Intervention de Alexandre Bompard

Commission des affaires économiques — Réunion du 2 juin 2021 : 1ère réunion
Audition de M. Alexandre Bompard président-directeur général de carrefour

Alexandre Bompard, président-directeur général de Carrefour :

Concernant le parc de magasins, vous avez en face de vous le seul acteur mondial à posséder tous les formats de magasins. En général, un groupe de distribution - l'un de vous évoquait Lidl à juste titre - maîtrise bien un format et opère toujours le même. Nous sommes l'un des seuls, voire le seul, à avoir tous les formats de magasins.

Ma vision est que chacun de ces formats a du potentiel et un avenir. Contrairement aux analyses que je lis souvent, je ne considère pas, par exemple, que l'hypermarché n'ait pas d'avenir. Il répond à une attente très précise de nos clients, constitue une promesse large, apporte le prix le plus bas et une présence extrêmement complète en matière d'offre alimentaire, avec des produits frais, des produits de grande consommation, mais aussi une offre non alimentaire, de services, de e-commerce. Nous développons en effet de plus en plus de dark stores à l'intérieur de nos hypermarchés.

L'hypermarché est en train de se transformer. D'ailleurs, ses performances sont bien meilleures. C'est un modèle d'avenir, et c'est une très bonne nouvelle pour nous tous, parce que c'est là que se concentrent significativement les emplois et les débouchés pour l'agriculture. C'est le coeur du modèle français : 50 % de la distribution, en France, se fait toujours par l'intermédiaire des hypermarchés.

Plusieurs centaines de milliers de collaborateurs travaillent dans les hypermarchés. Ils comptent des emplois indirects extrêmement importants et réalisent un travail très précis avec les producteurs. Quand l'hypermarché va bien, c'est une bonne nouvelle pour l'ensemble de la collectivité. Or, on est en train de le transformer en en faisant à la fois un magasin, un lieu de services et un lieu beaucoup plus relié au e-commerce.

Plusieurs m'ont interrogé sur la proximité. Quand on a présenté le plan Carrefour 2022, en septembre 2018, on avait annoncé l'ouverture de 3 000 magasins de proximité. Bien évidemment, je crois à ces magasins. Il y a aujourd'hui, à la fois dans les grandes métropoles urbaines, mais aussi dans les plus petites villes et dans les zones rurales, un très fort potentiel de magasins de proximité bien opérés, avec un assortiment réduit, local, sous franchise.

Nous avons ouvert 600 magasins au cours des trois dernières années en France. Nous allons accélérer et, pour répondre à votre question, ouvrir des magasins à la fois en zone urbaine, très urbaine, à Paris et dans les grandes métropoles françaises, mais aussi en zone rurale, notamment à travers l'enseigne Carrefour Contact, qui constitue pour nous un élément de développement et d'aménagement du territoire.

Entre l'hypermarché et le magasin de proximité, on trouve tous les formats de magasins que vous connaissez - supermarchés, etc. Il ne suffit pas d'avoir tous ces formats pour devenir omnicanal. C'est le cas si on parvient à relier tous ces modèles entre eux en matière de flux, mais également vis-à-vis du client.

Un client, lorsqu'il reste à l'intérieur de l'écosystème Carrefour, cumule des points, des promotions, des avantages fidélité, des abonnements. L'omnicanal a alors énormément de poids. Vous mesurez bien la transformation logistique que cela signifie. Nous avions un modèle qu'ont construit mes prédécesseurs qui était merveilleux : un entrepôt qui livre de grands volumes vers l'hypermarché. C'était très efficace. Aujourd'hui, on est face à une série de flux logistiques différents qu'il nous faut construire, jusqu'à la livraison à domicile, puisque s'y ajoute le développement du e-commerce.

Cette crise sera celle de l'explosion du e-commerce et notamment du e-commerce alimentaire. Cela signifie qu'il faut être capable de répondre à toutes les attentes des clients. Cela va du drive que vous connaissez, spécificité française, jusqu'à la livraison expresse à domicile. La nouvelle tendance du commerce pour les grandes agglomérations, c'est d'être livré en moins de dix minutes.

On assiste à une course de vitesse avec de nouveaux entrants. On voit fleurir dans Paris des dark stores dans des caves. Ce sont de jeunes start-up qui les construisent pour accélérer la livraison. Notre rôle est d'être présent sur tous ces segments, de profiter du réseau de magasins - 2 000 points de contact de e-commerce aujourd'hui -, de faire les livraisons à partir de nos magasins pour ne pas avoir de nouveaux flux logistiques qui viennent de l'extérieur des villes. C'est une transformation de modèles complète. Nous sommes plus que jamais un acteur industriel.

J'en profite pour ajouter un mot à propos de la franchise. Je crois pour Carrefour à un modèle très mixte. C'est assez nouveau. Je crois au modèle intégré qui est celui que nous avons construit jusqu'alors, et je crois au modèle franchisé. Je veux bâtir Carrefour sur ces deux piliers, des magasins intégrés, notamment en hypermarché, et des magasins de franchise, notamment de proximité.

On se développe dans le domaine de la proximité en recourant uniquement à la franchise. Nous avons un réseau de milliers de franchisés - Carrefour City, Carrefour Contact, Carrefour Market. C'est un modèle qui fonctionne sur la base de l'entrepreneuriat et de systèmes différents selon les situations. On est parfois investisseur dans la société, parfois non.

La relation se passe formidablement bien avec plusieurs milliers de franchisés dans l'immense majorité des situations. On se développe, des entrepreneurs ouvrent de nouveaux magasins, ce qui est le signe que cela va bien. On a des points de fixation çà et là, qui sont toujours des situations humaines sérieuses. Cela veut dire qu'on a en face un commerçant qui souffre, dont les performances sont moins bonnes. Dans ce cas-là, il existe toujours une tension avec l'enseigne. On essaye de réduire ces situations au minimum et trouver des solutions dans 99 % des cas. La preuve que notre système de franchise fonctionne bien, c'est que nous recrutons des franchisés d'autres distributeurs depuis mon arrivée. Beaucoup de commerçants d'autres enseignes nous rejoignent, ce qui prouve que chacun y trouve son intérêt. Dans l'ensemble, c'est un modèle assez bien équilibré entre le franchisé et le franchiseur.

Un mot sur les prospectus. À mon arrivée, venant d'un autre segment, je m'étais dit que ces prospectus papier représentaient un peu le monde d'avant, que cela polluait et représentait une consommation de papier inutile. Je m'étais totalement trompé, car c'est un élément extraordinairement central pour nos clients qui, parce qu'ils ont une contrainte de pouvoir d'achat et veulent acheter au meilleur prix, sont attachés aux offres commerciales hebdomadaires. C'est central dans leurs choix d'achat.

Pour autant, il faut aller vers la publicité digitale et réduire notre consommation de papier. On a donc, au lieu de le faire de manière aléatoire et comme beaucoup de nos concurrents l'ont fait, beaucoup travaillé sur la manière de passer d'un modèle à l'autre, en le testant, en améliorant le service de la publicité digitale sur smartphone. Nous sommes maintenant au point. Nous avons mis un an pour y parvenir.

Nous lançons une expérience dans deux magasins. Nous y croyons beaucoup. C'est une tendance de fond. Je pense que, dans quelques années, nous serons massivement passés au digital. C'est une nécessité, mais nous voulons le tester pour l'améliorer. C'est une tendance sur laquelle je suis convaincu que nous ne reviendrons pas.

S'agissant de l'artificialisation des sols, je ne crois pas, lorsque je vois les chiffres - 0,0 2 % -, que la distribution en soit la cause principale.

Par ailleurs - c'est le résultat de la crise du commerce physique -, je ne crois pas que l'heure soit au développement de grands centres commerciaux. Il peut y avoir, çà et là, une extension, un déplacement, mais on voit bien que le commerce physique n'a plus de projets comme dans la décennie précédente.

Je ne suis pas totalement certain, même si je ne suis pas tout à fait fan de l'économie administrée, que le moratoire pur et simple soit la bonne réponse. Vous connaissez mieux vos territoires que moi : un territoire vit. Un centre commercial situé à un certain endroit peut ne plus avoir aucun sens. On va donc se retrouver avec des centres commerciaux dans des zones commerciales qui ne seront plus les bonnes, parce que les populations et l'activité se seront déplacées. On aura figé les choses, et on sait que cela crée des situations de rente. Or je ne suis pas non plus très favorable à la rente.

