Intervention de Nora Tirane Fraisse

Mission d'information sur le harcèlement scolaire et le cyberharcèlement — Réunion du 3 juin 2021 à 10h40
Audition de Mme Nora Tirane fraisse fondatrice et représentante de l'association marion la main tendue et de M. Hugo Martinez président de l'association hugo !

Nora Tirane Fraisse, fondatrice et représentante de l'association Marion, la main tendue :

Merci pour cette invitation. Je suis accompagnée de ma collègue Manon Dugas, responsable du pôle thérapeutique à Marion la main tendue et à la Maison de Marion, psychologue-clinicienne, et de Juliette Decaudin, en charge du pôle recherche et développement.

Je suis la fondatrice de l'association Marion la main tendue, que j'ai créée en novembre 2014. Marion, notre fille, était l'aînée d'une fratrie, qualifiée plutôt de bonne élève, enjouée et rieuse. Peu importe les raisons, puisque le harcèlement n'est pas raciste : il existe sur tous nos territoires, en France et dans le monde entier, et auprès de toutes les populations. Après son décès, j'ai découvert le phénomène de harcèlement. Je faisais alors partie de catégories socio-professionnelles plutôt aisées, j'étais responsable marketing. Je travaillais dans ces grandes tours de la Défense. J'ai toujours travaillé sur les thèmes de l'éducation, veillé à lutter contre les inégalités et déterminismes sociaux et scolaires. Je suis engagée pour la protection de l'enfance et de la jeunesse depuis de nombreuses années.

En tant que mère, citoyenne, ancienne enfant de l'école de la République, je n'ai pas compris comment un enfant de 13 ans pouvait mettre fin à ses jours parce qu'il était brimé. Je n'ai pas compris parce que nous ne savions pas ce qu'était le harcèlement.

Je rappelle le contexte. Les premiers travaux lancés sur ce sujet avaient été lancés par Luc Chatel, sous la responsabilité d'Éric Debarbieux. Les premières enquêtes de victimation datent de 2011-2013. C'est à cette époque qu'ont été faites les premières communications sur le harcèlement. Les premières vidéos sur le sujet montrent des gifles, on en est encore aux brimades. Nous avions, à l'époque, 10 ans de retard par rapport aux autres pays. Il était alors - et il le reste parfois - un phénomène qui se passait dans les cours de récréation. On considérait que c'était la faute des enfants : ils devaient se faire des amis.

Marion faisait partie de ces élèves, auxquelles se référaient les premières enquêtes de victimation. 40 % des bons élèves étaient stigmatisés. Il fallait devenir le « ventre mou » d'une classe ou d'une école pour s'en sortir. On a ensuite compris que le harcèlement touchait tout le monde, et qu'il n'y avait pas de profil type.

En 2013, avec mon mari, nous n'avons pas compris. Je suis une combattante qui cherche à trouver des solutions. Je répondrai à vos questions, mais je ne me placerai pas dans un registre victimaire. Ce n'est pas mon sujet.

J'ai créé l'association Marion la main tendue pour lui rendre hommage et pour porter sa voix, au même titre que j'ai écrit Marion, 13 ans pour toujours, une longue lettre à ma fille, pour comprendre le phénomène de harcèlement. Les derniers chapitres ont été écrits en 2014 : « il faut agir plus vite et plus fort ». Je réclamais déjà à l'époque l'intervention des pouvoirs publics, parce que c'est un phénomène de santé publique et de sécurité publique. Qui s'occupe de l'éducation s'occupe de la Nation : il faut s'occuper de nos enfants.

Le livre Marion, 13 ans pour toujours est sorti dans le monde entier et a fait l'objet d'une adaptation. J'étais la première surprise. Je finissais en écrivant « Je suis ta voix, je suis tes bras, je serai ton combat. D'une histoire personnelle peut naître l'universel ». C'était une prédiction. Je pensais que des parents allaient acheter ce livre, mais ce sont des enfants qui m'ont écrit et m'ont demandé de venir dans leur école pour les aider. C'est ainsi que sont apparues mes premières interventions. Grâce à mon parcours personnel - je viens des « quartiers », mot que je déteste -, j'ai compris que je devais aller sur tous les territoires.

J'ai rencontré, depuis 8 ans 5 000 à 8 000 enfants par an. Quand j'allais dans un établissement, j'en faisais tout le tour, car je craignais de ne pas prévenir à temps un enfant victime : j'aurais alors raté mon combat.

J'ai alors créé le guide « Stop au harcèlement » pour donner les clés aux parents. Je souhaitais oeuvrer à la transmission sur tous les territoires, auprès de toutes les familles. Je m'intéresse précisément aux familles allophones, celles qui ne comprennent pas. Les « sachants » savent déjà. Ceux qui nous regardent savent déjà, mais ceux qui m'intéressent sont ceux qui ne savent pas. C'est pour cela que je demande des politiques publiques fortes, consistant à lutter contre la fracture numérique, contre l'illectronisme. Certes, toutes les catégories socio-professionnelles et tous les territoires sont concernés, mais les violences sont différentes en fonction des milieux. Donc il faut aller partout : dans les lycées agricoles, les lycées de la mer, les lycées professionnels.

L'association a pris beaucoup d'ampleur et a donné lieu à une antenne au Luxembourg que j'ai fermée.

J'ai créé la Maison de Marion, première structure en France et en Europe pour accueillir les personnes harcelées. Quand vous perdez un enfant, quand celui-ci est victime de harcèlement, quand il est hospitalisé, toute la famille s'arrête. C'est un tsunami : vous ne travaillez plus et vous ne mangez plus. J'ai eu la chance d'avoir un bon réseau, avec un très bon avocat, David Paire, un bon médecin, un bon psychologue et de bons amis. Je pensais que la Maison de Marion devait ressembler à cela, à la maison de mes parents, dans ces quartiers où les enfants ne traînaient pas et venaient parce qu'il y avait du bon café, des livres et de la joie.

Je tiens à remercier ici, publiquement et solennellement, Valérie Pécresse, présidente de la région Île-de-France, qui ne m'a pas lâchée et nous a aidés, Jean-Michel Blanquer, ainsi que la Direction générale de l'enseignement scolaire (DGESCO) qui a conventionné avec nous pour ouvrir la Maison de Marion et nous a inclus dans le débat.

Nous sommes la première association qui traite dans leur totalité ces sujets, agréée au niveau national par le ministère de l'éducation nationale. Je suis désormais membre du comité d'experts auprès du ministre pour apporter des solutions concrètes, et membre du jury national du prix « Non au harcèlement ».

Je suis transpartisane : ce qui m'intéresse est de sauver des vies et accompagner des familles.

Nous avons beaucoup de réussite, mais il reste beaucoup à faire. J'espère que nous pourrons en parler.

Je ne suis pas une femme d'état des lieux - le baromètre l'a fait -, d'observatoires, je suis dans l'action. J'ai des propositions, qui ont été faites et qui sont remontées. Notre association a eu la chance d'être reçue à haut niveau, car on comprend que nous ne sommes pas dans la polémique.

J'ai accepté cette invitation car je voudrais que nous trouvions des solutions ensemble. Nous en avons mis en place, et nous en avons.

Vous avez peut-être envie d'une loi. Le délit de harcèlement à l'école a été créé lors des discussions de la loi du 4 août 2014 sur les violences entre époux et sur les violences conjugales. La loi du 3 août 2018 a instauré des délits. Des règles numériques existent, de même que le délit de revenge porn. Tout existe déjà mais, en France comme ailleurs, subsiste une carence, car la loi n'est pas appliquée. Pourquoi ?

Il faut réussir à porter plainte, ce qui est difficile. Nous réclamons donc un guichet unique. La petite Alisha est décédée. Victime de revenge porn, elle a voulu porter plainte : après quatre heures d'attente, elle est partie. Au sujet de Marion, nous en sommes, avec David Paire, à huit ans de procédure, sans encore être parvenu à un procès. Quel signe donne-t-on aux agresseurs ? Lorsque vous voulez porter plainte, les plaintes ne sont pas acceptées. C'est inacceptable.

Les solutions existent. Il faut insister sur la responsabilité des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) mais aussi mettre en place une politique publique forte. Il faut ainsi créer un guichet unique - auquel nous travaillons - et former les professeurs. Je remercie ici l'Éducation nationale de sa confiance : nous avons conventionné et nous allons lancer les premières formations dans les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation (Inspé), avec ceux de Paris et de Créteil. Nous allons former 300 professeurs à la Maison de Marion dans les compétences psycho-sociales. Nous agissons dès l'âge de 3 ans, jusqu'à bac + 3 à bac + 4.

Nous travaillons sur la transparence des chiffres. On ne peut pas aider 50 000 familles car nous sommes 8 permanents. Nous devons être plus nombreux.

À titre personnel, j'intègre le collège citoyen qui vient d'être créé pour développer, à terme, dix maisons de Marion sur tous les territoires. Je ne veux pas que, sur un territoire, faute d'argent et de volonté politique et publique, des enfants meurent et des familles soient détruites pour ne pas avoir trouvé le bon interlocuteur.

Le harcèlement est un sujet extrêmement grave. Nous ne parlons pas de harcèlement scolaire, mais de harcèlement entre pairs. Ce qui compte est que les violences soient répétées, mais pas nécessairement par la même personne : dans le raid numérique, il suffit d'une meute de personnes qui n'attaquent qu'une fois pour vous détruire en 24 heures. Une jeune femme de 14 ans victime de revenge porn vient ainsi de mettre fin à ses jours en Belgique.

Ce sont la personne victime et son environnement qui m'intéressent : la Maison de Marion a été construite autour de cinq pôles, dont les pôles thérapeutique, famille, et raccrochage scolaire - de nombreux enfants délaissent l'école en raison du harcèlement scolaire et du confinement.

Je souligne à cet égard que l'endroit où le harcèlement a lieu importe peu, à la différence de la question de savoir comment il a lieu, par qui il est perpétré, ainsi que les conséquences sur la victime et sa famille.

Je pense que le harcèlement à l'école est en diminution - précisément dans son enceinte. Dès le CP, les enfants connaissent le phénomène de harcèlement, le rejet de la différence et l'ostracisme, mais ils ne sont pas armés et sont démunis face à la meute. Nous développons par conséquent des ateliers d'empathie et de compétence psycho-sociale. Comme l'indique notre baromètre national, les professeurs se sentent concernés mais sont démunis, raison pour laquelle nous proposons des formations.

Je ne crois pas que le harcèlement soit en augmentation en matière de cyberviolences. Je n'ai pas de chiffres. Après le décès d'un enfant, nous avons parfois 100 à 200 % d'augmentation de demandes à l'aide, mais cela ne signifie pas que le harcèlement augmente de 200 %.

Le confinement, en tout cas, a déporté les violences sur les réseaux sociaux, mais pas seulement. 50 % du harcèlement est réalisé via des messageries privées et des SMS. Les parents se rassurent souvent en se disant que leur enfant n'a pas accès aux réseaux sociaux. Ce n'est tout d'abord pas le cas : il n'y a pas de contrôle. Ensuite, cela s'est déporté, car avec l'école à la maison, de nombreux parents, avec la fracture numérique, ne disposaient pas de plusieurs ordinateurs portables. Ils ont donné des téléphones portables. L'usage récréatif s'est mué en usage informatif, avant de devenir un véhicule de colère, voire une arme de destruction massive, avec la visualisation de contenus inappropriés. Je n'ai aucun souci avec les écrans, mais l'usage qu'on en fait - la durée de consommation et le contenu - sont problématiques. Si je regarde « C'est pas sorcier » pendant une heure, et dix minutes de pornographie, ce n'est pas la même chose !

Dernière chose, puisque nous sommes l'association des familles : nous accueillons les harceleurs - nous avons pour cela conventionné avec des établissements. Le harcèlement est une relation triangulaire : d'abord la meute avec les suiveurs, ensuite la personne victime, dite « cible », et sa famille, et enfin les témoins. Il faut agir et accompagner ces témoins : ce sont aussi les adultes, et donc toute la communauté éducative. Notre slogan est « Le harcèlement n'est pas une fatalité, il faut agir ensemble ».

Ce qui compte est que, quand un enfant vient, on ne lui demande pas qui il est ni d'où il vient. On accompagne chaque enfant jusqu'au bout : c'est le guichet unique.

Je ne pense pas que le harcèlement a augmenté, mais je pense qu'on peut le réduire. Nous allons y arriver ensemble. Avec le conseil d'administration, et notamment notre vice-présidente Catherine Jacquier - qui est aussi responsable et directrice générale des « Petits citoyens » -, nous sommes particulièrement déterminés.

Il faut redonner aux enfants l'idée que la France leur appartient, leur rappeler qu'ils ont leur place à l'école comme dans la société. Il faut donc lutter contre les inégalités territoriales et les préjugés, développer les rôles modèles, et souligner qu'on peut s'en sortir et qu'on a le droit d'être un enfant différent. J'ai été ostracisée pour différentes raisons, mais cela ne m'empêche pas de poursuivre.

Je vous remercie pour votre attention.

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