Intervention de Alexandre Bompard

Commission des affaires économiques — Réunion du 2 juin 2021 : 1ère réunion
Audition de M. Alexandre Bompard président-directeur général de carrefour

Alexandre Bompard, président-directeur général de Carrefour :

Madame la présidente, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre invitation et saisis avec beaucoup de plaisir l'occasion que vous m'offrez de vous parler de Carrefour, de sa transformation et de la construction d'un nouveau modèle alimentaire, une aventure qui m'occupe avec quelque intensité depuis quatre ans.

Je propose, en réponse aux quelques demandes qui m'ont été adressées avant notre échange, d'articuler cette introduction en deux grandes parties, d'abord pour dire quelques mots de notre transformation et de la manière dont nous avons traversé les circonstances graves nées de la crise du Covid-19, puis pour partager avec vous quelques réflexions plus larges sur les mutations et l'avenir de la grande distribution, exercice prospectif d'autant plus important qu'il intervient au coeur d'une année, espérons-le, qui est celle de la sortie de crise.

Le groupe Carrefour, vous l'avez dit, est l'un des leaders mondiaux de la grande distribution. Nous opérons 13 000 magasins sur trois continents, dans trente pays, avec neuf filiales intégrées et notre chiffre d'affaires avoisine les 80 milliards d'euros en 2020.

Deuxième caractéristique : nous sommes profondément ancrés en France, où nous sommes nés il y a 60 ans, à Annecy, au croisement de deux rues, ce qui a conduit à notre appellation.

Carrefour France représente 45 % de nos ventes et compte 100 000 collaborateurs. C'est un modèle qui associe tous les formats de magasins, une des spécificités de notre groupe : des hypermarchés, des supermarchés, des magasins de proximité, du cash and carry, du discount, du bio et tous les modes de gestion intégrés, franchisés, locations-gérances. Une des spécificités de notre modèle est de disposer de l'intégralité des formats et des modes de gestion.

Troisième caractéristique qui traverse toutes nos géographies, nos directions et l'ensemble de nos 300 métiers : nous sommes en pleine transformation. Le groupe Carrefour, qui a connu des heures fastueuses, et qui avait prospéré au cours de ses premières décennies, a eu des difficultés à prendre un certain nombre de virages stratégiques.

Il y a encore quatre ans, notre organisation était lourde, nos finances fragilisées et nous accusions un retard en matière de compétitivité des prix et de e-commerce. Notre activité était donc sous pression, dans un secteur très concurrentiel. En France, cinq acteurs dépassent 10 % de parts de marché, ce qui est une spécificité française.

Pour redresser le groupe, nous avons lancé, en janvier 2018, un plan de transformation comportant trois grands piliers, un premier pilier avec comme objectif de mieux maîtriser nos opérations et d'améliorer la satisfaction de nos clients, un deuxième pilier qui a consisté à construire un nouveau modèle autour d'une offre commerciale résolument omnicanale, et un dernier pilier - et non le moindre - celui de démocratiser l'accès à une alimentation de qualité, saine, respectueuse de l'environnement, ce que nous avons appelé la « transition alimentaire pour tous ».

Notre plan de transformation a traité de façon méthodique toutes ces faiblesses, a remobilisé les équipes et a permis de répondre présent quand l'épidémie est apparue.

Un mot sur ces 500 jours de crise sanitaire, car je crois qu'une crise révèle bien souvent ce que vous êtes et ce que vous faites vraiment. Le récit sera bref, car nous nous sommes déjà exprimés sur ce sujet dans le cadre de la commission d'enquête sénatoriale sur la gestion de la crise sanitaire, en septembre 2020.

Vous le savez tous, le temps de crise est un temps où on n'a plus le temps. Nous avions un petit avantage : nous avons eu quelques jours pour nous préparer à cette idée de pandémie et avons ainsi moins subi la sidération. Nous sommes en effet un groupe international et avons vu la crise épidémiologique prendre naissance en Asie, notamment à Taïwan, où nous sommes très implantés.

L'Italie, l'un de nos grands marchés, a également été frappée quelques jours avant nous. Nulle part en Europe la peur de la pandémie n'a été aussi forte que pendant ces quelques journées de très grande angoisse, en Lombardie notamment.

Néanmoins, lorsque la crise s'est propagée à la France, j'ai repensé à cette phrase célèbre de Kissinger que j'aime bien, mais dont je ne pensais pas que je pourrais un jour la mettre en application avec autant de force : « Il ne peut y avoir de crise la semaine prochaine, mon agenda est déjà plein ». En réalité, vous le savez tous, dans ce moment-là, il n'y a plus d'agenda. La crise n'est pas un élément à gérer en plus du reste, mais un bouleversement de la gestion de l'entreprise.

Nous avons essayé d'adapter notre gouvernance, réunissant à plusieurs reprises notre conseil d'administration, modifiant nos organisations, fluidifiant le dialogue social et conduisant tout au long de la crise, je tiens à le souligner, un dialogue très soutenu avec les pouvoirs publics. Les échanges ont été quotidiens, notamment avec le ministre de l'économie.

Au moment du déclenchement de la crise, nous avons essayé de transmettre la confiance à nos équipes, d'être très méthodiques, au plus près de ces dernières, et de fixer des priorités aussi claires que possible. L'impératif absolu était de protéger nos salariés et nos clients. Nous avons déployé des efforts pour disposer au plus tôt d'équipements de protection, mettre en place des protocoles de désinfection stricts, mener des audits de contrôle.

Le deuxième impératif était de ne pas ajouter une crise alimentaire à la crise sanitaire, et donc d'assurer l'ouverture de nos magasins ainsi que la sécurité et la continuité de nos approvisionnements

Je crois que nous sommes parvenus à traverser les premiers mois grâce à plusieurs facteurs, dont - et ce n'est pas une clause de style -, l'engagement des équipes, qui ont ressenti, peut-être plus fortement que d'habitude dans un secteur parfois décrié, un sentiment d'utilité et de fierté.

Qu'il me soit permis aujourd'hui devant vous de leur rendre hommage : j'ai été impressionné par leur réactivité, leur ingéniosité. Beaucoup de solutions pratiques sont venues du terrain, et nous sommes parvenus, parfois en deux jours, à faire ce qui demandait parfois plusieurs mois à faire : installer 12 000 écrans protecteurs au niveau des caisses, créer de nouveaux services pour venir en aide aux soignants, mobiliser de nouvelles ressources.

Le deuxième facteur que je tiens à souligner est le niveau d'entraide tout aussi exceptionnel que nous avons connu, à l'intérieur de l'entreprise, entre nos pays, mais surtout avec nos partenaires, nos industriels et nos concurrents directs.

Au fond, c'est une chaîne alimentaire qui a fonctionné et qui a fait preuve d'une grande solidarité pendant cette période.

Troisième facteur : nous avons essayé pour notre part de tenir un discours de vérité qui a valorisé le sens du collectif, sans rien cacher des inquiétudes et des difficultés, car nous avons affronté des situations folles nous aussi. Nous avons connu des drames, on ne s'habitue heureusement jamais à cela.

Le dernier facteur provient de gestes concrets de soutien, de reconnaissance, allant de la modification de nos horaires au versement, très tôt, dès la deuxième semaine de crise, d'une prime exceptionnelle de 1 000 euros nets à toutes nos équipes sur le terrain.

Je crois que nous avons agi avec un esprit de responsabilité et de solidarité à chaque niveau de notre groupe et, après 500 jours de crise, je peux affirmer que, du point de vue de ses opérations comme de sa solidité financière, Carrefour a fait mieux que tenir le choc. Nous avons vécu plein de contrastes, des périodes de surchauffe, d'autres de sous-activité, des périodes d'arrêt, comme lors de la fermeture des rayons non-essentiels. Nous avons subi des surcoûts, des tensions d'approvisionnement mais, en France comme à l'échelle du groupe, nous avons pu maintenir notre trajectoire de croissance. Eu égard à notre empreinte en France, je crois que cela peut être accueilli comme une bonne nouvelle et, au fond, pas seulement pour Carrefour.

Je voudrais me tourner à présent vers l'avenir et évoquer quelques enseignements de la crise pour Carrefour et pour notre secteur. Alors que la crise dure, que la campagne de vaccination bat son plein, cela peut vous paraître prématuré, mais il me semble pourtant que, d'un point de vue stratégique et d'évolution des comportements, la crise est un impressionnant facteur d'amplification des tendances.

C'est ce qui me conduit d'ailleurs à penser que le monde d'après est en réalité un monde d'avant, mais en accéléré, en plus divisé, en plus fragmenté. C'est particulièrement visible quand on passe en revue trois grandes évolutions des modes de consommation.

La première évolution concerne l'e-commerce. La crise du Covid-19 est celle qui installe le e-commerce au coeur des habitudes de consommation, dans tous les pays, sous toutes ses formes et pour toutes les générations. Il est intéressant de se souvenir que c'est la crise du SRAS qui a fait émerger, en Chine, un acteur comme Alibaba. Bien évidemment, il n'y a pas de coïncidence entre ces deux parallèles.

