Intervention de Sophie Taillé-Polian

Réunion du 3 juin 2021 à 14h30
Rétablissement du contrôle aux frontières nationales depuis 2015 : bilan et perspectives — Débat organisé à la demande du groupe écologiste – solidarité et territoires

Photo de Sophie Taillé-PolianSophie Taillé-Polian :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, au moment même où nous ouvrons ce débat, des hommes et des femmes risquent leur vie pour trouver refuge en France. S’ils quittent leur pays et leur famille au péril de leur vie, c’est certainement parce qu’ils n’ont pas d’autre choix.

Face à cela, nous agissons à rebours de notre histoire et de notre tradition. La France contrevient à ses valeurs et au droit de l’Union européenne en renouvelant tous les six mois le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures depuis 2015 : récemment encore, cette décision a été prolongée jusqu’au 31 octobre prochain. Invoquant la lutte contre le terrorisme, elle s’assoit sur ses obligations juridiques en inscrivant dans la durée une mesure censée être exceptionnelle.

Comment le Gouvernement justifie-t-il ce non-respect du délai prévu par un texte européen ?

La France se décharge de toute responsabilité quant à l’accueil des personnes exilées : elle se défausse sur ses voisins, quitte à se mettre en situation d’otage à l’égard d’autres pays, y compris des États n’appartenant pas à l’Union européenne.

De manière hypocrite, la France délègue aux organisations non gouvernementales (ONG) et aux associations de terrain qui viennent en aide tous les jours aux personnes exilées le soin et le devoir d’accueillir et de prendre en charge avec le moins de moyens possible, pour tenter de dissuader les bénévoles comme les exilés.

Dès lors, nous posons la question : où sont nos valeurs de solidarité lorsque nous laissons des personnes mourir dans la Méditerranée ou à la frontière franco-italienne ?

Où sont nos valeurs de solidarité lorsque le Gouvernement ordonne aux forces de police d’empêcher quasiment à tout prix les exilés d’entrer sur notre sol – c’est ce que nous avons observé –, en allant parfois jusqu’au harcèlement des individus qui souhaitent fuir leur pays, au point de les mettre en danger ?

Où sont nos valeurs de solidarité lorsque les femmes et les hommes engagés dans les réseaux solidaires sont criminalisés ?

Mes chers collègues, toutes ces questions sont à l’origine du débat que le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires vous propose aujourd’hui.

Nous en appelons à l’état d’urgence humanitaire pour le respect de la dignité, pour un accueil respectueux des droits fondamentaux, pour la fraternité et pour la solidarité.

Depuis janvier dernier, dix-sept élus du Sénat et du Parlement européen se sont rendus à Montgenèvre aux côtés de l’Association nationale des villes et territoires accueillants (Anvita) pour observer l’action des associations de défense des droits des personnes exilées – Médecins du monde, l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé), Tous Migrants, etc. – mobilisées depuis des années sur ce point de passage extrêmement dangereux.

C’est à leurs côtés que nous avons opposé la solidarité et la fraternité humaines aux politiques du Gouvernement, que je qualifierai de brutales et d’inefficaces.

Les réseaux solidaires qui œuvrent sur l’ensemble du territoire font notre fierté. Nous tenons à les remercier et à les soutenir dans leur action de solidarité.

Nous assumons un message clair : tout être humain, indépendamment de ses origines, mérite le respect et la dignité, mérite l’accès aux soins, l’accès à ses droits et le respect de son intégrité physique et psychique. Trop souvent, le push back, le refoulement à la frontière sont sources d’humiliations ou de mises en danger.

Il ne s’agit pas seulement de faire de la morale : nous refusons cette politique non seulement au nom de nos valeurs, mais aussi en raison de son inefficacité.

Le rétablissement des contrôles frontaliers à l’intérieur de l’espace Schengen met en danger les personnes qui tentent de traverser les frontières. Celles-ci empruntent des chemins de plus en plus dangereux : on déplore déjà cinq morts à la frontière entre Montgenèvre et Oulx et plus d’une vingtaine entre Vintimille et Menton, sans parler des amputations dues aux gelures.

Alors que la traversée de la montagne est source de nombreux risques pour la santé, en particulier l’hiver, les personnes arrivent dans un état de santé de plus en plus fragile.

