Intervention de Jean-Raymond Hugonet

Réunion du 3 juin 2021 à 14h30
Régulation des gafam — Débat organisé à la demande du groupe les républicains

Photo de Jean-Raymond HugonetJean-Raymond Hugonet :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la simple évocation de leurs noms suffit à nous plonger dans l’univers de la démesure : Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft – les Gafam.

Au fur et à mesure qu’elles ont tracé leur chemin, ces cinq superstars de la technologie ont pratiquement changé tout ce qu’elles touchaient.

Elles ont aspiré tant de données, embauché tant d’ingénieurs de haut niveau et racheté tant de rivaux que l’étendue de leurs pouvoirs a totalement remodelé et redéfini l’univers technologique.

Le processus commence par les milliards de smartphones qui se trouvent dans nos poches. Ils sont tellement pratiques que nous nous sommes avidement jetés dessus : nous avons ainsi confié des pans entiers de notre vie quotidienne à ces mini-supercalculateurs équipés de puces GPS, offrant des débits rapides et des caméras puissantes. Ils sont, de fait, devenus des appendices, voire le troisième hémisphère de notre cerveau.

Cette révolution numérique, alliée à l’instinct humain, a permis à une poignée de géants de dominer le secteur et à leurs créateurs de s’enrichir déraisonnablement.

Première conséquence évidente, ces quelques géants abusent de leur domination. Les énormes capitaux qu’ils accumulent leur permettent en effet de racheter toutes les sociétés qui pourraient contrarier leur situation monopolistique, comme l’ont fait Facebook avec Instagram et WhatsApp ou Google avec YouTube.

À présent, les obstacles pour empêcher les nouveaux entrants d’intégrer le marché sont tels que l’on imagine mal que certains puissent percer aux États-Unis. Cela pose un évident problème, puisque c’est précisément la concurrence qui stimule l’innovation.

Bien sûr, les Gafam sont régulièrement mis à l’amende par la Commission européenne, que ce soit pour abus de position dominante ou pour pratiques fiscales illicites.

Le dernier exemple en date est celui de Google, à qui la Commission européenne a infligé, au mois de mars 2019, une amende de 1, 5 milliard d’euros pour avoir biaisé la concurrence au profit de sa régie publicitaire, Google AdSense, en imposant des restrictions contractuelles anticoncurrentielles aux autres sites web.

Ce n’est là qu’une péripétie dans une longue suite de sanctions décidées par la Commission européenne ou par diverses autorités européennes, qui visaient tour à tour Google, Apple, Facebook, Amazon ou Microsoft. Ces dernières années, Facebook a ainsi été condamné par différentes autorités européennes à régler plusieurs amendes pour pistage illicite.

Nous-mêmes, mes chers collègues, cherchons à faire évoluer la loi de façon à mieux protéger les données personnelles et la propriété intellectuelle.

Avouons qu’il s’agit d’un exercice qui revêt parfois un caractère kafkaïen, tant nos sacro-saintes libertés individuelles s’accordent de moins en moins avec la survie collective de notre société où l’horreur le dispute à la cupidité.

Au pays de la loi antitrust, les Gafam ont tranquillement fait main basse sur les données du monde et concentrent aujourd’hui la rente technologique, précisément parce qu’elle profite à l’économie américaine.

D’où la faiblesse de la riposte antitrust, même si l’Oncle Sam semble comprendre qu’il a accouché d’un monstre lorsqu’il se remémore cette phrase de John Sherman, instigateur de la première loi antitrust aux États-Unis en 1890 : « Si nous refusons qu’un roi gouverne notre pays, nous ne pouvons accepter qu’un roi gouverne notre production, nos transports ou la vente de nos produits. »

Assurément, la régulation des Gafam et la lutte contre leurs pratiques anticoncurrentielles ne peuvent se concevoir que sur plusieurs fronts, en l’occurrence dans les domaines législatif et géopolitique.

Certes, la guérilla judiciaire et réglementaire européenne a sa part d’efficacité, mais elle est condamnée à demeurer insuffisante.

Elle bute d’abord sur la divergence des intérêts européens, notamment avec le jeu discordant du Danemark, de l’Irlande et de la Suède. Elle bute ensuite sur l’absence d’un engagement budgétaire coordonné, susceptible de favoriser l’émergence d’acteurs européens.

Aujourd’hui, si la situation de quasi-monopole des géants de l’internet inquiète les économistes, elle inquiète également le monde politique.

En contrôlant la circulation de l’information, les Gafam disposent désormais d’un pouvoir politique démesuré. C’est la raison pour laquelle on entend parler avec insistance d’un démantèlement partiel.

L’asymétrie du rapport de force actuel pourrait laisser croire que c’est une utopie. Selon moi, il n’en est rien : au contraire, il est de notre devoir d’envisager très sérieusement cette option.

Nous pourrions emprunter une voie relativement douce, qui consiste à mieux contrôler la croissance externe des Gafam et à limiter de la sorte l’extension de leurs pouvoirs à d’autres secteurs, comme lorsque Google a acheté Waze ou DoubleClick.

Nous pourrions aussi emprunter une voie plus dure en optant pour le démantèlement des géants du numérique, à l’instar de ce qui a été fait avec la Standard Oil au début du XXe siècle ou AT&T au début des années 1980.

Pour être efficace, le régulateur doit aussi remonter à la source du problème. Démanteler ne sert à rien si rien n’empêche la reconstitution des monopoles.

Dans cette optique, il faut non seulement renforcer les réglementations et les possibilités d’interconnexion, mais aussi agir au niveau des acteurs qui arment financièrement les stratégies de concentration.

Les mesures de confinement prises un peu partout sur la planète pour tenter d’endiguer le virus ont encore renforcé la place du numérique dans nos vies et, par conséquent, accru le poids des géants du secteur. C’est logique : quand on s’ennuie, confiné chez soi, on passe beaucoup plus de temps sur ses écrans et, lorsque les magasins sont fermés, on achète en ligne.

Non seulement les plateformes sont devenues aussi riches que bien des États, mais elles ont acquis un haut degré de contrôle sur la communication politique.

Les Gafam ne se contentent pas de fausser le marché, ils menacent la démocratie. C’est grâce aux géants du numérique que les complotistes les plus délirants trouvent désormais une large et pernicieuse audience et déstabilisent nos démocraties, en jetant la suspicion sur toute parole émise par une personne exerçant une autorité ou détenant une expertise.

Ce sont les réseaux sociaux qui, par leurs algorithmes, nous enferment dans des bulles cognitives où nous ne croisons bientôt plus que des gens qui pensent comme nous, créant ainsi l’illusion que tout le monde pense comme nous.

Plus grave encore peut-être, les plateformes se sont dotées de la capacité d’influencer le débat politique en favorisant tel ou tel courant d’opinion, selon les convictions de leurs dirigeants et de leur personnel.

Je conclus en évoquant le 10 décembre 1957, date à laquelle Albert Camus a reçu le prix Nobel de littérature. Dans un discours mémorable, il décrit déjà l’état du monde soumis à l’extension du libéralisme et à un progrès technique de plus en plus liberticide. Dans ce discours plein de lucidité, il nous rappelle en quoi consiste réellement l’engagement pour préserver un monde décent et vivable.

Soixante-quatre ans plus tard, alors que s’ouvre notre débat, permettez-moi, mes chers collègues, de rappeler ici la mission que se fixait Albert Camus et que nous pourrions faire nôtre, alors que nous réfléchissons à la régulation des Gafam : « [Notre] tâche […] consiste à empêcher que le monde ne se défasse. »

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