Intervention de Éric Kerrouche

Réunion du 1er juin 2021 à 14h30
Modification du règlement du sénat — Adoption d'une proposition de résolution dans le texte de la commission modifié

Photo de Éric KerroucheÉric Kerrouche :

« Cette proposition de résolution n’est pas un bouleversement de notre règlement intérieur. Il s’agit plutôt d’une suite d’ajustements. » Telle est la déclaration, faite sur un ton patelin, du président de la commission des lois, pour résumer l’ambition de la réforme du règlement. Ces ajustements trahissent, selon nous, une tout autre volonté.

S’agissant de la méthode, nous avons eu la concertation, mais sans le compromis. Si l’objectif de cette réforme était partagé, les mesures qui en résultent ne font pas consensus. Si ce n’est la mesure relative au référendum d’initiative partagée, aucune de nos propositions n’a été retenue.

Quel était donc l’intérêt d’organiser cinq réunions de travail transpartisanes pour finalement ne plus aborder le fonctionnement du Parlement en temps de crise, sans pour autant cautionner l’idée d’un Parlement à distance, mais tout simplement garantir la continuité du Parlement, pour renvoyer la discussion sur la mission de contrôle parlementaire à la délégation du bureau chargée du travail parlementaire – si ce n’est les quelques ajustements déjà présentés par quelques autres orateurs – et pour, in fine, transcrire dans la proposition de résolution les propositions initiales soumises au groupe de travail ?

J’aime assez peu les menus uniques au restaurant, car il y a toujours de fortes probabilités d’être déçu dans la suite des plats. En l’occurrence, nous avons quelques accords sur l’entrée, mais pas sur la suite du menu.

Les mesures relatives au suivi des ordonnances font consensus. Elles étaient d’autant plus nécessaires après la décision du Conseil constitutionnel. Pour autant – il est important que le Gouvernement l’entende –, ces mesures ne viennent pas cautionner le véhicule des ordonnances, que nous souhaitons plutôt endiguer en encadrant l’article 38 de la Constitution. À cet égard, je citerai quelques chiffres.

Vous le savez, mes chers collègues, la part des ordonnances au sein de l’ensemble des textes intervenant dans le domaine de la loi dépasse désormais systématiquement 50 %. Or le délai d’adoption d’une loi est inférieur de 200 jours au délai moyen qui existe entre le dépôt de la demande d’habilitation et la publication de l’ordonnance. Ces chiffres sont le symbole d’une dépossession inefficace du Parlement. En outre, la pratique de ratification des ordonnances enregistre un recul significatif : 70 % en moyenne depuis 2007, contre 28 % durant ce quinquennat. Les ordonnances sont de plus en plus nombreuses et les ratifications de plus en plus rares ! Ces chiffres sont également symptomatiques de la considération accordée au Parlement et montrent donc la nécessité collective de préserver son rôle.

Nous partageons également les mesures liées au renforcement des pouvoirs de contrôle, dont la réflexion reste à poursuivre dans le cadre de la délégation du bureau relative au travail parlementaire. Dans une perspective constructive, nous avons déposé un amendement relatif au débat de contrôle en commission, que nous avions évoqué au sein du groupe de travail.

Bien entendu, nous sommes d’accord avec la création d’une motion ad hoc pour permettre au Sénat d’obtenir l’organisation d’un référendum d’initiative partagée, mesure que nous avions proposée.

Venons-en au plat de résistance, que nous goûtons peu, voire pas du tout.

Les points de désaccord tournent autour du fait que, contrairement à ce que j’ai entendu précédemment, nous nous dirigeons vers un affaiblissement de la place du Parlement et des droits de l’opposition. Deux mesures cristallisent notre opposition : la réduction du temps de parole et la suppression du renvoi en fin de tourniquet. Si ces mesures sont, pour la majorité sénatoriale, des « ajustements », que l’on ne nous fasse pas croire qu’elles sont anodines. Elles traduisent un affaiblissement des droits de l’opposition et, donc, du Parlement.

Selon nous, cette réforme se fait au détriment de la qualité de la loi. Faut-il devenir le Parlement de la vitesse ? Faut-il s’inscrire, sans cesse, dans la course au temps législatif, dans les pas de l’exécutif ? Cette évolution ne fait que confirmer les dires d’Harmut Rosa : notre société a un rapport pathologique au temps, et c’est une aliénation dont il faut se défaire.

L’évolution proposée entre en contradiction avec ce qui nous importe et que le Sénat défend d’ordinaire : la qualité de la loi et la place du Parlement face à un exécutif qui abuse des procédures accélérées.

Alors que nous sommes déjà l’un des parlements les plus faibles des démocraties occidentales, la majorité nous propose encore de l’affaiblir. La limite de temps de parole au Bundestag est de quinze minutes. Au Sénat américain, qui compte certes moins de sénateurs que le nôtre, la limite est de vingt minutes. Néanmoins, à la Chambre des représentants, qui compte 435 parlementaires, la limite est de cinq minutes. À Westminster, il n’y a pas de limite de temps de parole pour le chef de l’opposition.

La majorité sénatoriale nous propose de parler toujours moins, alors même qu’il n’y a, au Sénat, aucune possibilité de filibustering, c’est-à-dire de prise de parole dévoyée. Le débat est essentiel pour que les idées s’affrontent, ce qui contribue à l’élaboration d’une loi de qualité tout autant qu’à la santé démocratique.

Cette mesure traduit en fait l’intériorisation de plusieurs idées que nous combattons.

Premièrement, le Parlement prendrait trop de temps. Ce serait du temps perdu, inefficace, donc trop cher, devenant ainsi inutile. Avec ce raisonnement, on pourrait toujours rationaliser jusqu’à disparaître.

Deuxièmement, le Parlement devrait être subordonné aux désirs de célérité de l’exécutif, seul métronome de la vie politique, au détriment de la fabrication de la loi.

Troisièmement, les oppositions devraient être les moins audibles possible en réduisant leurs droits et, en l’occurrence, leur temps global d’intervention. Cette mesure et cette impression sont renforcées par la modification mesquine de la règle du tourniquet.

Pour nous, il s’agit d’une modernisation de façade au bénéfice de la majorité, pour qui la réforme est calibrée. D’une certaine façon, cette modernisation est un village Potemkine : elle renforce la majorité et affaiblit l’opposition.

J’ai évoqué la modification de la règle du tourniquet. Le plus souvent, le président de la commission et le rapporteur sont issus de la majorité. Ce sera donc un long tunnel d’interventions si l’on enchaîne immédiatement avec les orateurs de la majorité.

Nous ne sommes pas dupes : le groupe Les Républicains se ménage des marges de manœuvre à des fins qui le concernent en interne. Cela doit-il conduire à inscrire de nouvelles règles qui trahissent quelque part l’esprit de l’institution sénatoriale d’un respect du pluralisme et de nos différences, même si les affrontements peuvent parfois être rudes ? Nous ne le pensons pas.

Par ailleurs, les droits de l’opposition sont oubliés, alors qu’ils devraient être renforcés, notamment en allongeant les espaces réservés ou en attribuant la présidence de la commission des finances à l’opposition.

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