Madame la présidente, monsieur le président de la commission des lois, madame la présidente de la commission des affaires sociales, madame la rapporteure, monsieur le rapporteur pour avis, mesdames, messieurs les sénateurs, la décision de la Cour de cassation du 14 avril 2021, qui a confirmé l’irresponsabilité pénale du meurtrier de Mme Sarah Halimi-Attal, n’a pas été comprise. Elle a suscité une très forte et très légitime émotion.
Les pouvoirs publics doivent y répondre, sur le fondement d’une analyse claire et partagée des améliorations souhaitables et possibles de notre droit.
À cet égard, il me semble que deux éléments doivent d’emblée être soulignés. D’une part, l’abolition du discernement de l’auteur d’un homicide peut aujourd’hui résulter de son intoxication volontaire, notamment après l’absorption de substances stupéfiantes. D’autre part, la haute juridiction de l’ordre judiciaire n’a fait qu’appliquer le droit actuel, dans ce dossier douloureux, en dressant le constat, par les mots de son avocat général, « que les dispositions de l’article 122-1, premier alinéa, du code pénal ne distinguent pas selon l’origine du trouble psychique ayant conduit à l’abolition de ce discernement ».
Je voudrais d’ailleurs me joindre à votre hommage, madame la rapporteure : Mme l’avocat général Zientara-Logeay a effectivement réalisé un travail absolument remarquable. Comme vous, je ne peux qu’inviter chacun à lire ce texte, d’une grande précision, d’un grand intérêt et tout à fait éclairant sur l’état de notre droit.
Le moment me semble venu de faire évoluer ce droit, comme la Cour de cassation, elle-même, y invite le législateur. En effet, ainsi que ma prédécesseure l’avait indiqué dans cette enceinte, lors d’un débat organisé sur l’initiative de votre groupe, madame la rapporteure, il était nécessaire d’attendre l’énoncé de la Cour de cassation. Celle-ci a désormais dit les choses clairement : le juge ne peut distinguer là où le législateur ne le fait pas.
Comme je l’ai annoncé voilà quelques semaines, j’ai mené à la suite de la prise de parole du Président de la République une large consultation sur la modification du régime de l’irresponsabilité pénale. J’ai reçu les représentants des cultes, des magistrats, des experts psychiatres, des professeurs de droit.
Il s’agit d’un sujet éminemment complexe et vous-même, madame la rapporteure, avez pu évoluer dans votre appréhension de la réponse à apporter, dans un sens que, d’ailleurs, je salue.
Fort de ces consultations, et des avis concordants qui en sont issus, je vous rejoins sur le fait que l’article 122-1 du code pénal ne doit pas être modifié.
Article fondamental de notre droit positif, il est et doit rester le garant du principe essentiel posé par l’article 121-3 du même code : « Il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre. »
Dans notre pays, comme dans toutes les démocraties dignes de ce nom, on ne juge pas les fous. Revenir sur ce principe serait une régression insupportable, une ligne rouge qui ne doit pas être franchie et, bien sûr, ne le sera pas.
Cette cause traditionnelle d’irresponsabilité pénale répond à une exigence juridique, constitutionnelle et conventionnelle, qui est essentielle dans tout État de droit respectueux des libertés individuelles et de la personne humaine, et qu’il n’est nullement question de remettre en cause.
Je le dis et le redis, il n’est pas envisageable de condamner une personne pour un acte commis alors qu’elle ne disposait pas de son libre arbitre.
Nos débats nous permettront néanmoins d’échanger sur le contenu de l’article 1er de la proposition de loi, tendant à prévoir l’organisation systématique d’un débat devant la juridiction de jugement lorsque l’abolition temporaire du discernement de la personne mise en cause résulte au moins partiellement de son fait fautif.
Mais, du fait de la sensibilité toute particulière du sujet qui nous réunit aujourd’hui, il me semble indispensable de bénéficier des éclairages du Conseil d’État. J’ai donc souhaité disposer de son avis éclairé avant toute modification éventuelle du régime d’irresponsabilité pénale.
C’est pourquoi, comme je m’y étais engagé, le Gouvernement vient de soumettre à l’examen de celui-ci un projet de loi qui permettra de limiter l’irresponsabilité pénale lorsque l’abolition du discernement résulte d’une intoxication volontaire.
Vous comprendrez donc, mesdames, messieurs les sénateurs, que dans l’attente de cet avis du Conseil d’État, je me borne aujourd’hui aux quelques observations suivantes sur le texte proposé par votre commission.
