Mes chers collègues, nous sommes réunis ce matin pour examiner le rapport pour avis de la proposition de loi qui vise à améliorer l'économie du livre et à renforcer l'équité entre ses acteurs. L'auteure de cette proposition est Laure Darcos et la rapporteure au fond, à la commission de la culture, est Céline Boulay-Espéronnier. Je veux saluer la qualité de ce rapport qui traite d'un sujet important. Nous sommes saisis pour avis sur l'article 1 qui traite d'un point économique.
Madame la Présidente, mes chers collègues, je voudrais tout d'abord remercier notre collègue de la commission de la culture, Mme Laure Darcos, d'avoir déposé cette proposition de loi sur l'économie du livre, qui vise à soutenir des acteurs qui donnent chair et incarnent l'exception culturelle française, que nous côtoyons tous dans notre quotidien et sans lesquels notre vie intellectuelle serait bien triste : les libraires, les auteurs et les éditeurs.
J'imagine combien il est complexe d'évoluer en la matière, de modifier le cadre règlementaire et législatif, compte tenu des spécificités nombreuses de l'économie du livre. Cette économie a en effet ceci de particulier qu'elle touche un produit ô combien indispensable à notre vie culturelle et intellectuelle, qui ne s'apparente à aucun autre, et qui n'est pas une marchandise ni un simple bien de consommation.
C'est à cette tâche que s'attèle cette proposition de loi et je dois préciser que si notre commission ne s'est saisie pour avis que de l'article 1er, les autres ont été largement salués au cours des auditions par les différents acteurs entendus.
Je souhaiterais tout d'abord remercier chaleureusement nos collègues Laure Darcos et Céline Boulay-Espéronnier, avec lesquelles les échanges ont été constants et fluides, ce qui nous a permis d'avoir des discussions particulièrement enrichissantes au cours de nos auditions.
L'article 1er opère trois modifications :
- il fixe un tarif plancher de frais d'envoi des livres, disposition sur laquelle se concentrera mon propos ;
- il réforme le régime des soldes de livres pour les libraires-éditeurs ;
- il s'assure d'une distinction claire entre livres neufs et livres d'occasion, notamment sur les sites de plateformes en ligne.
Ces deux dernières mesures n'appellent pas de commentaire particulier de ma part : elles sont plutôt consensuelles et approuvées par un grand nombre d'acteurs.
Mon propos se concentrera donc sur les frais d'envoi des livres.
L'article 1er part en effet d'un constat que nous faisons tous : la vente en ligne de livres se développe rapidement, puisqu'elle atteint maintenant environ 20 % du marché, soit 70 millions de livres par an, et peut représenter un danger pour la pérennité de nos librairies indépendantes. Le principal acteur, qui fut d'ailleurs initialement une librairie aux États-Unis, vend environ 40 millions de livres par an en France ; la Fnac, deuxième acteur de la vente en ligne, vend par internet environ 15 millions de livres par an, dont 11 millions sont livrés à domicile.
La question qui se pose donc est la suivante : comment les librairies indépendantes peuvent-elles rivaliser avec des grands acteurs mondiaux, surtout numériques, lorsque ces plateformes pratiquent des frais d'envoi à un centime d'euros, et que les libraires ne peuvent se permettre de proposer cette quasi-gratuité, sous peine d'être déficitaires ? Si la prise en charge par l'État, durant le confinement fin 2020, des frais d'envoi des libraires a pu représenter un bol d'air pour eux et a augmenté leurs ventes en ligne, cette mesure n'était que temporaire ; désormais éteinte, l'écart avec les grandes plateformes redevient bien entendu abyssal.
En outre, les tentatives de rééquilibrage des conditions concurrentielles par voie judiciaire ont échoué. En effet, le principe de la vente à perte, interdit dans notre pays, n'inclut pas les services annexes comme la livraison à domicile, ce qui permet à ces plateformes de contourner l'esprit de la loi du prix unique, dont nous fêtons les 40 ans cette année, en toute légalité.
Pour répondre à cette question du rééquilibrage de la concurrence, l'article 1er de la proposition de loi propose de confier au ministre chargé de l'économie et à celui chargé de la culture de fixer par arrêté un tarif plancher des frais d'envoi. Tous les acteurs, numériques ou physiques, seraient obligés de facturer à leur client au moins ce tarif minimal. Ce faisant, les grands acteurs mondiaux dont nous parlions ne seraient plus autorisés à proposer la quasi-gratuité des frais de livraison, et libraires comme plateformes seraient logés à la même enseigne.
Si je souscris pleinement à l'objectif de l'auteure de la proposition de loi, qui est notamment de mettre fin à un déséquilibre préjudiciable à nos libraires et de renforcer leur présence en ligne, les travaux que nous avons effectués ont forgé ma conviction que cette mesure présente d'importants effets de bord qui conduiront, à rebours de l'objectif recherché, à renforcer encore la puissance financière des géants du numérique, sans que les libraires n'en sortent réellement renforcés.
Le premier effet de bord est la hausse des prix, immédiate, pour les lecteurs qui utilisent ces plateformes. Je rappelle qu'environ 50 millions de livres ont été livrés à domicile en 2019 en France. Sur un livre vendu une dizaine d'euros, la hausse des prix pourrait atteindre 30 %, si le tarif plancher est fixé à 3 euros. Je précise également qu'aujourd'hui, l'envoi par Colissimo d'un colis de moins de 250 grammes est facturé 5,84 euros par La Poste. On peut donc raisonnablement penser que le tarif plancher serait fixé entre 3 et 5 euros. Je ne suis pas convaincue qu'une hausse des prix, supportée uniquement par le consommateur final, soit un signal que nous devrions envoyer en ces temps troublés. Les lecteurs qui n'habitent pas à proximité immédiate d'une librairie, donc une grande partie de nos concitoyens, ne pourront se rendre en librairie qu'en utilisant leur véhicule, c'est-à-dire en engageant des dépenses supplémentaires. Par ailleurs, en zone rurale, les lecteurs qui n'achètent pas leurs livres sur les plateformes les achètent essentiellement en grande surface, d'après les chiffres du ministère de la culture, ce qui ne favoriserait donc pas les libraires.
Tout repose en fait sur une hypothèse de départ, à laquelle je ne souscris pas : celle selon laquelle les clients de ces grandes plateformes vont les délaisser en raison des frais d'envoi soudainement augmentés, pour se rendre soit en librairie physique, afin d'économiser les frais de livraison, soit sur le site internet de ces librairies, par préférence affective pour ces commerçants. Or je pense que les nouveaux modes de consommation, largement étudiés dans le récent rapport de notre collègue Serge Babary, ne vont pas être modifiés par cette hausse des prix : les consommateurs qui se rendent sur ces plateformes de ventes en ligne ne recherchent pas que la quasi-gratuité des frais de livraison. Si tel était le cas, nous pourrions effectivement anticiper qu'ils s'en aillent une fois que cette quasi-gratuité a disparu. Or, outre la quasi-gratuité, ils sont clients de ces plateformes pour d'autres raisons, comme la profondeur de leur offre, la possibilité de réaliser des paniers mixtes, la rapidité de la livraison, les avis des autres consommateurs, les choix proposés par algorithme, etc.
En outre, les consommateurs sur ces plateformes appartiennent plutôt aux catégories aisées, donc les plus susceptibles d'être peu sensibles à la hausse des prix et donc de rester clients de ces plateformes.
Dès lors, si le prix d'un livre passe soudainement de 15 euros à 18 euros, et que les consommateurs ne quittent pas ces plateformes, ces 3 euros de hausse des prix vont uniquement augmenter la puissance financière de ces géants du numérique. C'est là le deuxième effet de bord. Si l'élasticité-prix des clients est faible, alors la hausse des prix va permettre à ces plateformes de restaurer leurs marges, puisqu'elles n'auront plus à supporter la quasi-gratuité des frais d'envoi, et qu'elles ne perdront pourtant pas de client. Si nous ne pouvons anticiper quelles seront les innovations que cette hausse du chiffre d'affaires permettra de financer, nous pouvons assez facilement imaginer qu'elles ne seront pas une excellente nouvelle pour nos petits commerces, dont les libraires.
Le troisième effet de bord dépend du montant du tarif fixé. Si ce tarif est modéré, par exemple aux alentours de 1,5 euro, alors les plateformes pratiqueront ce tarif, mais les libraires indépendants, eux, ne pourront toujours pas s'aligner, au risque d'être déficitaires. La situation actuelle n'en serait donc pas modifiée, si ce n'est que la plateforme gagne 1,5 euro de plus par livre. Si en revanche le tarif est fixé de telle sorte qu'il couvre les frais d'expédition acquittés par les libraires, soit environ 5 euros, alors la hausse des prix paraît disproportionnée.
L'ensemble de ces trois raisons (la hausse des prix, l'enrichissement des grandes plateformes, l'absence d'effet pour les libraires) me conduit à émettre un avis défavorable sur cette mesure ; je vous proposerai donc d'adopter un amendement de suppression. La discussion que nous aurons en séance la semaine prochaine sera l'occasion d'interroger la ministre sur les difficultés que je viens de présenter. Nous souhaitons tous pouvoir évoluer vite et bien sur ce sujet : il est donc urgent que le Gouvernement dépasse le stade des déclarations et nous indique clairement les modalités opérationnelles qu'il entend appliquer.
En revanche, si je considère que l'outil du tarif plancher n'est pas idéal, je souhaite redire mon attachement profond au maillage de nos territoires par un réseau de librairies indépendantes. Au-delà de l'aspect économique, il s'agit avant tout d'un enjeu social profond, qui touche à la diversité culturelle et à une certaine conception du livre en France. Le livre véhicule un lot immense de traditions, d'habitudes, de liberté, d'évasion, d'émancipation, d'apprentissage, de rêve.
Entre le livre et le lecteur se situe bien souvent le libraire, métier unique fait de patience, de conseils et de connaissances ; sans le libraire, le pluralisme des idées serait moindre, tant ses lectures et recommandations permettent d'élargir le champ des réflexions qui s'ouvre devant le lecteur, bien loin des algorithmes, dont la fonction première est de conseiller au client des ouvrages qui se rapprochent de ceux précédemment lus.
Là où la technologie semble réduire les opportunités de surprise, le libraire les multiplie ; là où elle diminue le champ des curiosités, il l'étend.
C'est la raison pour laquelle je souhaiterais terminer mon propos par trois axes principaux sur lesquels il faudra agir, et continuer d'agir, pour soutenir nos libraires et pour lutter, plus largement, contre les distorsions de concurrence générées par certains grands acteurs du numérique.
Le premier axe est l'abaissement des tarifs d'envoi des libraires. Des marges de progression existent quant à la capacité des organisations professionnelles regroupant les libraires de peser dans les négociations avec les prestataires de services postaux afin d'obtenir des tarifs préférentiels. Moyennant un engagement de volume de ventes, de tels contrats seraient de nature à diminuer les frais d'envoi acquittés par les libraires, notamment si l'appétence du consommateur pour les commandes sur les sites internet des libraires indépendants se confirmait. Ce faisant, les tarifs totaux pratiqués par les libraires se rapprocheraient de ceux de leurs principaux concurrents sur internet ; je note par ailleurs que de tels accords ont été négociés par les organisations d'autres secteurs.
Deuxièmement, il faut encore, et toujours, renforcer la numérisation des PME, dont les libraires. Je ne m'appesantirai pas dessus, tant les constats ont été amplement documentés et les solutions fréquemment proposées, en particulier au sein de notre commission. Je me contenterai de rappeler la proposition d'un crédit d'impôt à la formation et à l'équipement numériques, outil simple qui répond aux différentes problématiques rencontrées par les dirigeants dans leur transition numérique.
Enfin, le troisième axe concerne la soumission des acteurs du numérique à une fiscalité juste et territorialisée selon l'endroit où sont générés les bénéfices. Je partage entièrement l'analyse de Laure Darcos qui attribue à l'optimisation fiscale une partie de l'importante capacité financière de certains acteurs qui leur permet de proposer la quasi-gratuité des frais d'envoi. L'évitement de l'impôt, organisé à une échelle internationale et pour des montants considérables, vient en effet à l'appui d'une stratégie commerciale agressive.
Cette situation, intolérable, doit être combattue fermement au niveau international. Les récentes avancées en matière de lutte contre l'optimisation fiscale, visant notamment à instaurer un taux minimum d'imposition, vont dans le bon sens. Il est maintenant urgent par ailleurs de taxer les profits là où ils se trouvent et de parvenir au plus vite à un accord au niveau, a minima, de l'Union européenne ou de l'OCDE.
Le problème mis en exergue par la proposition de loi de Laure Darcos est réel. Ce sujet est important et pose un problème de concurrence entre les grandes plateformes et les petits libraires. Il est d'ailleurs possible d'imaginer que les grandes plateformes vendent à perte puisqu'elles ne répercutent pas une charge liée à la distribution.
La proposition comprend toutefois des limites et des risques qui doivent être étudiés puisque le remède peut être pire que le mal et amplifier le phénomène, au bénéfice des grandes plateformes.
Sur les pistes ouvertes en termes de compensation éventuelle, comme cela est organisé pour la presse, je tiens à rappeler que La Poste traverse une période complexe puisque les compensations financières qui devraient être amenées par la puissance publique ne sont pas à la hauteur de ce qu'elles devraient être. Ce sujet est amplifié par la période que nous traversons, avec la dégradation des services postaux qui met La Poste dans une situation très particulière. Nous devons prendre en compte ces éléments : si nous allons vers cette logique de subventionnement de la distribution, cela aurait donc des conséquences budgétaires non négligeables et je ne suis pas persuadé que la période soit favorable à un tel système. La question est posée, mais je ne suis pas sûr que la proposition de loi apporte une réponse.
Le leader dans ce domaine est un libraire qui a eu une idée de génie : cette idée peut être reprise par les libraires traditionnels qui ont été incités, comme les autres commerçants, à prendre le virage du numérique. Ceux qui l'ont fait rencontrent des succès incroyables et certains ont démultiplié leur activité. Amazon est évidemment impérialiste, mais il était initialement à égalité avec ses concurrents. Nous ne pouvons toujours jeter la pierre à ceux qui réussissent.
Le problème du transport et de la logistique est complexe puisqu'il est coûteux en prix relatif. Amener un livre dans un endroit mal desservi coûte entre un et cinq euros, somme conséquente par rapport au prix du livre. Nous pouvons inciter les libraires traditionnels à se regrouper en plateformes communes : les pharmaciens procèdent ainsi et livrent en trois heures, alors qu'ils ne disposent pas de la totalité du stock dans leur officine.
Connaissons-nous la part du livre numérique ? Si nous abandonnons le papier, tous les acteurs se trouveront bousculés, y compris Amazon. Les livres numériques permettent en outre d'éviter la consommation de papier, ce qui présente un intérêt pour la défense de l'environnement.
Une évolution est actuellement portée par les collectivités (EPCI, régions et départements) sur la conception du commerce de centre-ville, en lien avec la concurrence du commerce en ligne. Cette évolution est portée financièrement par les collectivités. L'idée d'un commerce qui n'aurait qu'une vocation, comme une librairie, est inenvisageable aujourd'hui : faire évoluer ces librairies avec la presse, sous forme par exemple de petits drugstores, est un concept qui existe et qui fonctionne bien. Ceux qui réussissent à dépasser le cap du commerce à vocation unique et parviennent à se diversifier au sein de leur propre commerce créent une revitalisation des centres-villes et centres-bourgs : nous pouvons essayer de développer et de porter cette préconisation.
Je me demande si nous serions aujourd'hui encore capables de faire voter une loi comme celle de 1981 sur le prix unique du livre qui a sauvé de nombreux libraires, voire une partie importante de la production littéraire et livresque française. Toute mesure permettant de rééquilibrer les éléments de concurrence est utile. Une telle mesure ne créera-t-elle pas une distorsion entre acteurs du livre ? Il ne faut effectivement pas que les propositions aient le résultat inverse de l'objectif premier. Je suis sceptique vis-à-vis de la proposition.
Disposons-nous d'éléments statistiques récents, mis en perspective avec les évolutions depuis 10 ou 20 ans, sur l'apparition et la disparition des librairies sur le territoire, avec des chiffres territorialisés ? Le Sénat se trouve dans un quartier de haute culture, dans le 6e arrondissement, et je vis très mal la disparition des librairies, qui constitue une perte considérable pour la Nation. Je pense que cela aboutit à un appauvrissement culturel. On me rétorquera que la production de livres n'a jamais été aussi élevée, mais il convient de distinguer les aspects qualitatifs et quantitatifs : rien ne remplacera l'échange que nous pouvons avoir avec un professionnel, souvent spécialiste d'un sujet, qui fait progresser la connaissance humaine. Ce point est très préoccupant. Au-delà de la diversité, il existe un enjeu de biodiversité culturelle qui est considérable.
Pour revenir au texte de loi, je salue la proposition qui procède d'un objectif louable, mais je suis circonspect sur les effets de la mesure proposée.
Cette PPL comprend effectivement d'autres articles vertueux et importants, au-delà de l'article 1er.
La proposition de loi comprend effectivement d'autres mesures, mais l'article 1er est celui qui suscite le plus de débats. Nous avons souvent parlé d'Amazon et nous n'avons pas fini. Il ne faut pas opposer les modèles. Les plateformes numériques permettent à des millions de personnes d'avoir accès à la culture : c'est une réalité. Sans ce moyen, ils n'y auraient pas accès. Nous pouvons le déplorer, mais c'est un fait. Nous sommes tous attachés à notre réseau de libraires indépendants. La commission se préoccupe des commerces et de nombreuses propositions de loi, y compris transpartisanes, ont été déposées sur le centre-ville et le centre-bourg. Nous constatons toutefois que tenir une librairie indépendante est complexe. La Seine-Saint-Denis ne compte que 10 ou 15 librairies indépendantes, parfois en difficultés et parfois en réussite quand elles parviennent à s'ancrer dans un territoire et à être un lieu de vie sociale et de débats d'idées, au-delà de la vente de livres. Nous devons préserver ce modèle. Quand nous parlons d'Amazon, nous parlons d'un modèle de société puisqu'il pose la question des entrepôts et donc de l'artificialisation des sols, ce qui rejoint le projet de loi « Climat et résilience », mais aussi la question fiscale et la question de l'équilibre économique. Pourquoi commandons-nous des livres sur une plateforme numérique ? Nous le faisons parce que nous n'avons pas de réseau de libraires indépendants ou d'hypermarchés doté d'un rayon culturel à proximité, mais aussi parce que la livraison est rapide et que le coût payé est celui du prix unique du livre, sans supplément lié à la livraison. Rééquilibrer avec une librairie indépendante touchera ce modèle, mais les consommateurs seront les seuls à payer le surcoût.
Je pense qu'il faut traiter ce dossier, confronter nos idées et trouver un équilibre, mais ce dernier n'est pas simple.
Je partage l'ambition du texte et nous apporterons sans doute notre soutien à cette proposition de loi qui suscitera de nombreux échanges et comprend des points extrêmement intéressants.
Je partage les conclusions du rapport de Martine Berthet. Je pense que nous devrions approfondir l'analyse territoriale sur la dynamique des libraires : malgré tout, l'évolution me semble plutôt positive, sur le terrain. Dans nos villes moyennes, je vois des libraires se réimplanter, en ayant complètement réinventé leur métier. Au-delà de l'offre de services et de livres, ils proposent une vie culturelle et des animations et des tiers lieux se créent presque autour de ces librairies.
Je tiens à saluer et à mettre en lien ce sujet avec le travail réalisé par Serge Babary sur l'apport et les opportunités du numérique au niveau du commerce classique : il est impossible de faire sans et de l'ignorer et le numérique doit devenir une opportunité.
Dans une petite ville de Lozère, j'ai visité l'été dernier une fabrique de jeans français qui peut vendre à cinq milliards d'habitants : la renaissance de cette fabrication a été rendue possible par la numérisation et la commercialisation.
Les GAFA doivent être régulés et verser une juste fiscalité puisqu'un déséquilibre supranational existe. Sur ce sujet, nous pouvons nous féliciter des évolutions avec la nouvelle gouvernance américaine qui semble plus volontariste.
Je voudrais répondre aux propos de Serge Babary relatifs à l'empreinte carbone du livre. L'étude Carbone 4 montre qu'un livre papier a une empreinte de 1,3 kilogramme équivalent CO2 tandis que ce même livre, lu sur une liseuse, représente 235 kilogrammes équivalents de CO2, soit plus de 200 fois le coût carbone d'un livre papier. Pour que le coût soit similaire pour une liseuse, il faudrait qu'un Français lise 180 livres par an, alors qu'il en lit en moyenne 14. Il faudrait donc, pour une liseuse, un amortissement sur 13 ans : or, qui peut dire aujourd'hui qu'un élément électronique est conservé pendant 13 ans pour son utilisation ? Un bon livre papier a l'avantage d'être lu plusieurs fois, par des générations successives, quand il est bien rangé dans une bibliothèque.
C'est plus lourd dans le sac à dos des randonneurs. S'il n'y a pas d'autres prises de parole, je cède la parole à Martine Berthet.
La proposition de loi ne propose pas que La Poste soit subventionnée pour cela, puisqu'il faudrait également subventionner tous les autres transporteurs qui interviennent : le client paiera au bout du compte le prix supplémentaire et cette mesure augmente donc le prix du livre.
Il ne s'agit pas d'une vente à perte puisque, d'après la loi, les prix de transport ne sont pas pris en compte dans le prix de vente du livre.
Sur la question du livre numérique, Amazon et la Fnac vendent actuellement des livres numériques. Il faudrait que les libraires prennent aussi cette orientation pour développer leurs ventes sur leur site internet.
Une question portait sur la logistique : des amendements ont été votés hier pour intégrer les enjeux logistiques dans les documents d'urbanisme. Le rapporteur a annoncé hier, par ailleurs, qu'un amendement serait déposé en séance publique sur la question des entrepôts afin de soumettre à autorisation d'exploitation les nouvelles constructions, en cohérence avec l'objectif de non-artificialisation des sols.
On constate une baisse de 4 % des librairies en 10 ans, tandis que la vente des livres a diminué de 13 %. Certaines librairies ont bien résisté grâce à la diversification d'activités qu'elles ont su mettre en oeuvre : il semble important d'avoir ces lieux de vie autour de la culture, ce qui peut constituer une piste de fidélisation, et peut-être ensuite d'achats sur internet pour les libraires.
L'empreinte carbone a bien été expliquée. L'attachement au livre papier est important.
En complément, je dirai que mettre un prix plancher ne réglera pas le problème de la distorsion de coût de livraison entre les libraires et Amazon ou la FNAC. Si le coût plancher est de deux ou trois euros, un décalage perdurera avec le coût réel. Le problème de distorsion de concurrence ne sera pas réglé, même s'il sera réduit. Cette mesure viendrait améliorer la marge des plateformes, sachant que 40 millions de livres sont vendus par la première plateforme. Je vous laisse calculer la marge supplémentaire qui serait générée, avec trois euros de coût plancher, même si seuls 20 millions d'envois sont effectués : cette marge n'ira pas du tout dans la poche des petits commerçants et viendra paradoxalement améliorer les services en ligne de ces plateformes.
Nous ne sommes pas dans une consommation du livre unicanal : nous achetons tous des livres dans les librairies, sur les plateformes et dans les hypermarchés, selon nos besoins. Un individu acheteur de livres fréquente des circuits de distribution différents. Les premiers clients des plateformes sont les urbains aisés, qui ont pourtant accès aux librairies, puis les zones rurales qui n'ont pas accès aux librairies - et ces plateformes donnent un accès à la culture que le commerce physique ne permet pas - puis, loin derrière, les périurbains et les banlieues. Plus la culture est présente, plus les livres sont achetés et plus les plateformes sont présentes.
Le Président de la République a déclaré à Nevers, la semaine dernière : « il faut qu'il y ait un prix unique du livre, le prix qu'on va acheter à la librairie comme le livre que l'on reçoit à la maison ». Je comprends qu'avec ce dispositif les personnes résidant en zone rurale n'ayant pas de librairie paieront leurs livres plus chers puisque la livraison leur sera facturée. Je trouve donc que cette phrase, qui a été interprétée comme un soutien à cette proposition de loi, est très ambiguë.
L'amendement que je vous propose vise à supprimer les alinéas 1 et 2 de l'article 1er, ce qui revient à supprimer la fixation par arrêté ministériel d'un tarif plancher des frais d'envoi.
Il me semble que cette mesure repose effectivement sur une hypothèse qui ne traduit pas réellement les nouveaux modes de consommation. Les clients d'Amazon utilisent cette plateforme pour d'autres raisons que la quasi-gratuité des frais de port. Dès lors, ils en resteront vraisemblablement clients. Fixer un tarif plancher aura donc pour conséquence d'augmenter les prix pour tous les lecteurs et d'augmenter le chiffre d'affaires d'Amazon ainsi que ses marges. Si le tarif plancher est à 2,50 euros, cela peut représenter 100 millions d'euros de bénéfices supplémentaires, sans que les libraires bénéficient pour autant de nouveaux clients.
Je pense donc préférable que les libraires s'allient pour peser dans les négociations avec les opérateurs postaux et les nouvelles voies de développement et que nous amplifiions la lutte contre l'optimisation fiscale pratiquée par certaines plateformes.
Je soumets l'amendement aux voix.
L'amendement est adopté.
Je remercie Martine Berthet. Je ne suis pas sûre que nous serons suivis par la commission de la culture, mais nous devions dire ces choses, en tant que commission des affaires économiques. La commission de la culture est saisie au fond.
La séance se tient mardi 8 juin et la commission de la culture se réunit ce matin.
Mes chers collègues, j'ai le grand plaisir d'accueillir M. Alexandre Bompard, président-directeur général, et M. Laurent Vallet, secrétaire général du groupe Carrefour.
Monsieur Bompard, vous êtes président-directeur général du groupe Carrefour depuis près de quatre ans. Vous avez officié précédemment dans le groupe Canal Plus, le groupe Europe 1 et la Fnac.
Monsieur le président, vous êtes à la tête d'un géant mondial de la distribution qui, comme tous les champions internationaux français, nous honore. Vous opérez dans plus de 12 000 magasins à travers une trentaine de pays, qui comptent près de 300 000 personnes dans le monde, dont 100 000 en France.
C'est un plaisir de vous accueillir aujourd'hui, car cette audition ne peut être davantage dans l'actualité.
Dans un passé très proche, le canadien Couche-Tard s'est dit « intéressé » - pour rester prudente - par un rapprochement avec le groupe Carrefour, rapprochement inattendu à la fois par la rapidité avec laquelle il a été annoncé et par la nature de ce concurrent, dont le modèle est très éloigné du modèle Carrefour.
Inattendu et inédit, il l'est également par la réaction très violente du Gouvernement français. Néanmoins, j'aimerais connaître votre point de vue. En quoi cette offre canadienne aurait pu éventuellement vous séduire, vous apporter une empreinte plus grande, des capacités d'investissement notamment en France, qui pourraient aujourd'hui manquer ?
Quelles étaient pour vous, a contrario, les lignes rouges ? Vous nous direz peut-être si l'histoire est terminée ou si elle peut ressurgir après les élections présidentielles.
Cette audition est également bienvenue puisque vous avez annoncé en avril dernier le passage de magasins en location-gérance, affirmant à cet égard que vous étiez engagé dans une transformation du modèle du groupe pour redonner de la dynamique de croissance à vos hypermarchés. C'est donc une révolution puisque, au-delà de son chiffre d'affaires, le modèle capitalistique sur lequel repose la grande distribution est assis sur la valeur de rente de son foncier.
