Intervention de Josette Durrieu

Réunion du 6 février 2008 à 21h30
Droits de l'homme — Discussion d'une question orale avec débat

Photo de Josette DurrieuJosette Durrieu :

Monsieur le président, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, permettez-moi d'avoir moi aussi une pensée pour notre ancien collègue Jacques Pelletier, dans la mesure où ce débat, à une certaine époque, a été initié avec le concours du Conseil de l'Europe ; M. del Picchia l'a évoqué il y a quelques instants. L'occasion m'est donnée ce soir d'en dire quelques mots et, notamment, de remercier cette assemblée de donner à douze sénateurs et sénatrices la possibilité d'y siéger avec vingt-quatre députés et députées

Je le rappelle, le Conseil de l'Europe a été créé en 1949, sur l'initiative de Churchill. Après la Seconde Guerre mondiale, l'objectif était en effet de promouvoir la démocratie, l'état de droit et les droits de l'homme. Aujourd'hui, il compte quarante-sept États et englobe tout le continent : c'est la « grande Europe », à laquelle ne manque que la Biélorussie.

En 1950, aussitôt après sa création, cette assemblée a adopté un texte fondamental : la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Il se suffisait à lui-même et ne justifiait pas que l'on y ajoute une charte des droits fondamentaux. Cette convention, tous les États membres du Conseil de l'Europe l'ont adoptée - ils ont été obligés de l'adopter -, le Royaume-Uni et la Pologne n'en ont pas été dispensés, et ce texte fondamental est aujourd'hui ratifié par tous. Depuis, deux cents autres conventions et textes ont été élaborés.

Le Conseil de l'Europe a également créé une instance de contrôle indépendante : la Cour européenne des droits de l'homme, garante exceptionnelle de la protection judiciaire internationale des droits de l'homme ; ses membres, dont je fais partie, élisent les quarante-sept juges qui la composent.

Le Conseil de l'Europe a réalisé l'abolition de la peine de mort sur tout le continent en temps de paix. C'est le seul continent où il n'y a plus d'exécution capitale. En Russie, il n'y a pour le moment qu'un moratoire, mais la peine de mort n'y est pas appliquée. Dans le monde, soixante-huit pays appliquent encore la peine de mort et, malheureusement, parmi eux, se trouvent les États-Unis.

Cependant, on déplore toujours des violations des droits de l'homme partout dans le monde, y compris en Europe, et même en France, avec le drame des femmes battues. Bien sûr, les violations touchent également les zones des « conflits gelés » au sein de cette Europe des Quarante-Sept, en Tchétchénie, en Abkhazie, en Ossétie du Sud, en Transnistrie, au Haut-Karabagh.

Cela étant, je tiens à le souligner, le Conseil de l'Europe s'est honoré d'avoir publié un rapport difficile, porté par Dick Marty, mon collègue suisse, sur les fameux centres de détention secrets de la CIA en Europe, chez nous, très près de la France, mais, je l'espère en tout cas, pas sur notre territoire. Il a dénoncé ces « sites noirs », délocalisés en Europe, dans lesquels des prisonniers clandestins ont été transférés par avions spéciaux, en dehors de toute règle de droit national et international. La Cour suprême américaine s'est honorée en les dénonçant à son tour. Le fait que le président Bush ait reconnu leur existence prouve une chose : la violation des droits de l'homme, c'est partout et c'est toujours ; par conséquent, le combat est extrêmement difficile.

Par ailleurs, si je suis ravie ce soir de pouvoir parler ne serait-ce qu'un tout petit peu du Conseil de l'Europe, ce qui ne m'arrive pas assez souvent, c'est qu'il représente à la fois une conscience morale et le creuset où se forge véritablement la conscience européenne.

En ce qui concerne la Charte des droits fondamentaux, elle existe. Elle figurait dans le traité constitutionnel européen, mais elle ne semble plus intégrée au mini-traité, ce qui est regrettable. Elle n'a pas été imposée au Royaume-Uni et à la Pologne, ce qui est étonnant et également regrettable.

Elle définit six domaines de droits ainsi que les valeurs communes de l'Union : la dignité humaine, les libertés, l'égalité, mais pas la parité - il eût été normal et facile d'inclure dans la Charte ce principe, nouveau en France, mais pas dans la réalité de nombreux pays européens, notamment les pays nordiques, mais elle n'en parle pas ! - ; la solidarité, la citoyenneté et la justice.

Je note, comme vous, que ne figure pas dans la Charte cette valeur fondamentale pour les Français qu'est la laïcité. Je souhaite insister sur ce dernier principe et rappeler que la laïcité, c'est l'humanisme tolérant et résistant.

Le terme « résistance » est essentiel. Il est temps de prendre conscience que nous devons nous en emparer à nouveau. Je rappelle que ce mot figure à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui mentionne le « droit de résister à l'oppression ». Or, aujourd'hui, une confusion regrettable est faite entre le terrorisme, qui est une réalité, et la résistance, qui en est une autre.

La laïcité, c'est aussi un humanisme basé sur le respect et, tout d'abord, sur le respect de l'homme universel. Mieux vaut, en effet, affirmer les dimensions communes et universelles, que de souligner les différences et d'affirmer les minorités, visibles ou non.

Les rapports entre les majorités et les minorités changent parfois, comme le prouvent les cas de la Belgique et du Kosovo ; ils peuvent même s'inverser. Mais si l'on défend les droits de l'homme universel, que l'homme fasse partie d'une majorité ou d'une minorité, alors ses droits sont préservés.

La laïcité, c'est également un humanisme basé sur le respect de l'autre, de sa vie, de ses idées, de ses idéologies, du sens qu'il veut donner à son existence et au mystère de son origine.

Je me pose à cet égard une question : les droits de l'homme et les dogmes religieux sont-ils compatibles ?

Je réponds non si je me réfère à l'histoire, matière que j'ai enseignée longtemps, et notamment aux guerres de religion, ou à l'actualité, aux discours de haine et aux guerres de toutes sortes.

Je réponds oui si nous bâtissons un monde et des États tolérants et laïcs, tels que la France et la plupart des pays d'Europe.

Je réponds non si les textes fondateurs des religions, ainsi que les écrits des théologiens et des juristes, prescrivent une morale et des règles de vie et de comportement contraires à ces droits. J'ai une pensée pour les femmes excisées, voilées, lapidées.

Je réponds oui ou non, selon la façon dont les droits de l'homme sont transposés ou interprétés dans le droit canon, la charia ou le Talmud.

Je réponds oui ou non selon que les valeurs inscrites dans la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales se retrouvent ou non intégrées au corpus législatif de ces différentes religions.

Une société laïque a ses valeurs. Elle a aussi ses relais : la famille, l'école, l'État, s'il est démocratique et laïc, les associations et, bien sûr, les communautés religieuses.

Une société laïque a des objectifs et un idéal : former des individus libres et responsables, bâtir la citoyenneté, qui est la forme achevée de la laïcité. Au niveau de l'Europe, il faut encore définir et, surtout, conquérir cette citoyenneté.

Un idéal, pour certains, c'est faire le choix difficile du sol, qui est l'expression d'une « volonté de vivre ensemble » dans un lieu géographique et dans une communauté.

À ce sujet, j'ai une pensée pour le Kosovo, où l'on a fait la guerre pour que l'État ne soit pas monoethnique, et pour les peuples qui s'y sont succédé : les Serbes, hier, et les Albanais, aujourd'hui. L'indépendance est peut-être pour demain, mais dans quelles conditions ?

À la lueur de toutes ces réflexions, je souhaite vous faire part de mes inquiétudes après avoir entendu les discours du Président de la République de Saint-Jean de Latran, du 20 décembre 2007, et de Ryad, du 14 janvier 2008, prononcé devant le Roi d'Arabie Saoudite. Et c'était à l'étranger... Il s'agit de la parole officielle du Président de la République française, du chef de l'État laïc qu'est la France. Un seuil a été franchi ...

La parole du Président de la République est devenue prédication : « Ce sont les religions [...] qui nous ont les premières appris les principes de la morale universelle, l'idée universelle de la dignité humaine ». De la morale, peut-être, mais de la morale universelle, sûrement pas ! Pour ce qui est de la dignité humaine, je ne sais pas...

Je cite toujours le Président de la République : « L'Arabie Saoudite et la France n'ont pas seulement des intérêts communs. Elles ont aussi un idéal commun ». Lequel ?

Je me pose des questions et je vous les pose également, madame la secrétaire d'État.

Va-t-on réformer la loi de 1905 ? Les Français ne le souhaitent pas et les religions ne le demandent pas.

Va-t-on reconfessionnaliser l'espace public ?

À Saint-Jean de Latran, le Président de la République a dit que les religions étaient un plus pour la République : « La désaffection progressive des paroisses rurales, le désert spirituel des banlieues, la disparition des patronages, la pénurie des prêtres, n'ont pas rendu les Français plus heureux. [...] l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur [...] parce qu'il lui manquera toujours le sacrifice de sa vie et l'engagement porté par l'espérance ». Autant dire : la Révélation !

La laïcité est le fondement de la République et de la paix religieuse et sociale. On n'y touche pas ! Sauf à vouloir enflammer le débat républicain, sauf à penser que la laïcité est un concept dépassé.

Il y a d'autres combats à mener et d'autres défis à relever, contre l'intégrisme et le fanatisme, ou contre le terrorisme, qui n'exclut pas le droit légitime à la résistance à l'oppression.

J'y insiste : le terrorisme est redoutable, on le combat, mais on ne l'a toujours pas défini, ce qui entraîne une certaine confusion. Selon le côté où l'on se place, le Tchétchène, le Palestinien, le Kurde, sont des terroristes. Et si l'on n'y prend garde, on considérera bientôt que le républicain espagnol résistant au franquisme était aussi un terroriste. Moi-même, fille de résistant français, je pourrais être considérée comme fille de terroriste.

Nous devons revendiquer le droit à la résistance à l'oppression. Je vous assure que ce mot est aujourd'hui tabou. Il faut que nous nous en emparions à nouveau afin de le redéfinir.

D'autres combats sont à mener, contre l'ignorance, l'obscurantisme, le racisme et l'antisémitisme.

Sartre disait que le Juif n'existait pas et que c'était l'antisémitisme qui le créait. Soit ! Mais qui crée l'antisémitisme ? Et qui est l'antisémite ? Celui qui profane ? Celui qui injurie ?

Nous devons faire attention à l'instrumentalisation et à l'amplification, car tout cela est en marche.

Israël a le droit d'exister, nous devons le proclamer. Israël a droit à la sécurité, nous devons le répéter. Il n'en reste pas moins que le conflit israélo-palestinien est le noeud de tous les problèmes.

Les Palestiniens existent, eux aussi. Mais la Cisjordanie est occupée injustement et illégalement. Il y a 12 000 prisonniers palestiniens dans les prisons israéliennes et 1 200 000 prisonniers à Gaza. Prisonniers de qui ? Du Hamas, sûrement, mais aussi d'Israël !

Nous devons combattre ces injustices, le « deux poids, deux mesures » de la politique que nous pratiquons dans de trop nombreux endroits du monde. Cette politique, qui représente souvent une humiliation quotidienne, ne peut générer que revanche et vengeance.

Le dernier enjeu, c'est l'Europe. Il faut faire l'Europe ? Non, il faut finir l'Europe, c'est-à-dire faire ce que l'on ne veut pas faire : l'Europe de la défense et l'Europe politique.

Le veut-on ? Y est-on prêt ? Je crains que non, ni ici ni ailleurs. Le simple fait que l'on ait renoncé aux symboles, y compris au drapeau, en dit long sur un certain nombre d'intentions, qui ne sont pas encore des affirmations.

Quelle laïcité pour l'Europe du XXIe siècle ?

Il faut aller vite pour pouvoir vivre dans cette Europe ! L'Europe implose dans le bouillonnement de ses minorités exigeantes. Bâtissons une Europe qui représente l'Union des peuples, une communauté de valeurs et un destin commun. Faisons rêver la jeunesse d'Europe !

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