Intervention de Catherine Procaccia

Commission des affaires sociales — Réunion du 16 juin 2021 à 9h30
Responsabilité civile de certains professionnels de santé — Examen du rapport d'information

Photo de Catherine ProcacciaCatherine Procaccia, rapporteur :

Vous m'avez confié le soin de dresser un bilan de l'assurance responsabilité civile médicale des professionnels de santé libéraux, sujet qui a connu d'importantes évolutions législatives entre 2002 et 2012 : durant cette période, cette question retenait toute l'attention de notre commission, mais aussi, de manière générale, des pouvoirs publics, des assureurs et des professionnels de santé. C'est moins le cas aujourd'hui. C'est la raison pour laquelle je souhaite retracer brièvement les grandes étapes législatives qui ont jalonné ce dossier et vous rappeler les caractéristiques de ce risque médical singulier.

La loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, dite « loi Kouchner », a posé le principe de la responsabilité des professionnels et établissements de santé à l'égard des conséquences des actes de prévention, de diagnostic ou de soins qu'ils dispensent, dès lors que les dommages résultent d'une faute.

S'agissant des accidents graves, mais non fautifs, c'est la solidarité nationale, au travers de l'Office national d'indemnisation des accidents médicaux (Oniam), établissement public institué par cette même loi, qui prend en charge l'indemnisation des victimes.

La loi Kouchner a également rendu obligatoire, afin de prévenir les risques d'insolvabilité, l'assurance responsabilité civile des professionnels de santé. Ceux qui exercent au sein d'un hôpital comme salarié sont couverts par l'assurance souscrite par l'établissement, tandis que ceux qui exercent à titre libéral, comme c'est le cas, par exemple, dans une clinique privée, doivent s'assurer à titre individuel.

La couverture de ce risque a pour première caractéristique le temps très long dans lequel s'inscrivent les dossiers d'indemnisation. La loi Kouchner a fixé le délai de prescription à dix ans à compter de la consolidation du dommage. Celui-ci s'apprécie à partir de la majorité de la personne : si la victime est un nouveau-né, elle peut engager la responsabilité du professionnel de santé vingt-huit ans après les faits. Les procédures, souvent par la voie judiciaire pour les cas complexes, sont très longues et impliquent des expertises itératives pour déterminer s'il y a faute du praticien, mais aussi arrêter le niveau de l'indemnisation requise, souvent sous la forme d'une rente à vie, d'une compensation de perte de revenu ou d'aides humaines ou matérielles, qui vont devoir être revues tout au long de la vie de la victime.

Une autre caractéristique tient aux particularités des contrats d'assurance en responsabilité civile (RC) médicale. D'une part, les garanties qu'ils proposent sont plafonnées : la loi Kouchner a renvoyé au décret la définition de ces plafonds a minima, qui étaient de 3 millions d'euros par sinistre entre 2002 et 2012, avant d'être relevés. D'autre part, à la suite d'une proposition de loi initiée fin 2002 par l'ancien président de la commission des affaires sociales, Nicolas About, le principe courant dit en « base fait générateur », selon lequel la garantie d'assurance couvre les activités effectuées pendant la durée du contrat, a été remplacé par celui de « base réclamation » : les contrats ne couvrent plus indéfiniment les conséquences des actes passés, mais seulement ceux qui font l'objet d'une première réclamation par la victime pendant la période de validité du contrat. Quand un praticien arrête son activité ou prend sa retraite, son dernier contrat le couvre pendant une période de dix ans.

Cette réforme avait alors entendu répondre aux fortes tensions rencontrées sur le marché de la responsabilité civile médicale : plusieurs compagnies d'assurances menaçaient de ne plus assurer des médecins ou certains hôpitaux, dans un contexte de développement du contentieux médical.

Ces évolutions ont rassuré les assureurs. Mais finalement, les dispositions qui résultent des lois Kouchner et About ont pu créer des « trous de garantie », c'est-à-dire des défauts de couverture par l'assurance en cas d'épuisement ou d'expiration des garanties : rares fort heureusement, ces situations faisaient tout de même peser une menace sur l'exercice libéral de spécialités particulièrement exposées à des risques graves comme les obstétriciens, les chirurgiens ou les anesthésistes, qui s'acquittent tout au long de leur carrière de primes élevées. Notons toutefois que ces dernières sont partiellement prises en charge par l'assurance maladie, dans certaines conditions.

Après diverses initiatives, notamment celle de notre commission dans le cadre de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2010 à la suite d'une proposition de loi déposée par Alain Milon et Dominique Leclerc, une solution a été proposée par le gouvernement de l'époque lors de la loi de finances pour 2012. Faisant suite à un travail de concertation entre les pouvoirs publics, les assureurs et les professionnels, cette solution a consisté en la création d'un fonds de garantie, le Fonds de garantie des dommages consécutifs à des actes de prévention, de diagnostic ou de soins (FAPDS), permettant une plus large mutualisation du risque sur ce segment très restreint du marché.