Vers quel nouveau modèle avez-vous choisi de mener le groupe Carrefour face à la mutation de la consommation française et internationale ? Comment le groupe s'adapte-t-il aux nouvelles formes de commerce - numérique, drive ou commerce de proximité ? Fait-il face à la volonté publique de « réenchantement » des coeurs de ville et aux effets de la crise, notamment d'un point de vue social ?
Observez-vous les mêmes phénomènes ailleurs ? En particulier, quel est votre positionnement en matière de commerce en ligne des produits alimentaires ? La crise a-t-elle accéléré son développement ?
Notre commission a esquissé il y a quelques mois, dans le rapport de Serge Babary, les contours du commerce de demain. Quelle est votre vision en la matière ? Quels seront les facteurs clés de succès ?
Cette audition est également bienvenue car nous nous apprêtons à examiner, probablement à la rentrée, une proposition de loi dite Egalim 2 venant modifier une nouvelle fois le cadre des relations commerciales entre distributeurs, transformateurs et agriculteurs.
Pourriez-vous tout d'abord dresser votre bilan de la loi Egalim ? Les coûts de production sont-ils mieux pris en compte ? Comment expliquer que la déflation se poursuive selon les données de l'Observatoire de l'alimentation (Oqali) ? Quels sont les effets de bord que vous avez pu observer et comment améliorer ce process ?
Bien entendu, nous souhaiterions connaître votre sentiment sur la proposition de notre collègue Besson-Moreau, qui parle de la non-négociabilité des prix agricoles tout au long de la chaîne, de la révision automatique des prix et de la mise en place d'un arbitrage.
J'aurais, en parallèle de ce point de vue, souhaité savoir si, en matière de négociations commerciales, vous rencontriez les mêmes difficultés dans les autres pays dans lesquels vous opérez. Si c'est le cas, comment les gérez-vous ? Si ce n'est pas le cas, pourquoi et quelles sont les différences ?
Enfin, cette audition est intéressante car nous avons adopté hier la position de notre commission sur le projet de loi Climat et résilience, qui aura un impact direct sur la grande distribution, tant sur la question du vrac et de l'affichage environnemental que de l'artificialisation des sols.
Nous aimerions vous entendre sur ces points précis, ce qui nous donnera un éclairage particulier avant nos futurs débats en séance publique.
Vous avez la parole.
Madame la présidente, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre invitation et saisis avec beaucoup de plaisir l'occasion que vous m'offrez de vous parler de Carrefour, de sa transformation et de la construction d'un nouveau modèle alimentaire, une aventure qui m'occupe avec quelque intensité depuis quatre ans.
Je propose, en réponse aux quelques demandes qui m'ont été adressées avant notre échange, d'articuler cette introduction en deux grandes parties, d'abord pour dire quelques mots de notre transformation et de la manière dont nous avons traversé les circonstances graves nées de la crise du Covid-19, puis pour partager avec vous quelques réflexions plus larges sur les mutations et l'avenir de la grande distribution, exercice prospectif d'autant plus important qu'il intervient au coeur d'une année, espérons-le, qui est celle de la sortie de crise.
Le groupe Carrefour, vous l'avez dit, est l'un des leaders mondiaux de la grande distribution. Nous opérons 13 000 magasins sur trois continents, dans trente pays, avec neuf filiales intégrées et notre chiffre d'affaires avoisine les 80 milliards d'euros en 2020.
Deuxième caractéristique : nous sommes profondément ancrés en France, où nous sommes nés il y a 60 ans, à Annecy, au croisement de deux rues, ce qui a conduit à notre appellation.
Carrefour France représente 45 % de nos ventes et compte 100 000 collaborateurs. C'est un modèle qui associe tous les formats de magasins, une des spécificités de notre groupe : des hypermarchés, des supermarchés, des magasins de proximité, du cash and carry, du discount, du bio et tous les modes de gestion intégrés, franchisés, locations-gérances. Une des spécificités de notre modèle est de disposer de l'intégralité des formats et des modes de gestion.
Troisième caractéristique qui traverse toutes nos géographies, nos directions et l'ensemble de nos 300 métiers : nous sommes en pleine transformation. Le groupe Carrefour, qui a connu des heures fastueuses, et qui avait prospéré au cours de ses premières décennies, a eu des difficultés à prendre un certain nombre de virages stratégiques.
Il y a encore quatre ans, notre organisation était lourde, nos finances fragilisées et nous accusions un retard en matière de compétitivité des prix et de e-commerce. Notre activité était donc sous pression, dans un secteur très concurrentiel. En France, cinq acteurs dépassent 10 % de parts de marché, ce qui est une spécificité française.
Pour redresser le groupe, nous avons lancé, en janvier 2018, un plan de transformation comportant trois grands piliers, un premier pilier avec comme objectif de mieux maîtriser nos opérations et d'améliorer la satisfaction de nos clients, un deuxième pilier qui a consisté à construire un nouveau modèle autour d'une offre commerciale résolument omnicanale, et un dernier pilier - et non le moindre - celui de démocratiser l'accès à une alimentation de qualité, saine, respectueuse de l'environnement, ce que nous avons appelé la « transition alimentaire pour tous ».
Notre plan de transformation a traité de façon méthodique toutes ces faiblesses, a remobilisé les équipes et a permis de répondre présent quand l'épidémie est apparue.
Un mot sur ces 500 jours de crise sanitaire, car je crois qu'une crise révèle bien souvent ce que vous êtes et ce que vous faites vraiment. Le récit sera bref, car nous nous sommes déjà exprimés sur ce sujet dans le cadre de la commission d'enquête sénatoriale sur la gestion de la crise sanitaire, en septembre 2020.
Vous le savez tous, le temps de crise est un temps où on n'a plus le temps. Nous avions un petit avantage : nous avons eu quelques jours pour nous préparer à cette idée de pandémie et avons ainsi moins subi la sidération. Nous sommes en effet un groupe international et avons vu la crise épidémiologique prendre naissance en Asie, notamment à Taïwan, où nous sommes très implantés.
L'Italie, l'un de nos grands marchés, a également été frappée quelques jours avant nous. Nulle part en Europe la peur de la pandémie n'a été aussi forte que pendant ces quelques journées de très grande angoisse, en Lombardie notamment.
Néanmoins, lorsque la crise s'est propagée à la France, j'ai repensé à cette phrase célèbre de Kissinger que j'aime bien, mais dont je ne pensais pas que je pourrais un jour la mettre en application avec autant de force : « Il ne peut y avoir de crise la semaine prochaine, mon agenda est déjà plein ». En réalité, vous le savez tous, dans ce moment-là, il n'y a plus d'agenda. La crise n'est pas un élément à gérer en plus du reste, mais un bouleversement de la gestion de l'entreprise.
Nous avons essayé d'adapter notre gouvernance, réunissant à plusieurs reprises notre conseil d'administration, modifiant nos organisations, fluidifiant le dialogue social et conduisant tout au long de la crise, je tiens à le souligner, un dialogue très soutenu avec les pouvoirs publics. Les échanges ont été quotidiens, notamment avec le ministre de l'économie.
Au moment du déclenchement de la crise, nous avons essayé de transmettre la confiance à nos équipes, d'être très méthodiques, au plus près de ces dernières, et de fixer des priorités aussi claires que possible. L'impératif absolu était de protéger nos salariés et nos clients. Nous avons déployé des efforts pour disposer au plus tôt d'équipements de protection, mettre en place des protocoles de désinfection stricts, mener des audits de contrôle.
Le deuxième impératif était de ne pas ajouter une crise alimentaire à la crise sanitaire, et donc d'assurer l'ouverture de nos magasins ainsi que la sécurité et la continuité de nos approvisionnements
Je crois que nous sommes parvenus à traverser les premiers mois grâce à plusieurs facteurs, dont - et ce n'est pas une clause de style -, l'engagement des équipes, qui ont ressenti, peut-être plus fortement que d'habitude dans un secteur parfois décrié, un sentiment d'utilité et de fierté.
Qu'il me soit permis aujourd'hui devant vous de leur rendre hommage : j'ai été impressionné par leur réactivité, leur ingéniosité. Beaucoup de solutions pratiques sont venues du terrain, et nous sommes parvenus, parfois en deux jours, à faire ce qui demandait parfois plusieurs mois à faire : installer 12 000 écrans protecteurs au niveau des caisses, créer de nouveaux services pour venir en aide aux soignants, mobiliser de nouvelles ressources.
Le deuxième facteur que je tiens à souligner est le niveau d'entraide tout aussi exceptionnel que nous avons connu, à l'intérieur de l'entreprise, entre nos pays, mais surtout avec nos partenaires, nos industriels et nos concurrents directs.
Au fond, c'est une chaîne alimentaire qui a fonctionné et qui a fait preuve d'une grande solidarité pendant cette période.
Troisième facteur : nous avons essayé pour notre part de tenir un discours de vérité qui a valorisé le sens du collectif, sans rien cacher des inquiétudes et des difficultés, car nous avons affronté des situations folles nous aussi. Nous avons connu des drames, on ne s'habitue heureusement jamais à cela.
Le dernier facteur provient de gestes concrets de soutien, de reconnaissance, allant de la modification de nos horaires au versement, très tôt, dès la deuxième semaine de crise, d'une prime exceptionnelle de 1 000 euros nets à toutes nos équipes sur le terrain.
Je crois que nous avons agi avec un esprit de responsabilité et de solidarité à chaque niveau de notre groupe et, après 500 jours de crise, je peux affirmer que, du point de vue de ses opérations comme de sa solidité financière, Carrefour a fait mieux que tenir le choc. Nous avons vécu plein de contrastes, des périodes de surchauffe, d'autres de sous-activité, des périodes d'arrêt, comme lors de la fermeture des rayons non-essentiels. Nous avons subi des surcoûts, des tensions d'approvisionnement mais, en France comme à l'échelle du groupe, nous avons pu maintenir notre trajectoire de croissance. Eu égard à notre empreinte en France, je crois que cela peut être accueilli comme une bonne nouvelle et, au fond, pas seulement pour Carrefour.
Je voudrais me tourner à présent vers l'avenir et évoquer quelques enseignements de la crise pour Carrefour et pour notre secteur. Alors que la crise dure, que la campagne de vaccination bat son plein, cela peut vous paraître prématuré, mais il me semble pourtant que, d'un point de vue stratégique et d'évolution des comportements, la crise est un impressionnant facteur d'amplification des tendances.
C'est ce qui me conduit d'ailleurs à penser que le monde d'après est en réalité un monde d'avant, mais en accéléré, en plus divisé, en plus fragmenté. C'est particulièrement visible quand on passe en revue trois grandes évolutions des modes de consommation.
La première évolution concerne l'e-commerce. La crise du Covid-19 est celle qui installe le e-commerce au coeur des habitudes de consommation, dans tous les pays, sous toutes ses formes et pour toutes les générations. Il est intéressant de se souvenir que c'est la crise du SRAS qui a fait émerger, en Chine, un acteur comme Alibaba. Bien évidemment, il n'y a pas de coïncidence entre ces deux parallèles.
L'année 2020 a fait faire au secteur du e-commerce un bon de plusieurs années dans les transformations digitales, sans retour en arrière possible, j'en suis convaincu. En France, l'e-commerce alimentaire a vu sa part de marché augmenter de trois points, soit environ 8 % du marché de détail alimentaires, et notre groupe a vu ses ventes croître de 70 %.
Ne nous y trompons pas : c'est évidemment pour tous les acteurs traditionnels - et nous sommes un acteur traditionnel - un immense défi opérationnel et financier. D'une part, pour un groupe comme Carrefour, qui n'est pas né avec le digital, il y a une révolution culturelle à mener, toute une architecture logistique à mettre en place. Il ne suffit plus d'être un commerçant avec un excellent sens client : il faut se transformer en acteur industriel.
Il faut donc réaliser des investissements massifs. Nous allons investir près de 3 milliards d'euros dans le cadre de notre plan Carrefour 2022 dans cette transformation digitale.
D'autre part, sur ce marché, la compétition n'est pas locale : elle est mondiale, elle est intense, et la rentabilité n'existe pas à ce jour. Certes, nous avons l'habitude de la concurrence des autres distributeurs, mais il faut également tenir compte de celle des géants étrangers qui maîtrisent parfaitement ce canal, et dont la capacité d'investissement est sans limite. Le chiffre d'affaires d'Amazon est de 320 milliards d'euros, quatre fois supérieur au nôtre. Le résultat net d'Alibaba représente vingt fois le nôtre. La capitalisation d'Uber est six fois la nôtre.
Une myriade de nouveaux acteurs apporte de nouveaux services, de nouvelles façons de faire, dans un mouvement d'ensemble très incertain quant à sa pérennité, favorisant bien sûr la désintermédiation.
Face à ces pure players, la stratégie de Carrefour est fondée sur le multiformat et l'omnicanalité - terme un peu barbare, mais on n'en a pas trouvé de meilleur -, cette idée de relier l'ensemble de nos canaux de distribution, développer fortement le commerce en ligne - nous atteindrons la barre des 2 000 points de contact d'ici la fin de l'année en France -, et livrer à domicile toutes les villes de plus de 10 000 habitants d'ici 2022, tout en maintenant notre parc d'hypermarchés et en étendant nos formats de proximité, qui contribuent à animer les centres-villes de France. Depuis trois ans, nous avons ouvert 600 magasins de proximité en France, dont 210 l'année passée.
Deuxième grande évolution : la tension extrême des prix. Nous mesurons tous combien la crise et ses conséquences économiques et sociales font du prix un critère immédiat et structurant pour nos clients. On le voit à travers la place du discount, la montée des marques propres, la moindre fidélité aux enseignes, avec des prix restés extrêmement stables depuis un an. C'est le signe que notre secteur a pleinement joué son rôle pendant la crise, notamment en gelant le prix de milliers de produits.
Je tire de cette préoccupation forte quelques réflexions pour la sortie de crise. La consommation des ménages - 66 millions de Français - est évidemment un pilier et un moteur de notre économie. J'observe qu'à ce jour, les mesures très fortes de maintien du pouvoir d'achat ne se sont pas muées en actes d'achat, mais en surcroît d'épargne, notamment pour les plus aisés. J'entendais ce matin parler de 142 milliards d'euros de surcroît d'épargne aujourd'hui. Ces mesures n'ont évidemment pas compensé totalement les pertes de pouvoir d'achat pour les plus précaires, notamment les étudiants.
Troisième évolution qui se renforce aussi : la volonté des clients de consommer mieux, pour eux et pour la planète. Derrière cela, je mets trois exigences : d'abord la transparence et la connaissance du produit. Les intentions d'achat en faveur du manger bien, du manger sain, n'ont jamais été aussi fortes, alors même qu'elles sont contrebalancées à court terme par la perte du pouvoir d'achat. On le voit au succès des applications comme Yuka, etc., la diffusion du Nutri-score. C'est ce qui nous pousse à remanier sans cesse nos produits sous marque Carrefour, dans toutes nos gammes, pour en réduire le sel, le sucre, les additifs.
C'est ce qui nous incite, de la même manière, à développer fortement le bio, dont nous sommes le clair leader, en France et dans la totalité de nos géographies, et à le rendre accessible à tous.
Deuxièmement, la proximité et l'ancrage dans les territoires, privilégier l'origine France, soutenir par des contrats de long terme les producteurs de la région est un choix historique de Carrefour bien avant tous les autres, bien plus puissant que tous les autres. J'en parle d'autant plus volontiers que ce n'est pas un choix que j'ai opéré, mais qui a été fait par mes prédécesseurs il y a quelques décennies.
C'est le but d'une récente initiative, Kilomètre zéro, que nous avons prise il y a quelques semaines, qui permet aux magasins de s'approvisionner en direct grâce au recrutement de producteurs locaux, en plus des 20 000 producteurs déjà présents dans nos filières qualité.
Enfin, notre groupe a pris des engagements forts en matière de protection de l'environnement, sous de multiples visages, à travers notre combat mondial pour lutter contre la déforestation, la réduction de notre empreinte carbone, notre feuille de route zéro déchet. Je n'y vois d'ailleurs pas seulement une responsabilité, mais un intérêt collectif : je ne crois pas qu'un grand groupe mondial puisse aujourd'hui ne pas faire de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) la colonne vertébrale de son modèle.
La somme de ces composantes, c'est ce que nous appelons la transition alimentaire pour tous. Nous en avons fait, à la suite de la loi PACTE, notre raison d'être. C'est une démarche très vivante au sein de notre groupe, très soutenue dans nos équipes, et très précise aussi.
Nos avancées sont scrutées par chacun au travers d'un indice RSE et Transition alimentaire, avec 17 objectifs annuels de long terme, quantifiés, audités, intégrés à la rémunération des managers.
C'est enfin, j'insiste sur ce point, une démarche partenariale : la transition alimentaire pour tous se fera avec tous, les consommateurs, les producteurs, les industriels, et bien sûr les pouvoirs publics et la représentation nationale.
En décrivant ainsi les évolutions structurelles de la consommation, vous voyez se dessiner une équation extrêmement complexe. Il faut y combiner le prix, la qualité, le respect de l'environnement, tout en investissant massivement dans de nouveaux canaux de distribution.
C'est ce qui fait la noblesse de notre métier, mais aussi sa grande difficulté. C'est la raison pour laquelle, vous le voyez sans doute à travers l'actualité, de grands groupes de distribution crédibles, bien dirigés, qui ont un vrai passé, souffrent en ce moment. Cela dit beaucoup de la tension dans notre secteur.
Je veux donc m'ouvrir à vous du trop grand nombre de contraintes qui sont encore ajoutées à une équation déjà périlleuse : les régulations ne cessent de se multiplier en matière d'urbanisme commercial, de négociations, de contrôles, de fiscalité, quand, en revanche, d'autres viennent à manquer pour assurer l'équité de traitement avec les plateformes digitales.
Notre secteur y a sans doute sa part de responsabilités. Il n'a en effet pas toujours su bien expliquer ses métiers. Pourtant, défendre la grande distribution, mesdames et messieurs les sénateurs, c'est défendre le pouvoir d'achat, c'est défendre l'emploi. Vous connaissez mieux que quiconque son importance sur votre territoire. Les magasins représentent une utilité sociale forte, de l'activité : quatre des vingt-cinq leaders mondiaux sont français. Ce sont aussi des emplois : 700 000 pour la grande distribution française, plus de 3,5 millions pour le commerce dans son ensemble. C'est de la promotion sociale dans une économie qui n'en compte pas beaucoup. Il n'y a pas beaucoup de secteurs d'activité où l'on peut commencer à la caisse et finir membre d'un Comex d'un groupe de 80 milliards d'euros, comme dans le groupe Carrefour.
Ce sont aussi des ressources pour les collectivités publiques : 1,7 milliard d'euros d'impôts et de charges sociales versé par Carrefour l'an dernier, des débouchés pour les producteurs, de la formation pour nos jeunes. C'est d'ailleurs ce qui motive l'engagement massif de Carrefour auprès des jeunes en 2021. Nous avons décidé de recruter 15 000 jeunes en CDI ou en alternance, dont 50 % issus des quartiers défavorisés. Nous avons déjà rempli plus de la moitié de cet objectif.
Pour conclure, je voudrais souligner une dernière spécificité de nos secteurs dont nous sommes fiers : nous reflétons la réalité et la diversité de notre beau pays, nous sommes directement exposés à tous les soubresauts de notre société, sur le pouvoir d'achat, sur la fracture alimentaire, sur l'écologie, problématiques que vous connaissez bien pour les vivre au plus près de nos territoires.
Je me réjouis donc de pouvoir échanger avec vous sur les solutions ou les tentatives de solutions à y apporter, au service des Français.
Je vous remercie de votre attention.
Vous avez oublié quelques-unes de mes questions, mais je suis sûr que mes collègues vont y revenir. Si ce n'est pas le cas, vous me permettrez de le faire.
La parole est pour commencer à Serge Babary, président de la délégation aux entreprises, qui est aussi l'auteur du rapport sur l'évolution du commerce.
Monsieur le président-directeur général, vos propos liminaires éclairent l'action économique de votre groupe et son succès dans une période extrêmement difficile.
La crise a conféré une certaine accélération aux nouvelles formes de commerce que vous avez évoquées. L'omnicanalité décrit les nouvelles formes qui ont été mises en place pour répondre à l'attente des consommateurs, qu'il s'agit de satisfaire.
Les attentes des consommateurs en termes de qualité des produits, de prix, de sens doivent être prises en considération dans l'architecture que vous êtes en train de modifier, qui constitue un chantier considérable et coûteux. Pouvez-vous nous éclairer quant à l'évolution de vos magasins ? Où en est-on dans les centres-villes, qui recourent à une autre forme de distribution et qui doivent s'adapter ?
Parallèlement, notre souci, avec le projet de loi Climat et résilience, est celui de la logistique de la distribution. Dès qu'on modifie les circuits et les formes de commerce, il faut adapter les circuits logistiques. Or, il convient de réduire le transport. Vous y répondez pour une partie minime de vos approvisionnements avec le Kilomètre zéro, mais c'est néanmoins un sujet important pour les collectivités locales, qui doivent souvent implanter des entrepôts intermédiaires à proximité des villes afin d'approvisionner les plus petites surfaces éclatées au coeur de celles-ci.
Par ailleurs, vous avez lancé ces jours-ci dans deux hypermarchés, à Lille et à Soyaux, un test qui rejoint nos préoccupations, à la veille de l'examen du texte de loi sur le climat, concernant les prospectus dématérialisés. Les chiffres sont impressionnants : vous imaginez pouvoir économiser 300 tonnes de papier à Lille et 260 tonnes à Soyaux en proposant à vos clients de choisir entre le catalogue papier ou le catalogue digital, qu'ils pourraient recevoir par les canaux habituels. Pouvez-vous nous dire un mot de cette initiative, qui constitue une petite révolution dans l'approche marketing ?
Monsieur le président-directeur général, vos propos ont été extrêmement rassurants, et je vous en remercie.
Je tiens à saluer la gestion de vos magasins, insufflée par votre politique de gestion de la crise vraiment admirable, tant humaine que qualitative vis-à-vis de vos personnels, ainsi que j'ai pu le constater en Seine-et-Marne. Votre clientèle s'est trouvée rassurée à l'idée de venir faire les courses dans vos magasins. Vous êtes allé dans le sens d'une demande de consommation plus que nécessaire.
À ce sujet, comptez-vous développer vos magasins de proximité - Carrefour Market, City ou Express ? Est-ce une pérennisation qui s'annonce ou, au contraire, une réponse à une demande liée à la crise ?
D'autre part, disposez-vous d'une estimation de la part des produits vendus dans vos magasins en circuit court provenant d'agriculteurs locaux ? Avez-vous des objectifs chiffrés visant à augmenter cette part en valeur et en volume ?
Monsieur le président-directeur général, pour faire suite au rapport de notre groupe de travail « Agriculture et alimentation », et en lien avec les négociations sur la PAC, j'aimerais avoir votre avis sur la rémunération des agriculteurs. En effet, sans cette politique agricole commune, nos agriculteurs ne pourraient s'en sortir.
L'un d'entre eux m'a expliqué son malaise, puisqu'il aimerait bien évidemment être rémunéré grâce à son travail et non grâce aux aides. Cette situation est porteuse de souffrance et risque d'impacter de nombreux agriculteurs français. Chez Carrefour, le litre de lait est à 80 centimes d'euros, mais combien est-il payé aux producteurs ?
Selon le rapport Papin, si l'on paye à leur juste valeur les producteurs agricoles français, les augmentations des prix sont minimes. Pour une boîte de haricots verts en conserve, l'augmentation serait, d'après le rapport, autour de 4 centimes. Certes, cela dépend des produits, mais quel engagement Carrefour prend-il pour garantir la souveraineté alimentaire de notre pays dans les années à venir ?
Monsieur le président-directeur général, vous êtes à la tête d'un géant français et d'un géant mondial de la grande distribution. Vous étiez et vous êtes peut-être encore en discussion avec le groupe canadien Couche-Tard. Pouvez-vous évoquer les synergies que vous comptiez ou que vous comptez établir avec ce groupe ?
Par ailleurs, nous assistons ces dernières années à une concentration des capacités de négociation de la grande distribution, peut-être accentuée par la loi de modernisation de l'économie (LME), qui contribue à déséquilibrer les relations commerciales et a conduit à la loi Egalim, insuffisamment efficace. Ces regroupements ne vont-ils pas accentuer ce déséquilibre commercial ? Comment rassurer les maillons de l'industrie agroalimentaire et les producteurs qui s'inquiètent de ce sujet ?
D'autre part, quel est votre avis sur le rapport Papin, et notamment sur la contractualisation pluriannuelle, qui semble donner de la lisibilité, une certaine visibilité et des perspectives aux différents acteurs économiques, producteurs et transformateurs ?
Enfin, vous avez évoqué la numérisation du commerce. Nos concitoyens et les consommateurs se sont de ce fait orientés vers des magasins de proximité de moyenne surface, marquant une certaine désaffection pour les hypermarchés. Est-ce toujours le cas ? Quelle stratégie en tirez-vous ?
Monsieur le président-directeur général, il vaut mieux se répéter que se contredire. Ma première question portera sur la loi Egalim, qui a déjà été évoquée. Celle-ci est censée favoriser une meilleure prise en compte des coûts de production, mais tarde manifestement à produire ses effets.
Pourtant, de nombreuses filières ont mis en place des indices de coûts de production validés par l'interprofession. Or ils ne sont manifestement toujours pas utilisés. Quelle est la position de Carrefour ? Votre enseigne prend-elle réellement en compte les coûts de production dans les négociations commerciales ?
Deuxième question : l'épisode Couche-Tard nous interpelle, car c'est un groupe canadien manifestement très solide dont la cotation en bourse est bien plus élevée que la vôtre. Leur proposition de rachat de l'action Carrefour est de 20 euros, alors même qu'elle est cotée aujourd'hui aux alentours de 16 à 17 euros.
La prise de position de notre bon ministre des finances a fait échouer ce rachat. Que pensez-vous de l'intervention de l'État et du Gouvernement dans cette affaire ? On souhaiterait qu'il s'agisse là du signe d'une vision stratégique des opérations de fusion, comme dans un autre dossier qui n'a rien à voir avec le vôtre, le dossier Veolia-Suez, où la position de l'État était extrêmement ambiguë !
Monsieur le président-directeur général, j'aimerais aborder le sujet de l'agriculture et du rôle que joue la grande distribution dans la rémunération des agriculteurs.
En effet, plus de deux ans après sa promulgation, le bilan de la loi Egalim est particulièrement mauvais, et c'est un échec reconnu unanimement, tant par les producteurs que par les consommateurs. L'objectif présidentiel de permettre aux agriculteurs de vivre du paiement d'un juste prix apparaît bien lointain, et cette situation est malheureusement dramatique dans de nombreux territoires ruraux.
À l'inverse, il semblerait bien que les industriels et la grande distribution aient profité de cette loi pour élargir leur marge. Dans son rapport du 25 mars dernier, Serge Papin a formulé neuf propositions pour renforcer la mise en oeuvre de la loi Egalim, ce qui nous conduira sûrement à une loi Egalim 2.
Parmi ces propositions, on peut notamment retenir la garantie de la marge avant du prix, notamment en rendant non négociable le prix de la matière première d'un produit à forte composante agricole, ou encore l'idée de redonner de la valeur à l'alimentation en renforçant l'encadrement des promotions.
Ma question est simple et directe : face à ces propositions, quelles sont vos réflexions ? Je vous ai trouvé très timide dans votre propos liminaire. J'imagine que c'était une impasse volontaire. La présidente vous a posé la question très clairement. Je me permets d'insister : que prévoit concrètement votre groupe pour améliorer la valeur entre les acteurs de la chaîne agroalimentaire et les agriculteurs ?
Monsieur le président-directeur général, le Sénat va discuter de la loi Climat très prochainement. Un chapitre est consacré au « bien consommer ». Vous avez évoqué la volonté de nos citoyens de bien manger et de manger sain. Or, dans cette loi, il est souvent fait référence aux « produits de qualité ».
Dans cette compétition mondiale dont vous avez fait état tout à l'heure, quelle est la place des circuits courts au sein de vos 600 magasins de proximité ? Les producteurs locaux travaillent bien souvent 20 heures par jour pour fournir des produits de qualité français. Quelle place faites-vous par ailleurs aux consommateurs ?
Quelles propositions pouvez-vous faire pour trouver l'équilibre entre votre seuil de rentabilité pour investir et embaucher et la marge de l'agriculteur pour un revenu décent ?
Monsieur le président-directeur général, vous évoquiez le fait que la crise aurait été bien plus grave si l'on avait eu un défaut d'approvisionnement alimentaire. Si je salue la distribution, je tiens également à rendre hommage à la production et à la transformation, car nous n'avons jamais été en rupture de produits alimentaires. Il faut en avoir conscience.
Vous placez le développement du e-commerce au centre de votre stratégie mais on voit en France se développer un acteur de la grande distribution assez classique. Vous avez évoqué des difficultés d'implantation. Cet acteur arrive à les surmonter. Il est d'origine allemande et connaît un fort développement en France. Quel est votre avis à ce sujet ? Pourquoi certains parviennent-ils là ou d'autres échouent ? Sa stratégie n'apparaît-elle pas à contre-courant du développement du e-commerce ?
Vous avez évoqué l'équation prix-qualité-nouveaux canaux de distribution : il me semble que vous avez oublié l'approvisionnement. On commence à connaître ce problème avec les fruits : nous n'avons plus d'autonomie dans ce secteur, et je crains que ce soit le cas pour d'autres produits. Les lois successives, qu'il s'agisse de la loi Galland ou de la loi Egalim, ont été à chaque fois des flops extraordinaires. Personne ne prend conscience des enjeux en termes d'emplois dans ces filières.
Je prendrai ici le cas d'un produit emblématique évoqué tout à l'heure, celui du lait, qui constituait l'aliment de la vie pour les générations précédentes. Cela fait plusieurs décennies qu'il est au même prix de production. On dit que le prix est un facteur important au moment où la part de l'alimentaire diminue dans les ménages. Le lait est à 32 centimes d'euros à la sortie d'une exploitation. Pour faire un parallèle malheureux, une cigarette revient entre 40 et 50 centimes. C'est scandaleux et l'on voit bien que les lois sont à chaque fois contournées !
On assiste ainsi à une délocalisation de la transformation. Je crains que, d'ici quelques décennies, il ne reste que la Bretagne et la Basse-Normandie pour produire du lait. Les secteurs qui auront perdu leur densité de production n'auront plus d'intermédiaires ni les métiers qui vont avec, des vétérinaires jusqu'aux acteurs de la distribution. Derrière un producteur de lait, on dit souvent qu'il y a quatre emplois indirects. Cela représente donc un impact très fort.
Par ailleurs, j'ai rencontré un acteur de la négociation commerciale qui ne faisait pas partie de votre groupe : sa façon de négocier les prix était presque indécente ! En termes d'éthique, je pense qu'on ne pourra en rester là et qu'on assistera à des conséquences fortes.
Vous avez parlé de juste prix. On a évoqué tout à l'heure le prix de revient. Pour le lait, produit emblématique, c'est un échec cuisant depuis presque deux décennies. Les responsabilités sont nombreuses. J'aimerais vous entendre spécialement à ce sujet : en connaissez-vous le prix de revient ? Quelles sont vos perspectives en matière d'éthique concernant les achats de produits alimentaires ?
Monsieur le président-directeur général, je souhaiterais vous interroger sur les rapports entre franchiseurs et franchisés.
J'illustrerai mon propos par le témoignage d'un franchisé d'un magasin Carrefour City de Menton, qui m'a écrit pour dénoncer un rapport entre franchiseur et franchisés qu'il considère comme déséquilibré, mentionnant un montage juridique extrêmement favorable au franchiseur, avec obligation d'acheter sur le catalogue exclusif du seul fournisseur du franchiseur, sans négociations tarifaires, des produits plus chers que chez d'autres fournisseurs, empêchant ainsi par exemple ce franchisé de dégager une marge suffisante, ne serait-ce que pour créer de l'emploi.
Autre point : le montage juridique des contrats est lourd et peut difficilement être dénoncé sans recourir à une procédure judiciaire particulièrement longue et coûteuse.
Un jugement du tribunal de commerce de Caen a reproché à Carrefour, dans un dossier qui l'opposait à un franchisé Carrefour Contact, le 7 avril dernier, non pas son comportement en tant que franchiseur, mais son attitude en tant qu'actionnaire minoritaire du magasin de proximité.
Quand on est dans ce type de franchise participative et qu'une tête de réseau prend une participation minoritaire au capital d'un franchisé, c'est en général pour l'aider et s'assurer également qu'il ne partira pas à la concurrence.
Où en est Carrefour dans ses relations avec les franchisés ? Quels progrès pourraient être accomplis afin de restaurer l'équilibre d'une relation commerciale sans en passer par le règlement ou par la loi ni attendre une éventuelle jurisprudence ?
Monsieur le président-directeur général, mon collègue Cadec l'a évoqué, mais j'aimerais connaître votre avis sur l'opération Couche-Tard. Madame la présidente vous a posé la question et vous n'y avez pas répondu : je pense que vous voulez y revenir plus longuement dans vos réponses.
C'est une question économique, mais aussi une question politique : l'intervention directe d'un ministre sur un tel sujet n'a pas lieu tous les jours. Le débat se situe également au niveau des traités de libre-échange, avec une volonté de Couche-Tard d'avoir un débouché européen pour ses produits. Or, Carrefour et Couche-Tard ne sont pas tout à fait les mêmes modèles. Comment avez-vous vécu cette période ?
Pensez-vous que cette question puisse revenir sur la table après les élections présidentielles ?
Par ailleurs, la question sociale me tient à coeur. Vous défendez la politique que vous menez à la tête du groupe Carrefour, je peux le comprendre, mais pardonnez-moi de vous dire, sans vouloir vous vexer, que lorsqu'on débat avec des salariés ou des syndicats, la réalité qu'ils nous décrivent est parfois légèrement différente ! Je n'ai qu'une seule question : quelle échelle d'encadrement des rémunérations est-elle selon vous la plus acceptable pour les salariés ?
Votre rémunération est publique. C'est normal : elle a été votée par un conseil d'administration à 63,58 %. Je ne l'ai pas lu dans un tract de la CGT, mais dans Les Échos. 1,5 million d'euros de rémunération fixe, 2,47 millions d'euros de rémunération variable et près de 4 millions d'euros d'actions de performance.
Or, lorsqu'on discute avec les salariés de la prime Macron de 1 000 euros, on s'aperçoit que tout le monde ne l'a pas eue, et pas au même niveau. Les salaires sont bloqués depuis un moment. Vous dites que vous embauchez, mais il faut dire à quel niveau d'emplois et de rémunérations. Je connais beaucoup de gens qui travaillent pour vous qui sont payés 880 euros par mois.
Je ne dis pas qu'un patron du CAC 40 comme vous, premier employeur privé de France, doit être payé au SMIC, mais lorsqu'on voit que c'est le cas de la plupart des salariés, cela peut poser question en matière d'augmentation des salaires et de versement de la prime Macron. Beaucoup de salariés sont des femmes et connaissent des temps partiels imposés. Dans la période que nous vivons, c'est extrêmement difficile. La grande distribution est un métier extrêmement exigeant et difficile.
Monsieur le président-directeur général, la crise liée à la pandémie et au confinement a précipité le déclin des commerces de centre-ville. Demain, rien ne sera plus comme avant et, vous l'avez dit vous-même dans vos propos liminaires, la crise est un accélérateur des tendances.
Les centres des petites villes et des villes moyennes sont en très grandes difficultés. Vous envisagez d'ouvrir une centaine de magasins de centre-ville dans les villes moyennes. Carrefour, au travers de sa stratégie pourrait-il, dans les dix ans à venir, être un des principaux acteurs de la revitalisation dans ce domaine ?
Monsieur le président-directeur général si les questions sur la loi Egalim sont aussi nombreuses ce matin, c'est bien qu'elles démontrent notre préoccupation.
Un plan stratégique appelé Carrefour 2022 a été annoncé. Votre ambition avec ce plan est de devenir le leader en matière de transition alimentaire et énergétique. Je vous en félicite, mais comment cela se traduit-il ? Carrefour s'appuie sur les manques de la loi Egalim, que vous avez largement repérés. Travaillez-vous aujourd'hui avec les producteurs français ? Dans quelles conditions leur assurez-vous un partenariat afin que cela leur permette de vivre correctement de leur travail ?
En second lieu, vous avez évoqué de nécessaires transformations afin de « coller » aux habitudes et aux pratiques des consommateurs, comme le e-commerce et autres modes de magasins. C'est tout à fait légitime. Avez-vous évalué l'impact de cette réorganisation sur les emplois ?
Monsieur le président-directeur général, je voudrais intervenir sur la loi Egalim 1 et l'avenir de la loi Egalim 2.
Si nous sommes tous d'accord pour dire que les objectifs fixés par Egalim 1 et les ambitions portées politiquement d'une façon très forte ne sont pas au rendez-vous, il n'en reste pas moins vrai qu'il existe des résultats factuels, comme l'augmentation du seuil de revente à perte (SRP) de 10 %, qui a permis à toutes les marques des grandes surfaces françaises de dégager, selon les études, un montant de recettes supplémentaires de l'ordre de 600 millions d'euros à 1 milliard d'euros, toutes enseignes confondues.
Même si l'on peut comprendre que, pendant cette période de crise, comme vous l'avez dit, vous avez été soumis à des dépenses supplémentaires pour organiser les services d'alimentation, il n'en reste pas moins vrai que cette manne aurait dû servir à un « ruissellement » de l'aval vers l'amont. On ne sait pas le faire en temps normal mais, politiquement, certains ont cherché à nous en convaincre.
Or, les choses ne se sont pas passées ainsi. Monsieur le président-directeur général, où sont passés ces millions - ou ce milliard ?
En outre, la loi Egalim, malgré nos différentes interventions de l'époque pour tenter de démontrer que, le diable se cachant dans les détails, on risquait d'assister à une mise en avant des marques des distributeurs, a favorisé les marques des distributeurs, ainsi que les études l'ont démontré.
Les marques des distributeurs sont une prestation de services de l'enseigne et augmentent donc vos bénéfices : plus vous maîtrisez la totalité de la filière, plus vous gagnez d'argent par rapport aux autres marques.
Avec Egalim 1, le vendeur se mettait tout nu. Avec Egalim 2, on lui demande même la radiographie ! Egalim 2 reviendra, pour le vendeur, à inscrire en pied de facture les montants payés aux producteurs. Vous capterez ainsi une partie des valeurs qui font ces pépites, alors que celles-ci parviennent péniblement à équilibrer leurs comptes.
Enfin, ne croyez-vous pas que la loi Egalim 2 risque de présenter un problème si nous n'y inscrivons pas la problématique du volume ? Vous pouvez très bien vous engager sur des prix élevés : s'il n'y a derrière aucun engagement sur le volume, vous pourrez acheter peu de produits français et beaucoup de produits importés. Vous ferez ainsi votre volume avec les produits étrangers !
Monsieur le président-directeur général, ma question portera sur l'objectif de « zéro artificialisation nette » (ZAN) consacré dans le projet de loi Climat sur lequel nous planchons dans cette commission, en attendant la prochaine discussion en séance publique.
J'aurais aimé connaître votre sentiment sur ce texte extrêmement contraignant en matière de foncier. Avec le ZAN, on va réduire de 50 % la consommation de foncier dans les dix années à venir. Au-delà, le moratoire sur l'urbanisme commercial concernant les surfaces commerciales supérieures à 10 000 mètres carrés de surface de vente comporte quelques dérogations.
Le texte sera encore plus contraignant concernant les entrepôts, la logistique, l'e-commerce. On nous invite en effet fortement à demander des autorisations d'exploiter ces entrepôts. Comment un groupe comme le vôtre appréhende-t-il le sujet ? Le foncier est au coeur de tout : il n'y a en effet pas de projet sans foncier. C'est le cas dans mon département, à Avignon, au sortir de la gare TGV.
Monsieur le président-directeur général, je ne reviendrai pas sur les questions de mes collègues à propos du revenu de nos agriculteurs, mais je suis très impatient d'entendre vos réponses.
Je vous parlerai quant à moi de la vente en vrac, très à la mode, dont le marché s'est emballé en l'espace de cinq ans. Vous en proposez dans un tiers de vos magasins français, tous formats confondus. Votre directeur RSE a dit que vous aviez l'ambition d'aller plus loin. Il reste beaucoup de consommateurs à convertir, mais le vrac suppose une intervention manuelle dans des chaînes totalement automatisées. C'est un modèle qui a un coût. Certains affirment que le vrac coûte plus cher aux distributeurs du fait de la plus grande main-d'oeuvre qu'il requiert, avançant même que cela se répercuterait sur le prix de vente. Est-ce le cas ?
L'article 11 de la loi Climat dont nous allons débattre dans l'hémicycle très prochainement propose que les commerces de plus de 400 mètres carrés aient un objectif de 20 % de surface de vente consacrée d'ici 2030 à ce type de vente afin de réduire les emballages. Cela vous semble-t-il réalisable ?
Monsieur le président-directeur général, je souhaitais également pour ma part vous interroger sur la juste rémunération des producteurs mais, compte tenu du nombre d'interventions précédentes sur ce point, je m'abstiendrai.