L'année 2020 a fait faire au secteur du e-commerce un bon de plusieurs années dans les transformations digitales, sans retour en arrière possible, j'en suis convaincu. En France, l'e-commerce alimentaire a vu sa part de marché augmenter de trois points, soit environ 8 % du marché de détail alimentaires, et notre groupe a vu ses ventes croître de 70 %.

Ne nous y trompons pas : c'est évidemment pour tous les acteurs traditionnels - et nous sommes un acteur traditionnel - un immense défi opérationnel et financier. D'une part, pour un groupe comme Carrefour, qui n'est pas né avec le digital, il y a une révolution culturelle à mener, toute une architecture logistique à mettre en place. Il ne suffit plus d'être un commerçant avec un excellent sens client : il faut se transformer en acteur industriel.

Il faut donc réaliser des investissements massifs. Nous allons investir près de 3 milliards d'euros dans le cadre de notre plan Carrefour 2022 dans cette transformation digitale.

D'autre part, sur ce marché, la compétition n'est pas locale : elle est mondiale, elle est intense, et la rentabilité n'existe pas à ce jour. Certes, nous avons l'habitude de la concurrence des autres distributeurs, mais il faut également tenir compte de celle des géants étrangers qui maîtrisent parfaitement ce canal, et dont la capacité d'investissement est sans limite. Le chiffre d'affaires d'Amazon est de 320 milliards d'euros, quatre fois supérieur au nôtre. Le résultat net d'Alibaba représente vingt fois le nôtre. La capitalisation d'Uber est six fois la nôtre.

Une myriade de nouveaux acteurs apporte de nouveaux services, de nouvelles façons de faire, dans un mouvement d'ensemble très incertain quant à sa pérennité, favorisant bien sûr la désintermédiation.

Face à ces pure players, la stratégie de Carrefour est fondée sur le multiformat et l'omnicanalité - terme un peu barbare, mais on n'en a pas trouvé de meilleur -, cette idée de relier l'ensemble de nos canaux de distribution, développer fortement le commerce en ligne - nous atteindrons la barre des 2 000 points de contact d'ici la fin de l'année en France -, et livrer à domicile toutes les villes de plus de 10 000 habitants d'ici 2022, tout en maintenant notre parc d'hypermarchés et en étendant nos formats de proximité, qui contribuent à animer les centres-villes de France. Depuis trois ans, nous avons ouvert 600 magasins de proximité en France, dont 210 l'année passée.

Deuxième grande évolution : la tension extrême des prix. Nous mesurons tous combien la crise et ses conséquences économiques et sociales font du prix un critère immédiat et structurant pour nos clients. On le voit à travers la place du discount, la montée des marques propres, la moindre fidélité aux enseignes, avec des prix restés extrêmement stables depuis un an. C'est le signe que notre secteur a pleinement joué son rôle pendant la crise, notamment en gelant le prix de milliers de produits.

Je tire de cette préoccupation forte quelques réflexions pour la sortie de crise. La consommation des ménages - 66 millions de Français - est évidemment un pilier et un moteur de notre économie. J'observe qu'à ce jour, les mesures très fortes de maintien du pouvoir d'achat ne se sont pas muées en actes d'achat, mais en surcroît d'épargne, notamment pour les plus aisés. J'entendais ce matin parler de 142 milliards d'euros de surcroît d'épargne aujourd'hui. Ces mesures n'ont évidemment pas compensé totalement les pertes de pouvoir d'achat pour les plus précaires, notamment les étudiants.

Troisième évolution qui se renforce aussi : la volonté des clients de consommer mieux, pour eux et pour la planète. Derrière cela, je mets trois exigences : d'abord la transparence et la connaissance du produit. Les intentions d'achat en faveur du manger bien, du manger sain, n'ont jamais été aussi fortes, alors même qu'elles sont contrebalancées à court terme par la perte du pouvoir d'achat. On le voit au succès des applications comme Yuka, etc., la diffusion du Nutri-score. C'est ce qui nous pousse à remanier sans cesse nos produits sous marque Carrefour, dans toutes nos gammes, pour en réduire le sel, le sucre, les additifs.

C'est ce qui nous incite, de la même manière, à développer fortement le bio, dont nous sommes le clair leader, en France et dans la totalité de nos géographies, et à le rendre accessible à tous.

Deuxièmement, la proximité et l'ancrage dans les territoires, privilégier l'origine France, soutenir par des contrats de long terme les producteurs de la région est un choix historique de Carrefour bien avant tous les autres, bien plus puissant que tous les autres. J'en parle d'autant plus volontiers que ce n'est pas un choix que j'ai opéré, mais qui a été fait par mes prédécesseurs il y a quelques décennies.

C'est le but d'une récente initiative, Kilomètre zéro, que nous avons prise il y a quelques semaines, qui permet aux magasins de s'approvisionner en direct grâce au recrutement de producteurs locaux, en plus des 20 000 producteurs déjà présents dans nos filières qualité.

Enfin, notre groupe a pris des engagements forts en matière de protection de l'environnement, sous de multiples visages, à travers notre combat mondial pour lutter contre la déforestation, la réduction de notre empreinte carbone, notre feuille de route zéro déchet. Je n'y vois d'ailleurs pas seulement une responsabilité, mais un intérêt collectif : je ne crois pas qu'un grand groupe mondial puisse aujourd'hui ne pas faire de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) la colonne vertébrale de son modèle.

La somme de ces composantes, c'est ce que nous appelons la transition alimentaire pour tous. Nous en avons fait, à la suite de la loi PACTE, notre raison d'être. C'est une démarche très vivante au sein de notre groupe, très soutenue dans nos équipes, et très précise aussi.

Nos avancées sont scrutées par chacun au travers d'un indice RSE et Transition alimentaire, avec 17 objectifs annuels de long terme, quantifiés, audités, intégrés à la rémunération des managers.

C'est enfin, j'insiste sur ce point, une démarche partenariale : la transition alimentaire pour tous se fera avec tous, les consommateurs, les producteurs, les industriels, et bien sûr les pouvoirs publics et la représentation nationale.

En décrivant ainsi les évolutions structurelles de la consommation, vous voyez se dessiner une équation extrêmement complexe. Il faut y combiner le prix, la qualité, le respect de l'environnement, tout en investissant massivement dans de nouveaux canaux de distribution.

C'est ce qui fait la noblesse de notre métier, mais aussi sa grande difficulté. C'est la raison pour laquelle, vous le voyez sans doute à travers l'actualité, de grands groupes de distribution crédibles, bien dirigés, qui ont un vrai passé, souffrent en ce moment. Cela dit beaucoup de la tension dans notre secteur.

Je veux donc m'ouvrir à vous du trop grand nombre de contraintes qui sont encore ajoutées à une équation déjà périlleuse : les régulations ne cessent de se multiplier en matière d'urbanisme commercial, de négociations, de contrôles, de fiscalité, quand, en revanche, d'autres viennent à manquer pour assurer l'équité de traitement avec les plateformes digitales.

Notre secteur y a sans doute sa part de responsabilités. Il n'a en effet pas toujours su bien expliquer ses métiers. Pourtant, défendre la grande distribution, mesdames et messieurs les sénateurs, c'est défendre le pouvoir d'achat, c'est défendre l'emploi. Vous connaissez mieux que quiconque son importance sur votre territoire. Les magasins représentent une utilité sociale forte, de l'activité : quatre des vingt-cinq leaders mondiaux sont français. Ce sont aussi des emplois : 700 000 pour la grande distribution française, plus de 3,5 millions pour le commerce dans son ensemble. C'est de la promotion sociale dans une économie qui n'en compte pas beaucoup. Il n'y a pas beaucoup de secteurs d'activité où l'on peut commencer à la caisse et finir membre d'un Comex d'un groupe de 80 milliards d'euros, comme dans le groupe Carrefour.

Ce sont aussi des ressources pour les collectivités publiques : 1,7 milliard d'euros d'impôts et de charges sociales versé par Carrefour l'an dernier, des débouchés pour les producteurs, de la formation pour nos jeunes. C'est d'ailleurs ce qui motive l'engagement massif de Carrefour auprès des jeunes en 2021. Nous avons décidé de recruter 15 000 jeunes en CDI ou en alternance, dont 50 % issus des quartiers défavorisés. Nous avons déjà rempli plus de la moitié de cet objectif.

Pour conclure, je voudrais souligner une dernière spécificité de nos secteurs dont nous sommes fiers : nous reflétons la réalité et la diversité de notre beau pays, nous sommes directement exposés à tous les soubresauts de notre société, sur le pouvoir d'achat, sur la fracture alimentaire, sur l'écologie, problématiques que vous connaissez bien pour les vivre au plus près de nos territoires.

Je me réjouis donc de pouvoir échanger avec vous sur les solutions ou les tentatives de solutions à y apporter, au service des Français.

Je vous remercie de votre attention.

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