On voit de plus en plus d’enfants en bas âge et de femmes enceintes. Le 13 février dernier, notre collègue eurodéputé Damien Carême a assisté au renvoi en Italie d’une femme qui était sur le point d’accoucher. Elle demandait à voir un médecin ; or la maternité la plus proche était du côté français.

L’arsenal politique et policier déployé aux frontières, censé dissuader l’arrivée des personnes exilées par l’intimidation et l’enfermement, conduit en fait à des situations périlleuses. Il bafoue le droit français et international en contrevenant à l’obligation de porter secours aux personnes en danger.

Ce qui se passe aujourd’hui à nos frontières est donc insupportable. Mais, depuis plusieurs mois, le Gouvernement continue sa politique de militarisation des frontières. Les exilés seraient dangereux, les militants solidaires complices des passeurs.

Si certains exilés sont dangereux, ne vaudrait-il pas mieux les accueillir et les surveiller comme il se doit, dans un cadre légal correct ? À l’inverse, la politique menée les conduits à multiplier les tentatives de franchir la frontière ; et, de l’aveu même des policiers, ils finissent toujours par passer !

Les solidaires, quant à eux, ne sont pas des coupables. Le 6 juillet 2019, le Conseil constitutionnel reconnaissait la fraternité comme principe à valeur constitutionnelle. La Cour de cassation l’a confirmé le 31 mars dernier en relaxant définitivement Cédric Herrou. La solidarité n’est pas un délit !

Le 22 avril s’est ouvert un nouveau procès en première instance à l’encontre des solidaires pour « aide à l’entrée illégale et à la circulation sur le territoire national de personnes en situation irrégulière ». Ce procès met en lumière la situation à la frontière franco-italienne, à Montgenèvre, où répression policière et protection des personnes exilées se confrontent.

Or, depuis près de cinq ans, à Briançon et ailleurs en France, des bénévoles soignent, accueillent et entourent, avec toute la chaleur qu’il leur est encore possible de rassembler, les femmes, les enfants et les hommes qui arrivent là faute d’autre choix et qui, quand ils sont refoulés, tentent de passer de nouveau.

J’y insiste, cette politique est totalement inefficace : des policiers et des policières nous l’ont dit eux-mêmes. D’ailleurs, ces moments ne sont guère agréables pour eux non plus : je doute qu’ils se soient engagés dans la fonction publique pour mettre en œuvre cette forme d’horreur banalisée.

J’ai moi-même observé ces chasses à l’homme, la nuit, dans le froid glacial de la montagne à Montgenèvre. Or les policiers et les policières nous le disent : « Nous les arrêtons une première, une deuxième fois, mais ils finissent toujours par passer. » Pourquoi ? Parce qu’ils n’ont pas d’autre choix : c’est le choix de la vie qu’ils font.

À quoi bon déployer tant de moyens humains et financiers pour une politique totalement inefficace, qui met en danger les personnes essayant de passer ? C’est totalement absurde et inhumain : cela ne peut plus durer.

Les flux migratoires ne vont pas cesser : les conflits, les guerres, le réchauffement climatique sont bien là. Au lieu de persister dans cette politique de déni et d’hypocrisie, nous ferions mieux d’assumer le problème tel qu’il est.

Les renouvellements successifs des contrôles aux frontières nationales, décidés par ce gouvernement, ne font qu’empirer la situation : c’est la France qui se rend alors coupable de drames humains, sans résoudre en rien les difficultés rencontrées.

Cette politique assumée du déni des droits et de la dissuasion doit cesser. Il est urgent que ce gouvernement s’engage dans une démarche permettant d’accueillir dignement, d’accompagner et de protéger les mineurs isolés, de garantir leurs droits aux migrants tout en déployant les moyens de détecter d’éventuels exilés dangereux.

Aujourd’hui, les idées d’extrême droite progressent dans notre pays. Elles sont, selon moi, profondément antirépublicaines, mais elles s’imposent dans notre débat public. Dans le même temps, des milices identitaires s’estiment en droit de faire la chasse aux personnes exilées.

Nous souhaitons véritablement que le débat soit posé et qu’il s’inscrive dans le cadre républicain. Nous devons répondre à ces défis dans le respect de nos valeurs, de manière digne, efficace, intelligente et républicaine !

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion