Intervention de Monique Lubin

Réunion du 27 mai 2021 à 14h30
Lutte contre l'indépendance fictive — Rejet d'une proposition de loi

Photo de Monique LubinMonique Lubin :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, permettez-moi de vous parler d’Isaac.

Isaac, que vous ne connaissez sûrement pas, est le nom d’un nouveau chef d’équipe avec lequel plus de 130 000 travailleurs de 1 000 entreprises collaborent, dans près de 100 pays différents. Il occupe une fonction très précise : il doit être capable de mesurer les activités de ses collègues en fournissant en temps réel des renseignements sur le comportement et sur la productivité de chaque salarié. Il est ainsi capable de produire des rapports détaillés relatifs à l’influence des comportements individuels sur la performance de l’entreprise.

C’est ainsi qu’Isaac est devenu le bras droit de milliers de managers, qui peuvent désormais s’appuyer sur les nombreux et précieux renseignements distillés, afin d’attribuer quotidiennement une note individuelle à chaque employé sur la base d’évaluations subjectives.

Pourtant, contrairement à tous ses collègues, Isaac s’affranchit des tâches qui incombent chaque jour à des millions de travailleurs. En effet, s’il n’a pas besoin de régler son réveil à la veille de chaque journée de travail, il ne se soucie guère plus d’accompagner ses enfants à l’école ou d’entretenir son foyer.

En réalité, Isaac ne possède ni visage ni corps, et détient comme seule caractéristique humaine son nom. Mes chers collègues, vous l’aurez compris : Isaac est un algorithme.

Si ses créateurs tentent naïvement de nous le présenter comme un instrument « visant à garantir le bien-être des salariés et étant capable de détecter des charges de travail excessives », il ne nous apparaît pas difficile d’imaginer les dérives évidentes qui peuvent découler de ce type de logiciel.

Car Isaac s’inscrit parfaitement dans une économie de précision, qui vise uniquement la recherche d’une maximisation du rendement en croisant simultanément un nombre incalculable de données, bien souvent au détriment de la santé mentale et du bien-être des travailleurs, qui n’hésitent pas à abandonner pauses et temps de réflexion, ne souhaitant surtout pas paraître passifs aux yeux du logiciel et, par extension, à ceux de leurs managers et dirigeants.

Ce contrôle fin du rendement de chacun sert à la frénétique économie de l’individualisation, rompant alors avec la trajectoire historique selon laquelle la convention collective était utilisée pour rééquilibrer les rapports de force entre travailleurs et employeurs, résultat obtenu au prix des nombreuses grandes luttes sociales du passé.

Les faits que je vous expose présentement ne relèvent en rien d’une fiction ; ils dépeignent une morose réalité à laquelle un nombre croissant de travailleurs sont exposés quotidiennement, dans ce nouvel univers du travail marqué par la gig economy.

En connectant des services déjà existants, rendus possibles grâce à une solution technologique nouvelle, ces plateformes sont venues transformer de nombreux secteurs d’activité. Elles ont certes permis une diversification de l’offre, mais souvent au détriment des cadres de régulation classique, précarisant la condition de certains travailleurs et bafouant leurs droits sociaux fondamentaux.

Ainsi, plusieurs milliers de travailleurs ont été séduits par les promesses de ces plateformes, qui garantissent une organisation libre du temps du travail, sans contrainte hiérarchique. Mais à cette illusion de liberté se substitue fréquemment une réalité bien plus brutale, car les travailleurs des plateformes se retrouvent très rapidement pieds et poings liés face aux exigences des plateformes : les clients sont imposés, les tracés deviennent obligatoires et les sanctions à leur encontre sont nombreuses.

Du jour au lendemain, certains travailleurs voient leurs comptes suspendus, souvent sans aucune justification de la part des plateformes. Étant privés de nombreux droits sociaux du fait du statut « fictif » de travailleur indépendant, il ne leur reste alors plus que leurs yeux pour pleurer.

Ces pratiques sont d’autant plus cruelles que ces travailleurs, souvent dépourvus de formation, sont économiquement contraints par le marché et qu’ils ne disposent guère d’autres perspectives de revenus que celles qu’offrent ces plateformes. C’est d’ailleurs l’une des principales raisons pour lesquelles les banlieues, particulièrement touchées par la précarité, sont devenues les principales pourvoyeuses de main-d’œuvre des plateformes de VTC.

Mais tout l’enjeu se trouve désormais dans la maîtrise de ces nouveaux algorithmes qui, selon les projections, constitueront la principale source de revenus de près d’un demi-milliard d’individus sur la planète d’ici à 2025. Il est alors de notre responsabilité de garder la mainmise sur ces innovations technologiques, avant de nous faire dépasser par celles-ci. Encadrer et contrôler : tels doivent être désormais les maîtres mots lorsqu’il est question de ces plateformes numériques.

C’est un texte marqué d’humilité que nous vous présentons aujourd’hui, car il ne prétend aucunement révolutionner les fondements de l’économie 2.0. Il vise simplement à garantir les droits dus à ces travailleurs, qui ne sont indépendants que par la qualification juridique de leurs contrats, imposée par les plateformes.

On entend souvent dire que les travailleurs des plateformes seraient volontaires, désireux de liberté et qu’ils n’auraient pas envie d’un rapport de salariat. S’il est vrai que c’est le cas pour une partie d’entre eux, nous devons rester vigilants à ce que ce sentiment de liberté ne constitue pas un miroir aux alouettes !

Et pour cause : la réalité sera bien cruelle lorsque ces salariés voudront faire valoir leurs droits sociaux, et notamment leurs droits à la retraite. Ce sont alors de nombreux foyers qui se retrouveront plongés dans une extrême précarité.

Nous ne devons pas croire ces plateformes lorsqu’elles prétendent qu’un autre modèle social est inenvisageable. J’en veux pour preuve que certaines entreprises de livraison de repas sont aujourd’hui capables de proposer des contrats de salariat à leurs employés.

Nous devons également agir pour toutes les entreprises du numérique qui avancent aujourd’hui des solutions plus éthiques et plus justes vis-à-vis des travailleurs, mais qui se retrouvent dépassées par les pratiques déloyales de sociétés concurrentes recourant au dumping social sans plus se cacher.

Combien de temps allons-nous fermer les yeux sur l’exploitation de ces personnes, de ces jeunes, de ces immigrés, de ces étrangers, parfois en situation irrégulière ?

Combien de temps allons-nous continuer à dire que les questions sont bonnes, mais que les réponses ne le sont pas ? Il est temps d’avancer.

Il apparaît très nettement que, face à toutes ces dérives, la meilleure solution reste le salariat, pour éviter que ne se dresse devant ces milliers de travailleurs le spectre du retour au tâcheronnage du XIXe siècle, que nous nous sommes attelés à déconstruire par le biais de nombreux combats sociaux. Est-ce cela que nous voulons ? Certainement pas !

Nous devons agir pour ces nouveaux esclaves du XXIe siècle !

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion