Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les sénateurs, en 2020, 740 000 naissances ont eu lieu dans notre pays.
Parfois, hélas, le chagrin est au rendez-vous d’un événement qui se voulait heureux. Je pense bien sûr à la peine des parents et des familles qui ne pourront pas entendre le premier cri de cet enfant attendu, né sans vie. L’année dernière, 8 747 actes d’enfant sans vie ont été dressés. Derrière ce chiffre se cachent des douleurs immenses. Ce deuil nécessite un accompagnement et beaucoup d’empathie de notre part.
Aujourd’hui, un acte juridique permet de reconnaître cet enfant : c’est l’acte d’enfant sans vie, créé par la loi du 8 janvier 1993 relative à l’état civil, à la famille et aux droits de l’enfant.
L’article 79-1 du code civil distingue ainsi deux hypothèses.
Lorsque le certificat d’accouchement atteste que l’enfant est né vivant et viable, mais que celui-ci décède avant l’établissement de l’acte de naissance, l’officier d’état civil dresse simultanément un acte de naissance et un acte de décès. L’enfant qui est né vivant et viable, même s’il n’a vécu que quelques instants, a été une personne avec tous les attributs de la personnalité juridique.
Au contraire, lorsqu’il n’est pas attesté par le certificat d’accouchement que l’enfant est né vivant et viable, un acte d’enfant sans vie peut être établi. Cet acte est enregistré seulement sur les registres de décès. L’enfant sans vie peut recevoir un prénom et être inscrit sur le livret de famille avec indication du nom de ses père et mère, alors même que la filiation n’est pas juridiquement établie.
Ceux que la loi désigne comme « enfants sans vie » sont, d’une part, les enfants qu’on appelait jadis « mort-nés » et, d’autre part, les enfants décédés peu après la naissance, car ils n’étaient pas viables.
Avec votre proposition de loi, madame la sénatrice Loisier, vous souhaitez donner un nom de famille aux enfants sans vie pour accompagner le deuil des parents.
Je veux saluer la grande humanité de votre démarche ; je partage avec vous l’objectif visant à mieux prendre en compte la situation des familles touchées par de tels drames. Il s’agit d’un enjeu essentiel pour nous tous, notamment pour le Gouvernement. L’implication de chacun est nécessaire pour accompagner ces familles à la hauteur de leur souffrance.
Je tiens à exprimer ici devant vous une pensée chaleureuse et particulière à l’attention de l’ensemble des familles qui ont été frappées par la douleur de la perte d’un enfant né sans vie. L’épreuve immense qu’elles traversent mérite toute notre attention ; nous nous devons de le leur dire.
Votre proposition de loi, madame la sénatrice Loisier, fait œuvre utile en ce qu’elle permet de poser le débat et de faire connaître des situations trop souvent ignorées.
J’entends être au rendez-vous des demandes légitimes qui s’expriment en faveur d’un traitement digne et respectueux des enfants nés sans vie et de leurs familles.
Je veux vous assurer que le ministère de la justice, le ministère des solidarités et de la santé et le ministère de l’intérieur, ainsi que le ministère de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, s’emploient avec détermination à améliorer l’accompagnement des familles. Il s’agit de répondre à leur demande légitime d’un traitement digne et respectueux des enfants nés sans vie. Or, à cette demande, plusieurs réponses ont été apportées, dont je voudrais faire le bref rappel devant vous.
Tout d’abord, pour les familles qui le souhaitent, l’inscription dans l’histoire familiale des enfants nés sans vie est déjà possible.
Cette inscription passe en premier lieu, comme je l’ai dit, par l’établissement d’un acte officiel : l’acte d’enfant sans vie. Elle passe aussi par la mention du prénom de l’enfant dans un livret de famille remis aux parents, à leur demande, par l’officier d’état civil, et qui porte la mention des parents. Elle passe également par l’organisation de funérailles à la demande de la famille. Les communes peuvent d’ailleurs autoriser des funérailles, même en l’absence d’acte d’enfant sans vie.
Le travail mémoriel peut en outre se traduire par l’apposition d’un prénom, mais aussi d’un nom de famille, sur la sépulture. En effet, le code général des collectivités territoriales n’impose pas que l’identité gravée sur le monument funéraire soit strictement identique aux données de l’état civil. Les titulaires de la concession funéraire peuvent demander une inscription différente.
À notre connaissance, la mise en œuvre de l’article 79-1 du code civil ne donne lieu à aucune difficulté d’application, pour les officiers de l’état civil comme pour les professionnels de santé ou pour les communes – et je tiens à vous assurer que le Gouvernement est vigilant sur ce point.
Mesdames, messieurs les sénateurs, les instructions qui ont été données vont dans le sens d’une appréhension des situations empreinte d’humanité. Les professionnels qui sont amenés à intervenir y sont évidemment sensibilisés.
Ensuite, l’accompagnement des familles a été renforcé. Des recommandations générales concernant la prise en charge du deuil périnatal ont été définies par la Haute Autorité de santé. En complément, certains réseaux de santé périnatale ont travaillé à la définition de recommandations régionales permettant d’harmoniser l’accompagnement du parcours de deuil.
Tous les efforts sont donc faits pour proposer à la famille un accompagnement individualisé et pour lui délivrer l’intégralité des informations nécessaires en matière d’investigations cliniques complémentaires, de procédures administratives, de droits aux prestations sociales ou aux congés parentaux, d’inscription à l’état civil ou d’obsèques.
Enfin, le droit actuel tient compte de toutes les sensibilités. En effet, chacun est libre de faire établir un acte d’enfant sans vie. Chacun est libre de donner un prénom à l’enfant. Chacun est libre d’organiser des funérailles ou de s’en remettre aux établissements de santé. Chacun est libre d’associer au prénom un nom sur la sépulture.
Faut-il aller plus loin et introduire dans le code civil la possibilité d’inscrire à l’état civil un nom de famille ? Cette proposition, dont je comprends et respecte les motivations, me conduit à émettre deux réserves, mesurées, que je voudrais partager avec vous.
La première est qu’une telle inscription peut être de nature à rigidifier les règles applicables en matière d’état civil. En effet, le cadre actuel, dans sa souplesse, permet à chacun de faire son deuil comme il l’entend face à l’épreuve terrible que constitue la perte de l’enfant tant attendu. Car je ne crois pas qu’il y ait une seule façon de faire son deuil. Certains souhaitent oublier ; ceux-là aussi doivent être pris en compte.
La seconde concerne le code civil et le droit des personnes : le risque existe d’un déplacement des équilibres acquis.
La proposition qui consiste à introduire dans le code civil la possibilité de donner un nom à l’enfant né sans vie pose une difficulté juridique : comment justifier que le nom soit dévolu sans qu’une filiation soit établie ? Et comment donner à l’enfant un nom à l’état civil, en lui déniant toute personnalité juridique ?
J’ai bien sûr relevé que les travaux de la commission menés par la rapporteure Marie Mercier, que je tiens à remercier pour son implication, avaient permis de préciser le texte, garantissant que les nouvelles propositions de rédaction ne consacrent pas la personnalité juridique de l’enfant, ce qui emporterait des conséquences très importantes en matière civile, en particulier en termes de dévolution successorale.
Les travaux de la commission sont de nature à encadrer la portée de ce texte, ou plutôt, ce qui peut d’ailleurs paraître paradoxal, à lui ôter sa pleine efficacité juridique ; mais – je souhaite y insister – le nom de famille est un attribut de la personnalité juridique et seules les personnes ont un nom de famille.
Or l’enfant sans vie n’a pas de personnalité juridique. Aussi son statut juridique ne relève-t-il pas du domaine de la loi et du code civil. Le rattachement dans la loi d’éléments de l’état civil à l’enfant sans vie est de nature à faire naître des incertitudes et de la confusion quant au cadre juridique applicable.
Ces équilibres, vous le savez, sont particulièrement sensibles et toujours fragiles ; il nous faut n’y toucher que d’une main des plus tremblantes – le cœur a ses raisons que la raison juridique ne connaît pas forcément. Le Gouvernement s’en remet donc à la sagesse de la Haute Assemblée.