Je tiens d’abord à saluer l’important travail réalisé par ses soins et les modifications apportées au projet initial. Nous nous rejoignons désormais sur la nécessité de ne pas modifier les règles posées par l’article 122-1 du code pénal et de maintenir l’irresponsabilité pénale en cas de disparition du libre arbitre.
Mais pourquoi, comme prévu dans la proposition de loi, saisir la juridiction de jugement, notamment la cour d’assises ?
Est-ce pour permettre aux jurés d’écarter l’article 122-1, car ils estimeraient que le discernement de la personne était simplement altéré, et non aboli ? Si les experts et le juge d’instruction ont conclu à l’absence de doute sur l’abolition du discernement, ce renvoi ne me semble pas justifié.
Est-ce pour permettre aux jurés de considérer que les dispositions de l’article 122-1 ne devraient pas s’appliquer, au motif que la disparition du libre arbitre résulte d’une consommation illicite, et donc fautive, de stupéfiants ? Il faudrait alors que cette exception soit explicitement prévue par la loi !
Je suis par ailleurs très réservé sur les dispositions de l’article 2 de cette proposition de loi, tendant à insérer une disposition générale d’aggravation des peines en cas d’infraction commise « en état d’ivresse manifeste ou sous l’emprise manifeste de stupéfiants ». Cette aggravation existe déjà dans de nombreux cas, comme les violences, le viol ou les agressions sexuelles. Elle pourrait sans doute être prévue pour d’autres infractions comme le meurtre. Mais la généralisation souhaitée ne va-t-elle pas à l’encontre de l’objectif visé, en banalisant pour toutes les infractions, même les moins graves, les consommations de substances psychotropes ?
S’agissant des dispositions relatives aux expertises, prévues aux articles 3 à 9 de la proposition de loi, elles sont le fruit d’un important travail des sénateurs Jean Sol et Jean-Yves Roux, que je tiens ici à saluer.
Après analyse, certaines ne me semblent pas relever de la loi et peuvent susciter des interrogations.
S’il est évident qu’une expertise psychiatrique doit intervenir aussi rapidement que possible, faut-il impérativement prévoir sa réalisation dans les deux mois du placement en détention provisoire de la personne ? Quelles seront les conséquences du non-respect d’un tel délai ? La nullité de l’expertise réalisée au-delà de ce délai ? L’impossibilité de procéder, hors délai, à cette expertise ? Et si la personne n’est arrêtée que plusieurs mois, voire plusieurs années après les faits, ce délai de deux mois a-t-il encore un sens ?
J’en viens à l’article 10 et aux obligations déontologiques des experts. Je tiens à préciser que celles-ci rejoignent pleinement les projets d’amélioration sur lesquels j’ai demandé aux services de la Chancellerie de travailler.
Il importe effectivement d’éviter des conflits d’intérêts lorsqu’une personne est chargée d’une expertise, et cette question dépasse évidemment la seule hypothèse des expertises psychiatriques.
L’expert doit donc faire connaître ses activités professionnelles ou bénévoles, ainsi que ses fonctions ou mandats électifs, passés ou en cours, susceptibles de faire naître un conflit d’intérêts. Mais il ne me semble pas pertinent, comme proposé à l’article 10, d’imposer à l’expert des déclarations avant chacune de ses expertises, pas plus qu’on ne demande une déclaration d’intérêts aux magistrats avant chaque décision, ou aux parlementaires avant chaque vote.
Mesdames, messieurs les sénateurs, comme pour le texte précédent sur les sortants de prison, j’observe que nous travaillons sur des projets parallèles et, en réalité, très complémentaires. J’y vois un nouveau témoignage de l’implication conjointe du Sénat et du Gouvernement sur les sujets d’importance pour nos concitoyens. Je rappelle, pour être complet, que la commission des lois de l’Assemblée nationale a lancé de son côté une mission « flash » sur le sujet de l’irresponsabilité pénale.
L’occasion m’est donc à nouveau donnée de saluer la mobilisation des deux chambres du Parlement.
Toutefois, le travail engagé par le Gouvernement sur la question de l’irresponsabilité pénale, désormais soumis à l’avis du Conseil d’État, me semble mieux à même de répondre à la problématique posée par la décision de la Cour de cassation. Il permettra également de garantir la sécurité juridique des dispositions, lesquelles, en tout état de cause, seront examinées par le Parlement, à qui il reviendra de les modifier et de les compléter.
Je n’en doute pas, les propositions concrètes formulées aujourd’hui par le Sénat viendront utilement nourrir le projet de loi qui vous sera présenté prochainement.