Ma question portera sur l'apparition de nombreux magasins dépourvus d'agents de caisse. Que représente ce type de magasins dans votre groupe ? Quel est votre retour d'expérience à ce sujet ?
Monsieur le président-directeur général, vous avez dit dans votre propos liminaire que le monde d'après, c'était le monde d'avant, mais plus segmenté.
Sachant qu'il existe une forte concurrence dans le commerce, quelle est votre politique de croissance interne après l'échec de perspectives d'évolution de la société avec Couche-Tard ?
D'autre part, quel va être votre politique en termes d'aménagement du territoire dans le cadre de l'évolution du e-commerce, en particulier en milieu rural ? Allez-vous vous associer avec les collectivités pour le déploiement des casiers d'approvisionnement, un certain nombre de commerces, comme les boulangeries, disparaissant aujourd'hui dans le monde rural ?
Par ailleurs, les discussions dans le cadre d'Egalim vont encore entraîner une déflation de 0,3 %. Quelle responsabilité portez-vous dans ce domaine ? Je pense que vous devez vous expliquer sur ce sujet et rassurer les producteurs, d'autant que vous souhaitez développer l'approvisionnement dans les circuits courts et auprès des producteurs locaux.
Dans le cadre de la politique territoriale, quel rôle pensez-vous jouer dans le cadre du programme « Petites villes de demain » ? Pour ma part, dans mon village, nous avons autorisé une extension d'un Carrefour Contact, avec des pompes à essence à cartes. Le groupe s'était engagé à s'associer à d'autres commerces, mais rien n'a jamais abouti. Quel rôle pensez-vous pouvoir jouer ?
Enfin, j'ai connu pour ma part le même cas que Dominique Estrosi Sassone. Comment comptez-vous équilibrer les relations entre franchisés et franchiseurs ?
Monsieur le président-directeur général, à l'occasion de la publication de ses comptes pour 2020, votre groupe a annoncé un nouveau plan d'économies de 2,4 milliards d'euros. Je ne doute pas de la nécessité de cette décision. Cependant, quel impact cela peut-il avoir sur l'emploi ?
Monsieur le président-directeur général, votre groupe annonce ses meilleurs résultats depuis 2020, tous segments de marché confondus, et dans le monde entier. Quelles sont les principales leçons que vous tirez de cette crise sanitaire pour le modèle de développement, et quels sont les points du plan Carrefour qui, à votre sens, ont été particulièrement pertinents pour votre croissance ?
D'autre part, je souhaiterais vous interroger sur la potentielle suppression de la distribution de catalogues papier qui fait actuellement l'objet d'une expérimentation. Les clients ont le choix de recevoir le catalogue par voie dématérialisée ou continuer à le recevoir sous format papier. Au début des années 2010, plusieurs de vos concurrents avaient également annoncé vouloir supprimer la publicité dans les boîtes aux lettres et s'étaient fixé un horizon 2020, sans finalement tenir leur promesse.
Sachant qu'un prospectus sur deux finit à la poubelle sans même avoir été lu, je souhaitais savoir où en est cette expérimentation, quels résultats de cette expérience vous pousseraient à généraliser cette suppression, et à quel horizon.
Monsieur le président-directeur général, une question impertinente : selon le plan Carrefour 2022, vous allez vous tourner vers une alimentation saine et de qualité. Que vendez-vous donc aujourd'hui dans vos magasins ?
Merci infiniment pour ces questions qui montrent à la fois votre intérêt pour le secteur et pour notre entreprise, mais dénotent aussi un certain nombre d'incompréhensions, qui viennent souvent du fait que, historiquement, nous avons failli à notre devoir de bien expliquer nos métiers et notre rôle.
Je suis heureux d'avoir l'occasion de vous apporter mon éclairage sur les sujets que vous avez abordés.
S'agissant de l'opération Couche-Tard, qui constitue au fond une résultante de la crise épidémiologique et sectorielle, nous sommes dans une période qui, comme dans d'autres secteurs d'activité, se traduit par une densité de projets, d'intérêts, d'analyses et de situations de rapprochement partout dans le monde. Vous le voyez quotidiennement en ouvrant vos journaux économiques, il existe un grand nombre d'opérations, de discussions préliminaires, etc.
C'est d'autant plus le cas dans un secteur traversé par des mutations extraordinaires, où il faut investir des milliards d'euros, où des acteurs sont en difficulté.
Avons-nous lancé l'opération Couche-Tard ? La réponse est non. Je dois à la vérité de vous dire que moi-même, je ne connaissais même pas le groupe Couche-Tard il y a un an - et je m'en fais d'ailleurs le reproche. J'en avais entendu parler comme d'un grand groupe de stations-service, sans plus. Je n'ai pas lancé cette opération, d'autant que je n'en ai pas besoin.
Le groupe Carrefour se développe bien, vous l'avez compris. Il a remonté la pente, connaît des résultats soutenus, solides, a des plans de développement pour le futur, a fait des acquisitions dans énormément de géographies depuis dix-huit mois. Je ne recherchais donc pas - et je recherche encore moins aujourd'hui - une opération de consolidation où je serai moi-même consolidé.
La séquence a été très simple. Couche-Tard est un groupe très crédible qui, à partir d'une station-service, a construit un ensemble qui vaut 45 milliards de capitalisation, plus que Carrefour sur ce plan. Il nous a approchés aux derniers jours de l'année dernière, après avoir fait un très gros travail d'analyse des entreprises européennes, pour nous proposer un projet de rapprochement entre ses actifs et le groupe Carrefour.
L'idée était non pas d'exporter des produits canadiens puisqu'il y a très peu de produits dans une station-service mais de considérer qu'il y avait là une place pour un leader mondial et que celui-ci doit être présent sur tous les continents. Or nous sommes en Europe et en Amérique latine, ils sont en Amérique du Nord. Il était nécessaire d'être l'un des trois premiers mondiaux et d'avoir un réseau de magasins et de produits différenciés.
Que faites-vous lorsque vous recevez, dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, un appel puis un mail pour vous dire que quelqu'un souhaite, avec un prix articulé, réfléchir à une opération de rapprochement ? Vous l'examinez, parce que c'est votre responsabilité. Je n'aurais pas joué mon rôle si je m'étais dit, seul dans mon coin, que cette opération n'avait aucun intérêt et si je ne l'avais pas étudiée. Couche-Tard est un groupe crédible, qui proposait un projet travaillé, avec une offre financière que nous devions considérer vis-à-vis de l'ensemble de nos actionnaires.
Nous l'avons fait durant quelques jours, puis nous sommes revenus vers nos collègues canadiens en leur présentant, pour entamer des discussions, les conditions qui nous paraissaient être nécessaires pour ouvrir une discussion.
Un certain nombre d'entre elles tenaient à l'autonomie de fonctionnement du groupe Carrefour et d'autres aux garanties pour l'écosystème et les parties prenantes de Carrefour. Qui dirigerait le futur groupe ? L'idée était que votre serviteur y joue un rôle central. Quel serait le collège des actionnaires français ? Combien représenterait-il dans l'ensemble ? Où le groupe serait-il coté ? La question de la cotation à Paris était un élément essentiel que nous avons mis en avant. Où serait situé le siège social, etc. ? Ces questions sont des éléments de gouvernance et de conduite des opérations.
Par ailleurs, avant d'ouvrir les discussions, quel était le projet ? Quelles garanties étaient apportées à l'emploi de nos collaborateurs ? Quel était le montant des investissements dans nos magasins français ?
Nos confrères canadiens ont réfléchi deux jours. Ils sont repartis au Canada et nous ont appelés pour nous dire que, sur les bases que nous leur avions présentées - ce qui ne préjugeait en rien d'arriver à trouver un accord -, ils désiraient ouvrir les discussions. Dès lors, j'ai prévenu les pouvoirs publics, comme c'est mon rôle.
À ce stade, nous n'en avions pas besoin et les discussions commençaient. À titre personnel, ayant la responsabilité de donner mon avis pour les actionnaires, les collaborateurs et l'ensemble de l'écosystème français, je n'avais pas d'avis à cet instant.
Le ministre des finances, Bruno Le Maire, est alors intervenu estimant - je vais essayer d'être fidèle à ce qu'il a dit - que, dans le contexte du moment, compte tenu du rôle de Carrefour et des enjeux de souveraineté alimentaire, cette opération n'était pas souhaitable.
Je crois exprimer le plus fidèlement possible l'avis qu'il a donné. Dès lors, les discussions qui allaient commencer se sont arrêtées. On ne réalise pas une opération entre le premier employeur français et un acteur étranger lorsque les pouvoirs publics n'y sont pas favorables. Ce n'était pas pour moi une affaire juridique, mais une affaire de contexte. Nous avons donc décidé de mettre fin aux discussions.
Quelles conclusions en ai-je tirées ? Tout d'abord, nous allions bien avant cette opération, et nous allons bien après.
En second lieu, contrairement à ce que j'ai pu lire, nous ne sommes pas dans un contexte où chacun doit rester discret jusqu'aux élections présidentielles. Personne ne connaît le contexte qui suivra les élections présidentielles. Cette opération a été présentée, elle n'a pas eu de suite, et elle est derrière nous.
Je ne recherche pas à monter d'opération, et il y a plein d'autres façons pour nous de nous développer de manière très offensive.
Reste la grande question de la souveraineté alimentaire. Je souhaiterais vous communiquer un élément de contexte intéressant. Nous sommes le premier acteur au Brésil, où nous avons 22 % de parts de marché. On y a tous les types de magasins, du cash and carry, avec une enseigne qui répond au nom Atacadao, jusqu'aux hypermarchés.
Au Brésil, pays de 220 millions d'habitants, où nous avons un rôle très fort, avec les difficultés que vous connaissez, j'ai décidé dès mon arrivée que je voulais que nous soyons leader et très puissant, ce que nous ne sommes pas en France. On a beaucoup travaillé, on s'est beaucoup développé, on a ouvert beaucoup de magasins, à tel point qu'on s'est retrouvé, en février de cette année, en situation de pouvoir réaliser une opération de consolidation au Brésil.
On a acheté un concurrent qui réalise 10 % de parts de marché. On en avait informé le gouvernement brésilien auparavant. Vous en connaissez les spécificités. Heureusement, il ne nous a pas opposé l'argument de la souveraineté alimentaire. C'est l'avenir d'une partie de Carrefour et de son développement international qui auraient été affaiblis. Nous allons évidemment passer devant les autorités de la concurrence, et j'espère que cela nous permettra d'avoir un très bel actif dans ce pays pour nous y développer très fortement.
L'opération Couche-Tard est maintenant derrière nous. On apprend toujours de ce que l'on vit. On a ainsi peut-être mieux découvert le rôle central de Carrefour dans la souveraineté française. Pour moi, la souveraineté portait sur des industries un peu différentes, mais je prends acte du fait que nous sommes une industrie de souveraineté et que nous avons un rôle dans la souveraineté alimentaire.
Nous allons heureusement bien et allons pouvoir continuer à réaliser des acquisitions dans d'autres géographies pour porter bien haut le drapeau français, qui a toujours été, vous le savez, un élément fort de notre histoire.
J'espère avoir répondu à vos interrogations sur cette question.
Vous avez, dans les premières discussions avec Couche-Tard, très en amont, décidé d'un certain nombre de questions d'autonomie, mais aussi de projets et, nous avez-vous dit, d'investissements.
D'après ce que j'ai lu, Couche-Tard était prêt à réaliser des investissements très importants dans le parc de magasins français. Cela ne va-t-il pas vous manquer, même si vous allez bien ?
Aucun chef d'entreprise ne considérera que des moyens supplémentaires pour investir dans son outil de travail constituent une mauvaise nouvelle.
En effet, le groupe Couche-Tard avait décidé d'investir puissamment dans notre parc de magasins. Est-ce que je peux investir sans cela ? La réponse est oui. Cela signifie que je n'investis ni dans d'autres endroits ni au même rythme, mais, fort heureusement, nous avons la capacité à bien mener nos opérations, à investir dans notre parc de magasins et à nous développer sans l'aide de Couche-Tard.
C'est donc Bruno Le Maire qui a décidé. C'est ce que vous venez de nous dire.
Il est ministre de l'économie, et il a estimé que cette opération posait un problème de souveraineté alimentaire...
C'est clair. Cependant, ce que vous avez le droit de faire au Brésil, on ne peut le faire en France. Il y a là une certaine contradiction.
Concernant le parc de magasins, vous avez en face de vous le seul acteur mondial à posséder tous les formats de magasins. En général, un groupe de distribution - l'un de vous évoquait Lidl à juste titre - maîtrise bien un format et opère toujours le même. Nous sommes l'un des seuls, voire le seul, à avoir tous les formats de magasins.
Ma vision est que chacun de ces formats a du potentiel et un avenir. Contrairement aux analyses que je lis souvent, je ne considère pas, par exemple, que l'hypermarché n'ait pas d'avenir. Il répond à une attente très précise de nos clients, constitue une promesse large, apporte le prix le plus bas et une présence extrêmement complète en matière d'offre alimentaire, avec des produits frais, des produits de grande consommation, mais aussi une offre non alimentaire, de services, de e-commerce. Nous développons en effet de plus en plus de dark stores à l'intérieur de nos hypermarchés.
L'hypermarché est en train de se transformer. D'ailleurs, ses performances sont bien meilleures. C'est un modèle d'avenir, et c'est une très bonne nouvelle pour nous tous, parce que c'est là que se concentrent significativement les emplois et les débouchés pour l'agriculture. C'est le coeur du modèle français : 50 % de la distribution, en France, se fait toujours par l'intermédiaire des hypermarchés.
Plusieurs centaines de milliers de collaborateurs travaillent dans les hypermarchés. Ils comptent des emplois indirects extrêmement importants et réalisent un travail très précis avec les producteurs. Quand l'hypermarché va bien, c'est une bonne nouvelle pour l'ensemble de la collectivité. Or, on est en train de le transformer en en faisant à la fois un magasin, un lieu de services et un lieu beaucoup plus relié au e-commerce.
