Monsieur le président, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, le 16 mai dernier, lors de son discours d'investiture, le Président de la République avait indiqué qu'il ferait de la défense des droits de l'homme l'une des deux priorités de l'action diplomatique de la France dans le monde.
Dix ans auparavant, le Premier ministre britannique, M. Tony Blair, avait, lui aussi, opté pour une politique étrangère conforme à l'éthique, axée sur les grands principes du respect du droit international, des droits de l'homme, de la démocratie et sur la promotion des valeurs universelles.
Les valeurs, la morale et les droits de l'homme n'ont jamais été absents de la légitimation des politiques étrangères ; elles ont même fait souvent l'objet d'une instrumentalisation qui relève de ce que Stanley Hoffman appelait une « morale pour les monstres froids ».
Les politiques coloniales n'étaient-elles pas justifiées par le rôle colonisateur de l'homme blanc, qui devait amener les populations autochtones à la civilisation et au progrès ?
Après la Grande Guerre, ce fut le wilsonisme et le rêve fracassé de la Société des nations.
Après 1945, on a vu, en réaction au mal absolu que fut le nazisme et sa négation de l'homme, l'instauration progressive d'une justice internationale et la condamnation des crimes de génocide, des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre.
Avec le mur de Berlin, les analyses de la realpolitik ont connu une brève éclipse pendant laquelle un nouvel ordre mondial s'instaurait et où libéralisme politique et libéralisme économique allaient de pair, développant automatiquement les droits de l'homme et la démocratie. Parallèlement, le droit d'ingérence se transformait à l'ONU en obligation de protéger.
Mes chers collègues, les attentats du 11 septembre 2001 ont constitué une rupture dans ce nouvel idéalisme international. On a pu constater un double mouvement : le premier, justifié par la lutte contre l'hyper-terrorisme, a développé une morale sécuritaire visant à protéger le droit de vie des citoyens et prévalant sur d'autres morales, ce qui a malheureusement abouti aux dérives inacceptables de Guantanamo et d'Abou Ghraïb ; le second a, au contraire, conforté les analyses selon lesquelles la lutte contre la pauvreté, l'instauration de l'état de droit et le développement contribuaient directement à la sécurité globale du monde, justifiant ainsi un altruisme rationnel. Ce n'est jamais qu'une redécouverte des principes énoncés dès 1795 par Kant, selon lesquels les démocraties ne se font pas la guerre entre elles.
Cette courte analyse montre à quel point la dialectique entre les valeurs et les intérêts a toujours été présente en politique étrangère. L'utilisation d'arguments moraux ne constituant qu'une ruse pour la puissance, ou même, selon certains, pour l'impuissance est une grande constante
Il s'agit pourtant non pas de revenir à une vision cynique de la politique internationale, mais d'admettre ce que souligne Hubert Védrine dans son rapport au Président de la République sur la France et la mondialisation : « Ce n'est pas manquer d'humanité que d'estimer qu'une politique étrangère réaliste doit d'abord se préoccuper d'assurer à moyen et long terme notre sécurité géopolitique, stratégique, économique, écologique. »
Le fait d'inscrire comme l'une des priorités de la diplomatie française la défense des droits de l'homme s'inscrit-il en faux dans l'évolution récente ? Faut-il reprendre les termes du secrétaire général de Reporters sans frontières, lequel affirme « qu'imaginer que les droits de l'homme puissent constituer une politique est tout simplement absurde » ? Personnellement, je ne le crois pas. La défense des droits de l'homme doit être une préoccupation constante, même s'il paraît évident qu'elle ne peut pas être le seul axe de notre diplomatie ni le critère absolu de nos relations internationales.
La première obligation est bien évidemment de s'assurer pour soi-même et de promouvoir auprès des autres pays l'adhésion et la mise en oeuvre de l'ensemble de l'appareil juridique en matière de droits de l'homme et de droit humanitaire développé notamment à l'ONU et au Conseil de l'Europe. Vous nous direz, madame la secrétaire d'État, comment la France s'y emploie.
C'est finalement une réflexion sur la démocratie vue comme un processus modulé qui peut donner les clés d'une application diplomatique de la défense des droits de l'homme. Comme le montre le premier des critères de Copenhague, qui exige des candidats à l'Union la mise en place d'« institutions stables garantissant l'État de droit, la démocratie, les droits de l'homme, le respect des minorités et leur protection », le respect des droits de l'homme est un absolu en Europe. Il constitue du reste un déterminant fondamental de la PESC, la politique étrangère et de sécurité commune, non seulement dans sa dimension « élargissement », mais également dans les relations de l'Union européenne avec le reste du monde.
L'une des illustrations les plus récentes n'est-elle pas la négociation de l'accord d'association avec la Serbie ? Une telle exigence s'applique également à ce même niveau avec nos principaux partenaires de la famille des démocraties, en particulier les États-Unis.
