Intervention de Agnès Pannier-Runacher

Réunion du 3 juin 2021 à 14h30
Régulation des gafam — Débat organisé à la demande du groupe les républicains

Agnès Pannier-Runacher :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, embrasser l’ère du numérique, c’est embrasser les occasions qu’elle offre à notre économie et à notre société, mais c’est aussi regarder en face les défis inédits que cette révolution lance à notre économie et à notre démocratie.

Pour le régulateur, l’ère de la maturité numérique revient à se donner les moyens de garantir que ce nouveau paradigme ne soit pas celui de la fin de l’État de droit, de l’ordre public en ligne, de la concurrence loyale ou de la protection des consommateurs.

Les modèles des plateformes numériques offrent à nos entreprises de nouvelles occasions de développement, mais l’essor de ces acteurs en Europe a aussi suscité risques et défis.

De grands acteurs ont aujourd’hui acquis un pouvoir de marché tel qu’ils seraient devenus incontournables mondialement et qu’ils sembleraient en mesure d’échapper aux régulations étatiques. Cette position crée des effets économiques néfastes, comme l’illustrent les pratiques de verrouillage de marché, les situations de rente ou encore la confiscation de l’innovation.

Ces vingt dernières années, nous avons également assisté à l’avènement des réseaux sociaux, devenus de véritables espaces publics de l’information et de la communication.

Pour autant, ces acteurs privés n’assument pas encore suffisamment les responsabilités démocratiques et juridiques que leur rôle implique.

C’est la raison pour laquelle le Gouvernement se mobilise depuis plus de trois ans pour la mise en œuvre d’un nouveau cadre de régulation des plateformes numériques. Il a œuvré pour que l’Union européenne se saisisse de manière ambitieuse de ce sujet.

Lorsqu’une partie croissante de nos vies dépend du numérique, ceux qui en maîtrisent les codes détiennent le pouvoir. L’absence de transparence des grands réseaux sociaux doit être regardée comme une aberration démocratique. Il appartient donc au régulateur public de répondre présent.

Dans ce contexte, nous avons d’abord agi à l’échelon national, en premier lieu, contre la désinformation et les fake news, grâce à la loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information adoptée en 2018, en second lieu, contre la haine en ligne via des initiatives, comme le dispositif figurant dans le projet de loi confortant le respect des principes de la République et de lutte contre le séparatisme.

Ces initiatives nationales sont bien entendu nécessaires, car elles répondent à des enjeux démocratiques et républicains immédiats. Néanmoins, face à des acteurs mondialisés dont les activités transcendent les frontières, la régulation ne peut prendre sa véritable mesure qu’à l’échelle de notre continent, voire de la planète.

C’est dans cet esprit que la France soutient à l’échelon européen le Digital Services Act (DSA), un texte grâce auquel le Gouvernement a l’ambition d’encadrer les plateformes et leur politique de modération.

Se demander qui décide des règles sur les réseaux sociaux, c’est appeler à un retour du régulateur public et à une relation plus horizontale entre utilisateurs et opérateurs pour permettre au marketplace of ideas, le fameux « marché des idées » cher à John Stuart Mill, de retrouver son point d’équilibre.

Le Digital Services Act fixe des objectifs ambitieux que partage le gouvernement français : une responsabilisation des acteurs à la hauteur de leur rôle dans la diffusion des contenus, des obligations graduées et proportionnées à la taille des plateformes, l’expression d’un besoin de transparence sur la modération des contenus, ainsi qu’une supervision efficace avec à la clé des sanctions dissuasives pouvant aller jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires.

Ce texte mettra en place un nouveau régime juridique applicable aux plateformes numériques, les assujettissant à un devoir de diligence quant à leur politique de modération, par lequel le régulateur contrôlera l’adéquation des moyens mis en place par les opérateurs. C’est ainsi que nous protégerons les utilisateurs contre toute modération arbitraire de la part des plateformes et que nous garantirons la liberté d’expression sur celles-ci.

La semaine dernière encore, la France a plaidé au sein du Conseil « Compétitivité » pour un cadre réglementaire inédit, qui dépasserait la logique actuelle de signalement et de retrait, et ce afin de poser les bases d’un véritable encadrement des réseaux sociaux en matière de modération. Ce cadre fixerait des obligations de transparence et de moyens, mais aussi une obligation de coopération pour permettre aux autorités judiciaires de jouer leur rôle en termes de poursuites et de sanctions. Je remercie ici Cédric O, malheureusement retenu aujourd’hui, qui défend avec détermination ces sujets à l’échelon de l’Union européenne.

Nous souhaitons également que le projet de DSA soit complété, afin de renforcer les obligations des plateformes en ligne au regard des problèmes spécifiques que ces acteurs soulèvent, comme la vente de produits dangereux et la contrefaçon, mais également en vue d’assurer une information satisfaisante des consommateurs. Là encore, l’articulation entre le droit national et le droit européen est la clé de voûte d’une régulation efficace.

L’adoption de la loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne en matière économique et financière, dite Ddadue, a été l’occasion de le rappeler : en permettant à la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, la DGCCRF, de bloquer les sites contrevenant à leurs obligations de conformité et de sécurité, mesdames, messieurs les sénateurs, vous avez rappelé le primat de la protection du consommateur.

De la même manière, les obligations que comporte le Digital Services Act devraient permettre d’assurer la protection des consommateurs français et européens et de garantir une concurrence loyale entre les plateformes et les industriels, importateurs et distributeurs français et européens.

Évoquer la régulation des contenus ne suffit pas : il faut également parler des phénomènes économiques qui sous-tendent les dérives que l’on constate.

La place des plateformes dans le débat public est à la mesure du quasi-monopole que celles-ci ont construit au fil des années. Cette situation résulte des caractéristiques propres à l’économie numérique : la gratuité apparente, les effets de réseau et la capacité à monétiser les données personnelles. En matière de plateforme numérique, « the winner takes all » – le gagnant prend tout. Pour empêcher cela, le régulateur a un rôle particulier à jouer.

Parvenir à réguler les réseaux sociaux implique d’avoir un système de coopération interétatique capable d’imposer des sanctions fortes.

Sans contrainte économique, pour reprendre les mots de Thierry Breton, les plateformes sont « too big to care », trop grandes pour faire attention. C’est tout l’enjeu du Digital Markets Act (DMA) également soutenu par la France à l’échelon européen.

Alors que les amendes pour abus de position dominante sont insuffisamment dissuasives, le Digital Markets Act prévoit une régulation ex ante et asymétrique, qui vise à compléter les outils concurrentiels actuels par des règles d’application immédiate pour les acteurs numériques structurants. Il ne s’agit donc pas de tuer la concurrence de plus petites plateformes qui viendraient à se développer.

Ces plateformes structurantes, ce sont les Gafam – elles ont été citées –, mais aussi les géants chinois que sont les BATX – Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi – ou certains géants européens. Nous souhaitons que le champ des acteurs visés reste limité à ces très grands acteurs et que les outils de régulation du DMA offrent davantage de souplesse grâce à un mécanisme de remédiation sur mesure du régulateur.

Le nouveau cadre doit en effet être suffisamment flexible pour permettre au régulateur de s’adapter à des pratiques en constante évolution.

À l’instar du DSA, le DMA marque une approche européenne innovante en matière de régulation du numérique et pose les jalons d’un nouveau droit de la concurrence, à la hauteur des défis de notre temps.

Plus largement, c’est en étudiant les failles des régulateurs passés que le Gouvernement a souhaité influencer le débat sur la place des géants du numérique à travers le monde. Aujourd’hui, il propose des solutions novatrices et courageuses. Nous avons ainsi été parmi les premiers pays à proposer une politique fiscale ferme à l’égard de ces acteurs. Cette décision s’est matérialisée par l’adoption de la taxe sur les services numériques en France.

C’est conscients de la force du multilatéralisme que, au sein de l’OCDE, nous poursuivons les négociations pour mieux agir et faire en sorte que les géants du numérique participent à un système d’imposition plus juste et équitable.

Pour conclure, le numérique a longtemps constitué une sorte d’exception en matière de régulation. Nous sommes convaincus que, pour aborder les problématiques de notre siècle, il est désormais primordial de sortir de cette exception et de revenir à une rationalité, qui protège nos institutions démocratiques et forge une société dans laquelle l’innovation reste au service du progrès.

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