Plusieurs m'ont interrogé sur la proximité. Quand on a présenté le plan Carrefour 2022, en septembre 2018, on avait annoncé l'ouverture de 3 000 magasins de proximité. Bien évidemment, je crois à ces magasins. Il y a aujourd'hui, à la fois dans les grandes métropoles urbaines, mais aussi dans les plus petites villes et dans les zones rurales, un très fort potentiel de magasins de proximité bien opérés, avec un assortiment réduit, local, sous franchise.
Nous avons ouvert 600 magasins au cours des trois dernières années en France. Nous allons accélérer et, pour répondre à votre question, ouvrir des magasins à la fois en zone urbaine, très urbaine, à Paris et dans les grandes métropoles françaises, mais aussi en zone rurale, notamment à travers l'enseigne Carrefour Contact, qui constitue pour nous un élément de développement et d'aménagement du territoire.
Entre l'hypermarché et le magasin de proximité, on trouve tous les formats de magasins que vous connaissez - supermarchés, etc. Il ne suffit pas d'avoir tous ces formats pour devenir omnicanal. C'est le cas si on parvient à relier tous ces modèles entre eux en matière de flux, mais également vis-à-vis du client.
Un client, lorsqu'il reste à l'intérieur de l'écosystème Carrefour, cumule des points, des promotions, des avantages fidélité, des abonnements. L'omnicanal a alors énormément de poids. Vous mesurez bien la transformation logistique que cela signifie. Nous avions un modèle qu'ont construit mes prédécesseurs qui était merveilleux : un entrepôt qui livre de grands volumes vers l'hypermarché. C'était très efficace. Aujourd'hui, on est face à une série de flux logistiques différents qu'il nous faut construire, jusqu'à la livraison à domicile, puisque s'y ajoute le développement du e-commerce.
Cette crise sera celle de l'explosion du e-commerce et notamment du e-commerce alimentaire. Cela signifie qu'il faut être capable de répondre à toutes les attentes des clients. Cela va du drive que vous connaissez, spécificité française, jusqu'à la livraison expresse à domicile. La nouvelle tendance du commerce pour les grandes agglomérations, c'est d'être livré en moins de dix minutes.
On assiste à une course de vitesse avec de nouveaux entrants. On voit fleurir dans Paris des dark stores dans des caves. Ce sont de jeunes start-up qui les construisent pour accélérer la livraison. Notre rôle est d'être présent sur tous ces segments, de profiter du réseau de magasins - 2 000 points de contact de e-commerce aujourd'hui -, de faire les livraisons à partir de nos magasins pour ne pas avoir de nouveaux flux logistiques qui viennent de l'extérieur des villes. C'est une transformation de modèles complète. Nous sommes plus que jamais un acteur industriel.
J'en profite pour ajouter un mot à propos de la franchise. Je crois pour Carrefour à un modèle très mixte. C'est assez nouveau. Je crois au modèle intégré qui est celui que nous avons construit jusqu'alors, et je crois au modèle franchisé. Je veux bâtir Carrefour sur ces deux piliers, des magasins intégrés, notamment en hypermarché, et des magasins de franchise, notamment de proximité.
On se développe dans le domaine de la proximité en recourant uniquement à la franchise. Nous avons un réseau de milliers de franchisés - Carrefour City, Carrefour Contact, Carrefour Market. C'est un modèle qui fonctionne sur la base de l'entrepreneuriat et de systèmes différents selon les situations. On est parfois investisseur dans la société, parfois non.
La relation se passe formidablement bien avec plusieurs milliers de franchisés dans l'immense majorité des situations. On se développe, des entrepreneurs ouvrent de nouveaux magasins, ce qui est le signe que cela va bien. On a des points de fixation çà et là, qui sont toujours des situations humaines sérieuses. Cela veut dire qu'on a en face un commerçant qui souffre, dont les performances sont moins bonnes. Dans ce cas-là, il existe toujours une tension avec l'enseigne. On essaye de réduire ces situations au minimum et trouver des solutions dans 99 % des cas. La preuve que notre système de franchise fonctionne bien, c'est que nous recrutons des franchisés d'autres distributeurs depuis mon arrivée. Beaucoup de commerçants d'autres enseignes nous rejoignent, ce qui prouve que chacun y trouve son intérêt. Dans l'ensemble, c'est un modèle assez bien équilibré entre le franchisé et le franchiseur.
Un mot sur les prospectus. À mon arrivée, venant d'un autre segment, je m'étais dit que ces prospectus papier représentaient un peu le monde d'avant, que cela polluait et représentait une consommation de papier inutile. Je m'étais totalement trompé, car c'est un élément extraordinairement central pour nos clients qui, parce qu'ils ont une contrainte de pouvoir d'achat et veulent acheter au meilleur prix, sont attachés aux offres commerciales hebdomadaires. C'est central dans leurs choix d'achat.
Pour autant, il faut aller vers la publicité digitale et réduire notre consommation de papier. On a donc, au lieu de le faire de manière aléatoire et comme beaucoup de nos concurrents l'ont fait, beaucoup travaillé sur la manière de passer d'un modèle à l'autre, en le testant, en améliorant le service de la publicité digitale sur smartphone. Nous sommes maintenant au point. Nous avons mis un an pour y parvenir.
Nous lançons une expérience dans deux magasins. Nous y croyons beaucoup. C'est une tendance de fond. Je pense que, dans quelques années, nous serons massivement passés au digital. C'est une nécessité, mais nous voulons le tester pour l'améliorer. C'est une tendance sur laquelle je suis convaincu que nous ne reviendrons pas.
S'agissant de l'artificialisation des sols, je ne crois pas, lorsque je vois les chiffres - 0,0 2 % -, que la distribution en soit la cause principale.
Par ailleurs - c'est le résultat de la crise du commerce physique -, je ne crois pas que l'heure soit au développement de grands centres commerciaux. Il peut y avoir, çà et là, une extension, un déplacement, mais on voit bien que le commerce physique n'a plus de projets comme dans la décennie précédente.
Je ne suis pas totalement certain, même si je ne suis pas tout à fait fan de l'économie administrée, que le moratoire pur et simple soit la bonne réponse. Vous connaissez mieux vos territoires que moi : un territoire vit. Un centre commercial situé à un certain endroit peut ne plus avoir aucun sens. On va donc se retrouver avec des centres commerciaux dans des zones commerciales qui ne seront plus les bonnes, parce que les populations et l'activité se seront déplacées. On aura figé les choses, et on sait que cela crée des situations de rente. Or je ne suis pas non plus très favorable à la rente.
Je pense qu'on aura créé des difficultés supplémentaires là où des autorisations, telles que celles qui sont données par les autorités de la République, sur le terrain, permettent un développement plus harmonieux.
Pour ce qui est du vrac, il s'agit d'une tendance très forte qui se développe. Nous avons été précurseurs dans son développement. Nous croyons beaucoup à toutes ces tendances de consommation qui sont dans le projet Climat : le vrac, la lutte contre le plastique, le développement des consignes. Ce n'est pas une position politique : nous avons développé des projets sur chacun de ces items. Dans le bio, notre objectif est de faire 4 milliards de chiffre d'affaires. En ce qui concerne le vrac, nous sommes aujourd'hui leaders dans le pays. Nous avons des initiatives en matière de consigne, etc.
L'objectif fixé au vrac est extraordinairement élevé. Ce sujet signifie la transformation complète de nos schémas logistiques. Cela induit des coûts et des mécanismes nouveaux. Nous y sommes prêts. Bien évidemment, si on nous l'impose, nous le ferons. Nos clients apprécient le vrac.
Cela vient aussi du fait qu'il n'y a plus de contact avec le plastique, autre sujet sur lequel nous travaillons : comment retirer les plastiques et le suremballage ? Il nous faut maintenant inventer ce que sera le modèle du vrac dans les magasins. Comment le rendre plus attractif et moins coûteux en termes logistiques ? C'est une évolution qui va dans le sens naturel d'une moindre consommation d'emballage et de plastique.
Cela coûte aussi plus cher, car pousser une palette est bien plus simple que de mettre le vrac en place, qui nécessite des opérations de manutention sur le terrain bien plus importantes.
Quant aux magasins Lidl, c'est un très bon modèle. Les deux groupes allemands Lidl et Aldi sont des discounters. C'est une toute petite offre de produits, toujours les mêmes magasins, toujours la même offre, et ce dans tous les pays. Lidl est notre concurrent dans quasiment tous les pays. On trouve en Pologne exactement la même offre qu'en France. La part des produits locaux sur lesquels ils font de la publicité est tellement réduite que cela prête à sourire, mais ils font du très bon travail et répondent à l'attente numéro un des consommateurs, celle du prix.
Vous avez raison, monsieur le sénateur : ce modèle fonctionnant bien, il se développe assez rapidement dans notre pays. Leurs parts de marché augmentent sur une promesse très claire, celle de leur marque propre, avec un petit assortiment, les prix les plus bas.
Le magasin sans agent de caisse n'est pas un modèle auquel je crois beaucoup. Je pense que le magasin est un lieu de contact. Les hôtes et hôtesses de caisse, la petite discussion que l'on peut avoir avec eux, le fait d'être reconnu, d'avoir des équipes qui aident les clients à choisir les produits, etc., tout cela constitue une des richesses de notre métier.
D'ailleurs, les expériences de magasins sans caisse - c'est Amazon qui a lancé le premier cette expérimentation - sont des magasins qui sont pour moi des laboratoires technologiques plus que des magasins à proprement parler. Les performances restent, heureusement pour la collectivité, relativement minimes.
Le seul cas de figure où cela peut avoir du sens porte sur les zones très urbaines, à des heures très limitées, où l'on peut ouvrir, çà et là, quelques heures de plus pour une offre et dans des horaires de complément. Je crois à la présence humaine, au rôle des caissiers et des caissières, et je ne pense pas qu'on n'ira dans les prochaines années vers l'extension massive des magasins sans caisse, même si, évidemment, certaines technologies se développent.
Vous m'interrogiez sur les plans d'économies. Vous avez raison : on aura conduit des plans d'économies entre 2018 et aujourd'hui qui auront fait économiser à notre groupe un peu plus de 4 milliards d'euros entre 2018 et 2023.
Pourquoi ces économies de coût ? Vous mesurez bien, à travers tout ce que je vous ai dit, l'immensité des investissements qu'il faut que notre groupe réalise. On n'est plus dans le modèle que nous avons tous bien connu où il s'agissait seulement d'investir régulièrement dans le magasin. Nous sommes devenus un véritable acteur industriel, et nous investissons dans la logistique, dans les schémas industriels, dans la data, dans toutes nos géographies et évidemment dans nos magasins pour les rendre plus attractifs. Il y a donc des investissements massifs à mener, à la fois en matière de modèle omnicanal, mais aussi sur nos prix, puisque nous avions un retard par rapport à nos concurrents qui font les prix en France, principalement le groupement d'indépendants Leclerc. Contrairement à ce que je lis parfois, ce n'est évidemment pas Carrefour qui fixe le prix, puisque nous sommes plus chers aujourd'hui que Leclerc, même si on a réduit ce décalage.
On a donc besoin d'économiser sur nos coûts de structure, nos coûts d'organisation, nos processus, afin d'investir pour construire le modèle de demain. Si on ne l'avait pas fait, le groupe aurait eu à terme un problème de pérennité.
Nous le faisons, je crois, de manière assez performante. L'immense majorité de ces économies ne sont pas réalisées sous forme d'économies de personnels. On avait fait au début des plans d'économies sur nos sièges, qui étaient de très grande taille, avec plus de 10 000 personnes en France. Nous avons renégocié avec l'ensemble de nos prestataires qui nous fournissent l'électricité dans le monde, nos prestataires technologiques, les sociétés de nettoyage, les sociétés de gardiennage, et avons amélioré nos propres organisations et processus de fonctionnement. C'est tout cela qui nourrit les plans d'économies et nous permet d'investir dans l'outil de travail.
J'en viens à la question du modèle social et du partage de la richesse. J'en ai pleinement conscience, un patron d'un groupe du CAC 40 gagne très bien sa vie. Les mécanismes de rémunérations variables sont assis sur l'obtention d'objectifs. Ma rémunération fixe est indexée à 165 % sur des objectifs économiques - chiffre d'affaires, résultat opérationnel, free cash flow, RSE, etc. C'est évidemment une rémunération substantielle.
Un mot du modèle social de Carrefour. Je parle sans filtre avec mes salariés, et je sais combien notre métier est difficile. Il faut le pratiquer au quotidien, que ce soit dans les centres logistiques, que vous soyez caissier ou que vous mettiez les produits en rayon, avec des situations personnelles souvent difficiles. Le modèle social de Carrefour - je le dis d'autant plus volontiers que je n'en suis pas l'initiateur - est un modèle plus protecteur que celui de nos concurrents. Les chiffres le démontrent très bien.
Dans l'ensemble, si je regarde la grille des salaires de nos métiers, la grille de Carrefour est de 10 % supérieure à celle de la branche. Nos collaborateurs sont payés sur quatorze mois là où, dans d'autres branches, ils le sont sur treize mois.
Il existe des dispositifs de protection sociale - mutuelle, prévoyance - bien plus avantageux. Les mécanismes de participation et d'intéressement atteignent environ 1 300 euros par an. Ils ont augmenté de 15 % sur les deux dernières années. Ils sont uniques dans notre secteur et représentent six fois les minimums légaux. Ils font partie du modèle qu'on a construit et qui perdure.
Nous sommes le seul acteur qui a pris une décision extraordinairement forte - et je tiens tous les éléments à votre disposition, monsieur le sénateur - en versant une prime de 1 000 euros nets à tous ceux qui étaient sur le terrain, non proratisée par rapport au temps de travail.
