Merci infiniment pour ces questions qui montrent à la fois votre intérêt pour le secteur et pour notre entreprise, mais dénotent aussi un certain nombre d'incompréhensions, qui viennent souvent du fait que, historiquement, nous avons failli à notre devoir de bien expliquer nos métiers et notre rôle.
Je suis heureux d'avoir l'occasion de vous apporter mon éclairage sur les sujets que vous avez abordés.
S'agissant de l'opération Couche-Tard, qui constitue au fond une résultante de la crise épidémiologique et sectorielle, nous sommes dans une période qui, comme dans d'autres secteurs d'activité, se traduit par une densité de projets, d'intérêts, d'analyses et de situations de rapprochement partout dans le monde. Vous le voyez quotidiennement en ouvrant vos journaux économiques, il existe un grand nombre d'opérations, de discussions préliminaires, etc.
C'est d'autant plus le cas dans un secteur traversé par des mutations extraordinaires, où il faut investir des milliards d'euros, où des acteurs sont en difficulté.
Avons-nous lancé l'opération Couche-Tard ? La réponse est non. Je dois à la vérité de vous dire que moi-même, je ne connaissais même pas le groupe Couche-Tard il y a un an - et je m'en fais d'ailleurs le reproche. J'en avais entendu parler comme d'un grand groupe de stations-service, sans plus. Je n'ai pas lancé cette opération, d'autant que je n'en ai pas besoin.
Le groupe Carrefour se développe bien, vous l'avez compris. Il a remonté la pente, connaît des résultats soutenus, solides, a des plans de développement pour le futur, a fait des acquisitions dans énormément de géographies depuis dix-huit mois. Je ne recherchais donc pas - et je recherche encore moins aujourd'hui - une opération de consolidation où je serai moi-même consolidé.
La séquence a été très simple. Couche-Tard est un groupe très crédible qui, à partir d'une station-service, a construit un ensemble qui vaut 45 milliards de capitalisation, plus que Carrefour sur ce plan. Il nous a approchés aux derniers jours de l'année dernière, après avoir fait un très gros travail d'analyse des entreprises européennes, pour nous proposer un projet de rapprochement entre ses actifs et le groupe Carrefour.
L'idée était non pas d'exporter des produits canadiens puisqu'il y a très peu de produits dans une station-service mais de considérer qu'il y avait là une place pour un leader mondial et que celui-ci doit être présent sur tous les continents. Or nous sommes en Europe et en Amérique latine, ils sont en Amérique du Nord. Il était nécessaire d'être l'un des trois premiers mondiaux et d'avoir un réseau de magasins et de produits différenciés.
Que faites-vous lorsque vous recevez, dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, un appel puis un mail pour vous dire que quelqu'un souhaite, avec un prix articulé, réfléchir à une opération de rapprochement ? Vous l'examinez, parce que c'est votre responsabilité. Je n'aurais pas joué mon rôle si je m'étais dit, seul dans mon coin, que cette opération n'avait aucun intérêt et si je ne l'avais pas étudiée. Couche-Tard est un groupe crédible, qui proposait un projet travaillé, avec une offre financière que nous devions considérer vis-à-vis de l'ensemble de nos actionnaires.
Nous l'avons fait durant quelques jours, puis nous sommes revenus vers nos collègues canadiens en leur présentant, pour entamer des discussions, les conditions qui nous paraissaient être nécessaires pour ouvrir une discussion.
Un certain nombre d'entre elles tenaient à l'autonomie de fonctionnement du groupe Carrefour et d'autres aux garanties pour l'écosystème et les parties prenantes de Carrefour. Qui dirigerait le futur groupe ? L'idée était que votre serviteur y joue un rôle central. Quel serait le collège des actionnaires français ? Combien représenterait-il dans l'ensemble ? Où le groupe serait-il coté ? La question de la cotation à Paris était un élément essentiel que nous avons mis en avant. Où serait situé le siège social, etc. ? Ces questions sont des éléments de gouvernance et de conduite des opérations.
Par ailleurs, avant d'ouvrir les discussions, quel était le projet ? Quelles garanties étaient apportées à l'emploi de nos collaborateurs ? Quel était le montant des investissements dans nos magasins français ?
Nos confrères canadiens ont réfléchi deux jours. Ils sont repartis au Canada et nous ont appelés pour nous dire que, sur les bases que nous leur avions présentées - ce qui ne préjugeait en rien d'arriver à trouver un accord -, ils désiraient ouvrir les discussions. Dès lors, j'ai prévenu les pouvoirs publics, comme c'est mon rôle.
À ce stade, nous n'en avions pas besoin et les discussions commençaient. À titre personnel, ayant la responsabilité de donner mon avis pour les actionnaires, les collaborateurs et l'ensemble de l'écosystème français, je n'avais pas d'avis à cet instant.
Le ministre des finances, Bruno Le Maire, est alors intervenu estimant - je vais essayer d'être fidèle à ce qu'il a dit - que, dans le contexte du moment, compte tenu du rôle de Carrefour et des enjeux de souveraineté alimentaire, cette opération n'était pas souhaitable.
Je crois exprimer le plus fidèlement possible l'avis qu'il a donné. Dès lors, les discussions qui allaient commencer se sont arrêtées. On ne réalise pas une opération entre le premier employeur français et un acteur étranger lorsque les pouvoirs publics n'y sont pas favorables. Ce n'était pas pour moi une affaire juridique, mais une affaire de contexte. Nous avons donc décidé de mettre fin aux discussions.
Quelles conclusions en ai-je tirées ? Tout d'abord, nous allions bien avant cette opération, et nous allons bien après.
En second lieu, contrairement à ce que j'ai pu lire, nous ne sommes pas dans un contexte où chacun doit rester discret jusqu'aux élections présidentielles. Personne ne connaît le contexte qui suivra les élections présidentielles. Cette opération a été présentée, elle n'a pas eu de suite, et elle est derrière nous.
Je ne recherche pas à monter d'opération, et il y a plein d'autres façons pour nous de nous développer de manière très offensive.
Reste la grande question de la souveraineté alimentaire. Je souhaiterais vous communiquer un élément de contexte intéressant. Nous sommes le premier acteur au Brésil, où nous avons 22 % de parts de marché. On y a tous les types de magasins, du cash and carry, avec une enseigne qui répond au nom Atacadao, jusqu'aux hypermarchés.
Au Brésil, pays de 220 millions d'habitants, où nous avons un rôle très fort, avec les difficultés que vous connaissez, j'ai décidé dès mon arrivée que je voulais que nous soyons leader et très puissant, ce que nous ne sommes pas en France. On a beaucoup travaillé, on s'est beaucoup développé, on a ouvert beaucoup de magasins, à tel point qu'on s'est retrouvé, en février de cette année, en situation de pouvoir réaliser une opération de consolidation au Brésil.
On a acheté un concurrent qui réalise 10 % de parts de marché. On en avait informé le gouvernement brésilien auparavant. Vous en connaissez les spécificités. Heureusement, il ne nous a pas opposé l'argument de la souveraineté alimentaire. C'est l'avenir d'une partie de Carrefour et de son développement international qui auraient été affaiblis. Nous allons évidemment passer devant les autorités de la concurrence, et j'espère que cela nous permettra d'avoir un très bel actif dans ce pays pour nous y développer très fortement.
L'opération Couche-Tard est maintenant derrière nous. On apprend toujours de ce que l'on vit. On a ainsi peut-être mieux découvert le rôle central de Carrefour dans la souveraineté française. Pour moi, la souveraineté portait sur des industries un peu différentes, mais je prends acte du fait que nous sommes une industrie de souveraineté et que nous avons un rôle dans la souveraineté alimentaire.
Nous allons heureusement bien et allons pouvoir continuer à réaliser des acquisitions dans d'autres géographies pour porter bien haut le drapeau français, qui a toujours été, vous le savez, un élément fort de notre histoire.
J'espère avoir répondu à vos interrogations sur cette question.