Je pense qu'on aura créé des difficultés supplémentaires là où des autorisations, telles que celles qui sont données par les autorités de la République, sur le terrain, permettent un développement plus harmonieux.

Pour ce qui est du vrac, il s'agit d'une tendance très forte qui se développe. Nous avons été précurseurs dans son développement. Nous croyons beaucoup à toutes ces tendances de consommation qui sont dans le projet Climat : le vrac, la lutte contre le plastique, le développement des consignes. Ce n'est pas une position politique : nous avons développé des projets sur chacun de ces items. Dans le bio, notre objectif est de faire 4 milliards de chiffre d'affaires. En ce qui concerne le vrac, nous sommes aujourd'hui leaders dans le pays. Nous avons des initiatives en matière de consigne, etc.

L'objectif fixé au vrac est extraordinairement élevé. Ce sujet signifie la transformation complète de nos schémas logistiques. Cela induit des coûts et des mécanismes nouveaux. Nous y sommes prêts. Bien évidemment, si on nous l'impose, nous le ferons. Nos clients apprécient le vrac.

Cela vient aussi du fait qu'il n'y a plus de contact avec le plastique, autre sujet sur lequel nous travaillons : comment retirer les plastiques et le suremballage ? Il nous faut maintenant inventer ce que sera le modèle du vrac dans les magasins. Comment le rendre plus attractif et moins coûteux en termes logistiques ? C'est une évolution qui va dans le sens naturel d'une moindre consommation d'emballage et de plastique.

Cela coûte aussi plus cher, car pousser une palette est bien plus simple que de mettre le vrac en place, qui nécessite des opérations de manutention sur le terrain bien plus importantes.

Quant aux magasins Lidl, c'est un très bon modèle. Les deux groupes allemands Lidl et Aldi sont des discounters. C'est une toute petite offre de produits, toujours les mêmes magasins, toujours la même offre, et ce dans tous les pays. Lidl est notre concurrent dans quasiment tous les pays. On trouve en Pologne exactement la même offre qu'en France. La part des produits locaux sur lesquels ils font de la publicité est tellement réduite que cela prête à sourire, mais ils font du très bon travail et répondent à l'attente numéro un des consommateurs, celle du prix.

Vous avez raison, monsieur le sénateur : ce modèle fonctionnant bien, il se développe assez rapidement dans notre pays. Leurs parts de marché augmentent sur une promesse très claire, celle de leur marque propre, avec un petit assortiment, les prix les plus bas.

Le magasin sans agent de caisse n'est pas un modèle auquel je crois beaucoup. Je pense que le magasin est un lieu de contact. Les hôtes et hôtesses de caisse, la petite discussion que l'on peut avoir avec eux, le fait d'être reconnu, d'avoir des équipes qui aident les clients à choisir les produits, etc., tout cela constitue une des richesses de notre métier.

D'ailleurs, les expériences de magasins sans caisse - c'est Amazon qui a lancé le premier cette expérimentation - sont des magasins qui sont pour moi des laboratoires technologiques plus que des magasins à proprement parler. Les performances restent, heureusement pour la collectivité, relativement minimes.

Le seul cas de figure où cela peut avoir du sens porte sur les zones très urbaines, à des heures très limitées, où l'on peut ouvrir, çà et là, quelques heures de plus pour une offre et dans des horaires de complément. Je crois à la présence humaine, au rôle des caissiers et des caissières, et je ne pense pas qu'on n'ira dans les prochaines années vers l'extension massive des magasins sans caisse, même si, évidemment, certaines technologies se développent.

Vous m'interrogiez sur les plans d'économies. Vous avez raison : on aura conduit des plans d'économies entre 2018 et aujourd'hui qui auront fait économiser à notre groupe un peu plus de 4 milliards d'euros entre 2018 et 2023.

Pourquoi ces économies de coût ? Vous mesurez bien, à travers tout ce que je vous ai dit, l'immensité des investissements qu'il faut que notre groupe réalise. On n'est plus dans le modèle que nous avons tous bien connu où il s'agissait seulement d'investir régulièrement dans le magasin. Nous sommes devenus un véritable acteur industriel, et nous investissons dans la logistique, dans les schémas industriels, dans la data, dans toutes nos géographies et évidemment dans nos magasins pour les rendre plus attractifs. Il y a donc des investissements massifs à mener, à la fois en matière de modèle omnicanal, mais aussi sur nos prix, puisque nous avions un retard par rapport à nos concurrents qui font les prix en France, principalement le groupement d'indépendants Leclerc. Contrairement à ce que je lis parfois, ce n'est évidemment pas Carrefour qui fixe le prix, puisque nous sommes plus chers aujourd'hui que Leclerc, même si on a réduit ce décalage.

On a donc besoin d'économiser sur nos coûts de structure, nos coûts d'organisation, nos processus, afin d'investir pour construire le modèle de demain. Si on ne l'avait pas fait, le groupe aurait eu à terme un problème de pérennité.

Nous le faisons, je crois, de manière assez performante. L'immense majorité de ces économies ne sont pas réalisées sous forme d'économies de personnels. On avait fait au début des plans d'économies sur nos sièges, qui étaient de très grande taille, avec plus de 10 000 personnes en France. Nous avons renégocié avec l'ensemble de nos prestataires qui nous fournissent l'électricité dans le monde, nos prestataires technologiques, les sociétés de nettoyage, les sociétés de gardiennage, et avons amélioré nos propres organisations et processus de fonctionnement. C'est tout cela qui nourrit les plans d'économies et nous permet d'investir dans l'outil de travail.

J'en viens à la question du modèle social et du partage de la richesse. J'en ai pleinement conscience, un patron d'un groupe du CAC 40 gagne très bien sa vie. Les mécanismes de rémunérations variables sont assis sur l'obtention d'objectifs. Ma rémunération fixe est indexée à 165 % sur des objectifs économiques - chiffre d'affaires, résultat opérationnel, free cash flow, RSE, etc. C'est évidemment une rémunération substantielle.

Un mot du modèle social de Carrefour. Je parle sans filtre avec mes salariés, et je sais combien notre métier est difficile. Il faut le pratiquer au quotidien, que ce soit dans les centres logistiques, que vous soyez caissier ou que vous mettiez les produits en rayon, avec des situations personnelles souvent difficiles. Le modèle social de Carrefour - je le dis d'autant plus volontiers que je n'en suis pas l'initiateur - est un modèle plus protecteur que celui de nos concurrents. Les chiffres le démontrent très bien.

Dans l'ensemble, si je regarde la grille des salaires de nos métiers, la grille de Carrefour est de 10 % supérieure à celle de la branche. Nos collaborateurs sont payés sur quatorze mois là où, dans d'autres branches, ils le sont sur treize mois.

Il existe des dispositifs de protection sociale - mutuelle, prévoyance - bien plus avantageux. Les mécanismes de participation et d'intéressement atteignent environ 1 300 euros par an. Ils ont augmenté de 15 % sur les deux dernières années. Ils sont uniques dans notre secteur et représentent six fois les minimums légaux. Ils font partie du modèle qu'on a construit et qui perdure.

Nous sommes le seul acteur qui a pris une décision extraordinairement forte - et je tiens tous les éléments à votre disposition, monsieur le sénateur - en versant une prime de 1 000 euros nets à tous ceux qui étaient sur le terrain, non proratisée par rapport au temps de travail.

Je publie mes chiffres. Carrefour est une société cotée. La ligne concernant les primes m'a coûté l'année dernière - et j'en suis fier - 85 millions d'euros. Si on le rapporte au nombre de personnes sur le terrain, on voit que toutes ont touché une prime de 1 000 euros l'an passé.

Vous avez parlé de blocage des salaires cette année. Il n'y en a évidemment pas eu. L'augmentation n'est pas très importante, vous avez raison, mais il y en a une. Il existe par ailleurs une nouvelle prime, qui n'est pas de même montant, et une augmentation de la participation.

Je partage pleinement votre interrogation, monsieur le sénateur, à propos de l'équilibre, mais le modèle social de Carrefour est, pour la grande distribution, plus avantageux et plus protecteur que les autres - même si je peux comprendre que vous ayez une vision différente des grands équilibres.

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