Au-delà de ce premier cercle, nous devons manifester une fermeté « amicale » à l'égard de l'ensemble de nos partenaires extérieurs, que ce soit au niveau bilatéral ou multilatéral, au sein de la PESC ou à l'ONU. Mais faisons-le, mes chers collègues, sans arrogance. Hubert Védrine le soulignait dans son rapport : « Aussi sincères que nous le soyons en le disant, faut-il sans arrêt rappeler que la France est la patrie des droits de l'homme ? D'abord, historiquement, la Grande-Bretagne - l'Angleterre, plutôt - et les États-Unis pourraient le revendiquer tout autant. Ensuite à quoi sert de répéter cette formule - même si ponctuellement elle peut être vraie, ou émouvoir - et créer des attentes puisque nous ne disposons pas d'une formule magique qui nous permettrait d'obtenir que les droits de l'homme soient respectés en Chine, en Russie, dans le monde arabe, en Afrique, etc., et que nous ne cesserons pas d'acheter du gaz aux Russes, du pétrole aux Saoudiens et de vendre nos technologies aux Chinois ? Davantage de modestie serait plus conforme à la réalité et n'affaiblirait en rien, par ailleurs, nos efforts concrets pour les droits de l'homme. »
Madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, je vois néanmoins deux obstacles à la mise en oeuvre de ces principes.
Le premier tient aux critiques selon lesquelles la France, comme d'autres pays démocratiques, d'ailleurs, aurait une politique de « deux poids, deux mesures », selon qu'il s'agit de petits pays, d'alliés politiques ou militaires, ou encore de grands pays qui sont des partenaires commerciaux majeurs comme la Russie ou la Chine.
Le second obstacle vient de ces mêmes puissances émergentes ou de certains pays islamiques qui contestent l'application des principes de la démocratie et de la défense des droits de l'homme et qui prétendent que ces principes sont adaptés à la civilisation occidentale, mais non transposables dans d'autres civilisations. Ces principes et les conditionnalités qui accompagnent un certain nombre de politiques, notamment économiques, sont également dénoncés comme un instrument de domination des puissances occidentales. On observe les effets d'une offre sans conditions que propose la Chine au continent africain.
L'orientation prioritaire définie par le Président de la République pose des questions de méthode, d'organisation, notamment au niveau de l'administration du ministère des affaires étrangères et des directives données à nos postes diplomatiques, lesquels doivent disposer d'instructions claires.
Je souhaiterais, madame la secrétaire d'État, que vous puissiez nous éclairer sur l'état de vos réflexions en la matière.
À ma connaissance, la seule formalisation en ce domaine concerne la stratégie sur la gouvernance, qui promeut l'intégration des droits de l'homme dans tous les programmes de la politique de coopération française. Cette circulaire du ministère donne effectivement un certain nombre d'indications aux postes diplomatiques, mais celles-ci sont limitées au secteur et à la politique de coopération. C'est un point particulièrement important puisque nos diplomates sont non pas des exégètes, mais les « appliquants » d'une politique définie par le pouvoir exécutif.
Par ailleurs, que signifie concrètement le souhait qui a été exprimé de voir nos ambassades devenir des « maisons des droits de l'homme » et d'être un point de référence pour ceux qui les défendent ?
Sans plus entrer dans le détail, mes chers collègues, on voit bien qu'une politique étrangère faisant des droits de l'homme une priorité ne peut tolérer l'improvisation et qu'elle doit au contraire être rigoureuse et parfaitement pensée.
Madame la secrétaire d'État, Serge Vinçon, le prédécesseur de Josselin de Rohan à la présidence de la commission des affaires étrangères, avait souhaité avec ce dernier que la commission des affaires étrangères suive étroitement, en son sein, ces questions et cette problématique. C'est la raison pour laquelle nous vous avions auditionnée dès le 15 octobre dernier.
L'un des rôles importants de la commission des affaires étrangères est de veiller à ce que les projets de loi autorisant la ratification des traités et conventions portant sur ces matières soient examinés dans les délais les plus brefs, afin que les instruments prévus puissent être mis en oeuvre.
Nous avons également profité de l'adoption de deux projets de loi portant ratification de conventions sur les droits de l'homme pour organiser un débat sur cette question au Sénat. En outre, nous ne manquons pas de l'évoquer systématiquement lors de déplacements à l'étranger ou à l'occasion des contacts que nous pouvons avoir en France avec nos homologues d'autres parlements.
Enfin, l'un des groupes de travail de notre commission se penche plus particulièrement sur cette question. Nous avons d'ailleurs prévu de nous rendre très bientôt à Genève, les 25 et 26 février prochains, pour rencontrer les principaux acteurs onusiens des droits de l'homme et, en particulier, les membres du Conseil des droits de l'homme.
Pour conclure, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, je crois que nous devons également prendre en compte les préoccupations légitimes de nos sociétés. La transparence qu'impliquent la mondialisation, d'une part, et l'immédiateté des images et des communications, d'autre part, rendent obligatoire et inévitable un rapprochement de l'éthique de responsabilité et de l'éthique de conviction.