Je publie mes chiffres. Carrefour est une société cotée. La ligne concernant les primes m'a coûté l'année dernière - et j'en suis fier - 85 millions d'euros. Si on le rapporte au nombre de personnes sur le terrain, on voit que toutes ont touché une prime de 1 000 euros l'an passé.
Vous avez parlé de blocage des salaires cette année. Il n'y en a évidemment pas eu. L'augmentation n'est pas très importante, vous avez raison, mais il y en a une. Il existe par ailleurs une nouvelle prime, qui n'est pas de même montant, et une augmentation de la participation.
Je partage pleinement votre interrogation, monsieur le sénateur, à propos de l'équilibre, mais le modèle social de Carrefour est, pour la grande distribution, plus avantageux et plus protecteur que les autres - même si je peux comprendre que vous ayez une vision différente des grands équilibres.
À chaque fois qu'on reçoit un grand chef d'entreprise, il affirme que son modèle social est le meilleur par rapport à ses concurrents. M. Leclerc ou d'autres nous diront tous la même chose.
Là où on peut avoir un débat, c'est lorsque vous parlez du modèle social dans la grande distribution. Le modèle social y est très faible et met en difficulté des milliers de salariés : temps partiel imposé, rémunération juste au-dessus du SMIC ou au SMIC, à hauteur de 880 euros par mois. Je tiens moi aussi ces éléments à votre disposition, monsieur le président-directeur général. On a là un problème, parce que ce sont des métiers - et vous le savez - extrêmement difficiles.
La rémunération des salariés pose question. L'année dernière, le chiffre d'affaires a augmenté de 6 ou 7 %, pour 78 milliards d'euros. Vous allez me dire que le chiffre d'affaires ne veut rien dire, que c'est bien plus complexe. D'accord, mais lorsque les salariés voient les rémunérations des grands dirigeants - je ne parle pas seulement de vous - et ce qu'ils touchent, eux, sur le terrain, il peut y avoir débat.
Je comprends, même si je ne veux pas rebondir.
S'agissant de l'agriculture, j'ai demandé aux trente patrons des pays où nous sommes présents, dont dix-huit ont une agriculture qui occupe une place importante, de me dire combien ils avaient eu de lois sur les relations commerciales durant les vingt dernières années. Je tiens ce chiffre à votre disposition : il est compris entre zéro et deux, et cela se passe très bien.
Depuis 1996 et la loi Galland, je crois qu'on en est à la quinzième loi, et à la huitième depuis la loi LME. Je suis sûr que toutes ces lois étaient animées de bonnes intentions.
Par ailleurs, il n'existe aucun pays avec une négociation annuelle, encadrée, contrôlée, et un terme à la négociation. Le patron de Coca-Cola pour le monde me demande comment il est possible d'avoir une pénalité si on ne signe pas un contrat avant le 1er mars avec un fournisseur ! Cela crée un désavantage dans la négociation assez unique. Les choses sont encadrées, annualisées, et comportent des contrôles permanents.
Pour autant, vous avez raison, monsieur le sénateur, c'est le seul pays où l'on estime avec autant de force que la grande distribution est responsable de tous les maux agricoles et où les relations commerciales sont aussi tendues. J'ai cru comprendre que vous alliez bientôt examiner une seizième loi, deux ans après qu'un nouveau mécanisme ait été mis en place.
Je voulais porter cet élément à votre connaissance, car il me paraît toujours intéressant de regarder ce qui se passe à l'étranger. Encore une fois, je n'ai pas l'impression que cette obsession de la négociation annuelle, cette frénésie de communication entre le 1er janvier et le 1er mars, cette tension un peu artificielle qui est créée, se soit beaucoup résorbée au fil des réformes.
Venons-en au monde agricole et à la grande distribution.
Je sais que je ne vais pas être populaire mais, comme nous nous parlons très franchement, je vais vous dire les choses telles que je les ressens. Nous ne sommes pas, nous n'avons jamais été et nous n'avons aucun intérêt à l'être, l'ennemi du monde agricole. Ce n'est pas le cas, ni pour moi, ni pour mes principaux concurrents. Nous sommes le premier débouché du monde agricole. Je travaille avec des milliers de PME avec lesquelles nous signons nos accords dès le mois de janvier. Ce sont des désaccords en croissance.
Nous travaillons - et, là non plus, ce n'est pas moi qui ai mis en place le système - avec ce formidable mécanisme des filières qualité Carrefour et 20 000 producteurs dans un cadre pluriannuel où, vous avez à fait raison, nous nous mettons d'accord sur des prix, des volumes, des clauses de revoyure. Nous avons développé, à travers ces filières qualité Carrefour, formidable héritage de l'enseigne, une proximité et un travail en commun avec les producteurs qui est, je crois, exemplaire.
Je voudrais revenir sur la loi Egalim. Je ne l'ai pas initiée puisque, lorsque je suis arrivé, son texte était stabilisé. Vous comprenez, à travers ce que je vous dis que, n'étant pas tout à fait convaincu qu'une énième loi soit indispensable, je ne l'ai pas poussée. J'ai cependant considéré qu'elle figurait dans mon nouvel espace normatif.
J'ai d'ailleurs estimé qu'elle était positive puisque, pour bon nombre de ces dispositions, elle reprenait des éléments de ce que nous faisons depuis longtemps : filières, contrats pluriannuels, contrats de conversion au bio permettant de garantir un volume et un prix aux agriculteurs en train de transformer leur terre, avec une attention aux matières premières agricoles qui nous a d'ailleurs conduits - ces éléments sont publics - à revaloriser par exemple le prix du lait de 10 % au cours des deux dernières années.
Non, monsieur le sénateur, nous n'avons pas touché collectivement 600 millions d'euros. Si tel avait été le cas, que ce serait-il passé ? C'est d'ailleurs ce qu'avait dit Michel-Édouard Leclerc, qui s'était trompé : on aurait eu de l'inflation et les prix auraient augmenté, ce qui aurait signifié de la marge pour Carrefour. Or, on n'a enregistré aucune inflation parce qu'il y a eu une péréquation entre nos rayons. Vous avez raison : certains prix sous le SRP ont augmenté, mais on a baissé les prix, dans un univers extrêmement concurrentiel, sur nos marques propres ou sur d'autres catégories de produits non concernés par le SRP.
On peut d'ailleurs se poser la question de savoir si l'inflation ne serait pas utile, mais comme il s'agit d'un secteur très concurrentiel...
L'augmentation du SRP aurait dû permettre cette inflation pour amener le ruissellement.
En effet, il y aurait eu un ruissellement très fort s'il n'y avait eu aucune péréquation entre les secteurs. Cet élément est extrêmement important.
Pour ce qui est des négociations et d'Egalim 2, vous avez compris que j'ai un doute sur le fait de savoir s'il faut légiférer aussi souvent sur la question.
Je ne vois pas pourquoi il n'existe pas de transparence sur les prix. Quand je revalorise le prix que je verse à Lactalis et à Danone, je veux savoir ce qu'obtient l'agriculteur. Je suis en droit de le savoir, et la représentation nationale aussi.
Quand j'augmente de 10 % le prix du lait, quand j'augmente le prix de la viande bovine et que j'appelle nos agriculteurs, que je leur demande ce qui s'est passé, qu'ils me répondent que rien n'a changé, qu'ils sont furieux et qu'ils ont l'impression de s'être fait avoir, je ne mets pas en cause les industries agroalimentaires, car d'autres acteurs interviennent. Je me dis que l'argent est passé entre les deux.
Je ne vois pas ce qui s'oppose - et c'est ce qui est très intéressant dans le rapport Papin et que je réclame à cor et à cri depuis le début de la loi Egalim - à avoir des tiers de confiance pour dire combien Carrefour a payé et combien l'agriculteur a touché. Je n'ai pas compris en quoi nous avons besoin d'une nouvelle réforme ou en quoi la nouvelle réforme va le permettre. Sans doute le projet de loi sur lequel vous allez beaucoup travailler permettra-t-il de le préciser.
La seule question, c'est celle de la transparence. Je veux bien qu'on me fasse des reproches si je sais que, lorsqu'on augmente les prix, l'exploitant agricole touche la somme.
Vous avez tout à fait raison : l'industrie agroalimentaire fait un magnifique travail d'innovation, et je comprends que les industriels conservent une petite partie de ce que je verse en plus, mais je crois qu'on a un besoin absolu de compréhension et de transparence en matière de marges.
Je n'ai jamais considéré que le contrôle des prix, les prix administrés ou les prix bloqués, sur longue tendance, soient tenables, surtout dans une matière aussi vivante que la matière agricole.
Que fera-t-on si les cours se mettent à dériver dans tous les sens, à la baisse comme à la hausse et qu'on a fixé le prix au milieu ? Je ne crois pas que l'on puisse arrêter les prix de manière pluriannuelle.
La question centrale est de savoir comment imposer la pluriannualité, la fixité et la transparence. J'y suis franchement favorable, même si je ne suis pas gagnant à tous les coups. C'est extraordinairement frustrant. Nous avons fait beaucoup d'efforts - je parle du monde de la grande distribution - pour revaloriser les filières. C'est pourquoi je considère que la loi Egalim comportait des éléments positifs, car elle comprenait cette prise de conscience dont chacun avait besoin concernant la revalorisation du prix de la matière première. Je pense que l'esprit de la loi Egalim a apporté quelque chose.
Certaines choses ont été faites. Elles sont significatives, financées par les distributeurs. Je ne vois pas leur traduction en bout de chaîne, parce qu'on ne sait pas ce qui revient aux différents acteurs.
C'est un sujet d'autant plus important que, dans notre métier, c'est le consommateur qui choisit. Je ne développe pas les productions locales, les productions françaises, avec 95 % de fruits et de légumes français parce que je considère que c'est une bonne chose : je le fais parce que le consommateur me le demande ! Les consommateurs nous demandent des produits locaux.
On s'est rendu compte qu'un des problèmes principaux qu'on avait avec les nouveaux producteurs et éleveurs qui veulent travailler avec nous, c'est la complexité administrative de nos entreprises. Il fallait des mois pour qu'ils se fassent référencer, avec des contrats de douze pages, et ils attendaient des semaines avant d'être payés. Quand on est éleveur ou producteur, on n'a pas le temps d'attendre.
On a donc lancé l'initiative Kilomètre zéro : ils viennent en magasin, le contrat tient en une page et demie, il est très simple et ils sont payés au bout de huit jours. Cela a permis un appel d'air frais, et de nouveaux producteurs et éleveurs qui nous ont rejoints.
On a besoin d'une agriculture puissante. Quand l'agriculture française va mal, c'est un énorme problème pour Carrefour, parce qu'on a besoin de développer des produits locaux. La présidente de la FNSEA disait l'autre jour, de manière très pertinente, qu'il existe un problème de compétitivité globale, que vous connaissez, lié aux normes sanitaires, au coût du travail, aux normes environnementales, etc. Personne plus que la grande distribution n'a besoin d'une agriculture et d'agriculteurs qui vont bien. C'est aujourd'hui 20 % de mon activité. Les PME représentent 50 % de ma croissance, et un produit sur trois dans mes magasins. J'ai donc besoin que les PME et le monde agricole aillent bien.
Je prends ma part. Je ne fais pas assez, il y a plein de choses qui ne vont pas assez vite, certaines négociations qui sont trop dures. L'un d'entre vous a évoqué à juste titre un monde de négociations lié à des négociations annuelles, où certaines choses ne sont pas acceptables.
Nous travaillons beaucoup pour bâtir des formations et des chartes afin que les négociations avec les grands industriels soient normalisées. Il y a encore plein de choses à changer dans l'univers de la grande distribution, mais je veux vous convaincre qu'on ne pourrait pas faire sans une agriculture française puissante. Je cherche, à travers la transparence et non à travers une nouvelle norme, à faire en sorte qu'on réponde à la seule question centrale qui vaille : qui paye quoi et à qui ? Il nous faut en effet nous assurer de notre modèle agroalimentaire et de notre souveraineté alimentaire.
Merci pour ces réponses passionnantes.
J'ai compris la complexité de votre métier qui, aujourd'hui, est plus que jamais un métier de logisticien, et votre volonté de rester des commerçants.
J'ai retenu votre phrase : on aura beau voter des lois, c'est le consommateur qui commande.
Concernant les prospectus, je vous suggère de vous pencher sur votre empreinte environnementale numérique par rapport au papier. Je ne suis pas sûre que la meilleure empreinte environnementale soit celle du numérique.
Vous nous avez dit vouloir développer très fortement le bio à des prix accessibles à tout le monde - j'ai même entendu que vous souhaitiez qu'il soit le moins cher possible. Nous avons souvent entendu parler ici des importations de bio. Nous sommes donc très sensibles à cette question.
Je vous remercie pour ce que vous avez dit à propos d'Egalim et d'avoir publiquement indiqué que le ruissellement n'a pas profité à vos enseignes mais a servi aux péréquations. C'est un élément important dans la réflexion, alors que nous nous interrogeons sur une deuxième loi Egalim.
Merci également d'avoir dit que l'agriculture devait bien se porter et de revoir la façon dont vous achetez. C'est un défi que les enseignes doivent se poser.
Il y a quelques années, je travaillais dans la grande distribution. Les équipes d'acheteurs avaient vingt ans d'expérience et travaillaient sur le long terme avec leurs fournisseurs. Il leur arrivait de sortir du cadre et de faire une moins bonne année, mais ils pérennisaient leurs relations avec les fournisseurs. Aujourd'hui les acheteurs sont des jeunes tout à fait performants, des cost killers dont l'objectif est de baisser les coûts, qui ne restent dans leur poste que deux ou trois ans. Vous devriez travailler sur l'intérêt à long terme - sans vouloir évidemment influencer votre stratégie.
Enfin, j'ai bien compris que la clé dans la transparence que vous réclamez réside peut-être dans les tiers de confiance. C'est peut-être là la solution aux divergences pour ceux qui ne veulent pas passer des radios tous les matins.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 11 h 40.