
Je suis convaincue que la régulation sociale de ce secteur passe par la structuration d’un dialogue social entre les plateformes et les représentants légitimes des travailleurs indépendants. C’est le développement d’un tel dialogue qui permettra d’assurer un meilleur équilibre des relations commerciales et une rémunération adaptée aux nouvelles formes d’emploi qu’elles introduisent.
Nous voulons mettre ces travailleurs en situation, au travers de la négociation collective, de définir les solutions les plus adaptées à un univers de travail très spécifique et encore en pleine évolution.
Cette proposition de loi ne nous semble pas atteindre les objectifs qu’elle vise. Elle pourrait même engendrer une grande insécurité juridique.
Tout d’abord, l’article 1er tend à élargir l’action de groupe aux travailleurs qui subiraient des préjudices liés à un statut d’indépendant présumé fictif. Il vise également à ouvrir la possibilité de reconnaître la qualité de salarié.
Or, en confiant cette action au tribunal judiciaire, la proposition de loi méconnaît la compétence des juridictions prud’homales, qui, seules, peuvent se prononcer sur la requalification d’une relation commerciale en salariat.
Par ailleurs, cette action de groupe ne prend pas en compte le nouveau régime instauré par l’ordonnance relative à la représentation des travailleurs des plateformes, sur laquelle je reviendrai.
Surtout, rien ne s’oppose aujourd’hui au traitement par les conseils des prud’hommes de plusieurs demandes de requalification exercées simultanément par plusieurs travailleurs indépendants. Les mécanismes existent déjà.
Quant à l’article 2, il instaure dans le code du travail une présomption de salariat, dès lors que les deux tiers du revenu professionnel sont issus de l’exploitation d’un algorithme. En supprimant la présomption de travail indépendant, définie aujourd’hui dans le code du travail, il entraînera des effets de bord massifs, préjudiciables à l’ensemble des indépendants, artisans, commerçants et professions libérales.
En effet, les articles du code du travail auxquels se réfère cet article concernent l’ensemble des travailleurs indépendants, soit un statut bien plus large que les seuls travailleurs des plateformes. Or un artisan indépendant ne connaît pas les mêmes problématiques qu’un chauffeur VTC travaillant pour une plateforme. La réponse apportée ne peut pas être uniforme.
Par ailleurs, ni le seuil de rémunération ni l’utilisation d’un algorithme ne peuvent constituer un critère suffisant pour qualifier une relation de salariat.
L’élément essentiel qui détermine l’existence d’un contrat de travail, c’est le lien de subordination. La part de rémunération issue d’une plateforme ou une gestion algorithmique sont des indices de cette subordination, mais ne peuvent emporter à eux seuls la preuve d’une subordination.
Surtout, quelles que soient les présomptions que le législateur prévoira, le juge conservera toujours la possibilité d’apprécier la situation en fonction des conditions concrètes d’exercice de l’activité.
Enfin, l’article 3 donne la possibilité aux conseils des prud’hommes d’ordonner aux plateformes de produire la preuve que l’algorithme n’est pas au centre de la relation contractuelle.
Là encore, ce sont les caractéristiques concrètes de l’activité qui permettent la qualification d’une situation de travail comme relevant du salariat ou de l’indépendance. L’important n’est pas tant l’algorithme, mais ce qu’il peut éventuellement produire en termes de subordination.
Une telle rédaction appelle l’obligation pour les plateformes d’apporter une preuve négative, ce qui en droit est toujours très complexe, quand ce n’est pas tout simplement impossible.
Malgré des intentions que je partage largement, vous le savez très bien, monsieur le sénateur Jacquin, comme celles de protéger les travailleurs indépendants des plateformes et de lutter contre l’indépendance fictive, la rédaction de ces trois articles pose des difficultés juridiques. Elle peut rendre leurs dispositions non seulement inopérantes, mais également préjudiciables à tous les autres indépendants.
Le Gouvernement a opté, depuis déjà plusieurs années, pour une autre stratégie : celle de la structuration d’un dialogue social garantissant les conditions de l’indépendance réelle.
Notre objectif est, en effet, d’organiser le dialogue social au sein du secteur, pour permettre à ces travailleurs d’être représentés et de pouvoir mieux défendre leurs intérêts face aux plateformes.
Ces sujets me tiennent à cœur. Je tiens d’ailleurs à saluer le travail conjoint mené avec M. le sénateur Jacquin au moment de l’examen du projet de loi d’orientation des mobilités, que j’ai porté en tant que ministre des transports.
Cette loi a déjà permis d’instaurer de nouvelles garanties pour ces travailleurs. Ainsi, les plateformes sont désormais tenues de communiquer, avant chaque prestation, la distance couverte et le prix minimal garanti d’une course. Les travailleurs peuvent quant à eux choisir librement leurs plages horaires d’activité, y compris de déconnexion et d’inactivité. Ils peuvent désormais refuser une prestation, sans que cela occasionne une quelconque pénalité.
Sur le fondement d’une habilitation issue de cette loi, nous avons adopté une ordonnance, le 21 avril dernier, qui pose les premières briques d’un dialogue social dans ce secteur. Elle permet aux travailleurs des plateformes d’avoir accès à une représentation.
Ces résultats, nous les avons obtenus en créant les conditions d’une concertation apaisée et approfondie, en inscrivant le sujet à l’agenda social dès le mois de juillet et en confiant deux missions successives à des experts.
Cette ordonnance permettra de structurer le dialogue social au sein des deux secteurs les plus significatifs, celui des activités de conduite d’une voiture de transport avec chauffeur, ou VTC, et celui des activités de livraison de marchandises à domicile, qui, ensemble, représentent près de 100 000 travailleurs indépendants.
Concrètement, pour chacun de ces deux secteurs d’activité, une élection nationale, à tour unique et par vote électronique, sera organisée au printemps 2022. Elle permettra aux travailleurs indépendants, chauffeurs de VTC ou livreurs à vélo, d’élire les organisations qui les représenteront et de désigner leurs représentants.
Lors du premier scrutin pourront être reconnues représentatives les organisations qui recueilleront au moins 5 % des suffrages exprimés.
Les représentants désignés par les organisations représentatives bénéficieront de garanties particulières, afin de les protéger contre tout risque de discrimination du fait de leur mandat. Il s’agit d’un premier pas inédit vers une meilleure régulation sociale des plateformes.
En particulier, la rupture du contrat liant l’un de ces représentants à une plateforme sera soumise à autorisation administrative préalable. Ces représentants bénéficieront par ailleurs d’une indemnisation pour le temps consacré à leur mandat et d’un droit à la formation au dialogue social, afin d’avoir les outils et les connaissances nécessaires à l’exercice d’un mandat syndical.
En parallèle, l’ordonnance prévoit la création de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi, l’ARPE, établissement public dédié à la régulation des relations sociales entre plateformes et travailleurs indépendants qui y recourent.
Cette nouvelle autorité, qui sera opérationnelle en septembre 2021, sera, pour l’essentiel, une instance de facilitation du dialogue social, chargée de l’organisation des élections professionnelles et du suivi des concertations.
Les décrets d’application de l’ordonnance seront publiés au cours du mois de juin et une mission de préfiguration sera lancée dans les tout prochains jours. L’objectif est d’entamer le travail d’organisation des élections dans la foulée de la mise en place de l’ARPE. Cette ordonnance tout comme la mission qui sera lancée constituent les premières pierres d’un dialogue social qui permettra de mieux comprendre les attentes des deux parties et d’aboutir à des solutions équilibrées.
Vous le voyez, le Gouvernement et la majorité présidentielle ont obtenu des avancées majeures en matière de représentation des travailleurs des plateformes. Au cours de ces travaux, nous avons par ailleurs toujours veillé à ne pas fragiliser ce modèle économique fondé sur l’indépendance et qui pourvoit d’une activité quelque 100 000 travailleurs.
Nous allons poursuivre ce chantier de la structuration du dialogue social des travailleurs des plateformes et en ouvrir d’autres comme celui de la protection sociale.
Tout d’abord, nous proposerons prochainement des dispositions complémentaires à celles qui sont prévues dans l’ordonnance du 21 avril, en tenant compte des préconisations issues de la mission coordonnée par Bruno Mettling. Ainsi, nous souhaitons compléter cette première étape de structuration du dialogue social par des dispositions législatives qui préciseront les modalités de représentation des plateformes elles-mêmes et les règles relatives à la négociation collective entre plateformes et représentants de travailleurs indépendants qui y recourent.
Dans un second temps, nous ouvrirons des concertations sur un certain nombre de nouveaux sujets, par exemple la protection sociale de ces travailleurs. Je peux d’ores et déjà vous dire que nous nous engageons à améliorer la protection de ces travailleurs en cas d’accident du travail ou de maladie professionnelle. Je pense avant tout aux livreurs à vélo, qui méritent une protection sociale à la hauteur des risques encourus dans un secteur éminemment accidentogène.
En parallèle, nous travaillerons avec la Commission européenne à faire évoluer le droit de la concurrence afin de permettre aux plateformes et aux travailleurs indépendants de négocier des accords. Cette possibilité ouvrira la voie à une négociation sur le calcul d’un revenu minimum corrélé à l’activité, et donc à une convergence sociale vers le haut en Europe.
Je pense que nous pouvons tous nous retrouver sur cette ambition : renforcer notre modèle social tout en assurant notre relance et notre prospérité économiques. Telle est la voie équilibrée que nous traçons.
Mesdames, messieurs les sénateurs, la priorité doit être, selon nous, d’améliorer la protection sociale des travailleurs des plateformes sans chercher nécessairement à les requalifier en salariés, ce que beaucoup ne souhaitent pas. Et là où il s’agit d’inventer une protection sociale adaptée à la nature particulière de ce secteur, nous voulons qu’une telle invention émerge des travailleurs eux-mêmes, dans le dialogue social et la concertation.
C’est la raison pour laquelle nous nous attachons avant tout à structurer les conditions de la représentativité et de la négociation collective au sein du secteur des plateformes. C’est la voie que nous suivons : permettre à ces activités économiques de se développer et à ces travailleurs de s’insérer sur le marché du travail tout en respectant le cadre d’une indépendance réelle.
Pour toutes les raisons que je viens d’évoquer, le Gouvernement n’est pas favorable aux dispositions de cette proposition de loi.