Ce fonds est destiné à prendre en charge les montants d'indemnisation non couverts par les contrats d'assurance « de base », soit parce qu'ils dépassent les plafonds de garantie, soit parce que la validité du contrat a expiré - notamment si la plainte est déposée alors que le professionnel est en retraite depuis plus de dix ans.

Le fonds est alimenté par une contribution forfaitaire annuelle à la charge des professionnels de santé libéraux, dont le montant oscille entre quinze et vingt-cinq euros selon les professions et spécialités. Sa gestion a été confiée à la Caisse centrale de réassurance (CCR), qui assure la gestion d'autres fonds publics, comme le « fonds Barnier ».

Ce nouveau dispositif est entré en vigueur à compter du 1er janvier 2012, pour les contrats souscrits à partir de cette date. Il s'est accompagné d'un relèvement des plafonds de garantie a minima des contrats, passés de 3 à 8 millions d'euros par sinistre.

Près de dix ans après la création de ce fonds, où en est-on ?

Un premier constat est que les caractéristiques du marché de la RC médicale n'ont guère changé : cela reste un marché « de niche », très concentré ; les cinq premiers acteurs représentent 81 % du marché.

Pour la Fédération française de l'assurance (FFA), la réforme engagée en 2012 a contribué à stabiliser le marché précaire de la RC médicale, même si celui-ci demeure déficitaire : le ratio « sinistres sur primes » augmente de manière régulière depuis 2013 et s'établissait à 103 % en 2019, pour atteindre 122 % dans une spécialité comme la gynécologie-obstétrique, et 111 % en chirurgie. Les prestations versées dépassent les primes perçues, ce qui ne va pas sans poser la question de la soutenabilité de cette activité à terme. Certains assureurs étrangers qui pratiquaient des prix plus bas ont quitté le marché.

Le fonds géré par la CCR a, quant à lui, une activité pour l'instant réduite. Au 31 décembre 2020, soit sur une période d'activité de neuf ans, son intervention a été sollicitée dans 75 dossiers : 61 dossiers sont en cours et 14 autres sont clos, pour lesquels le principe de l'intervention du fonds a été rejeté au contentieux. En outre, 35 % des dossiers en cours concernent l'obstétrique, 18 % la chirurgie orthopédique, 7 % l'anesthésie réanimation et 7 % la médecine générale.

La trésorerie du fonds s'établissait à près de 70 millions d'euros en 2020, quand le montant de ses provisions relatives aux indemnisations des sinistres était de 36 millions d'euros, soit un ratio de 51 %. Les sinistres pour lesquels l'indemnisation pourrait dépasser 8 millions d'euros, à savoir le plafond réglementaire des contrats d'assurance, ne concernent pas moins de onze dossiers.

Toutefois, la plupart des sinistres n'ont pas encore été indemnisés : des procédures judiciaires et des expertises sont en cours, sur la fixation du montant des préjudices pour les victimes et sur le principe même de leur prise en charge par le fonds ; dans certains cas ces dossiers opposent la CCR aux assureurs sur des dossiers complexes, sans conséquence donc pour les praticiens concernés.

Fin 2020, seuls 40 195 euros d'indemnisations ont été effectivement versés par le fonds, au titre d'une seule affaire dans laquelle la CCR a décidé de faire appel du jugement... Il nous faudra donc du temps, compte tenu de la durée des procédures, de la lourdeur et de la complexité des dossiers impliqués, pour apprécier la montée en charge de ce dispositif et sa réelle portée.

La principale question que nous avions en tête en engageant ce bilan était de savoir si la réforme de 2012 avait mis fin aux situations résiduelles de « trou de garantie » pour des professionnels de santé.

Un juriste ayant représenté l'intérêt des professionnels libéraux a alerté notre présidente sur le fait qu'une dizaine de praticiens - ou leurs proches dans le cadre de successions - seraient responsables sur leurs propres deniers et menacés de ruine. Comme cela concerne des réclamations antérieures à 2012, date de création du fonds, ces acteurs demandent au législateur d'étendre l'intervention du fonds pour la faire rétroagir aux plaintes portées avant 2012.

Mes investigations ne m'ont pas permis d'avoir une évaluation fine de la situation et ne me conduisent donc pas à vous proposer aujourd'hui de soutenir cette demande de modification des textes.

Une première raison est que nous manquons de recul et de données. Pour les rares situations individuelles portées à ma connaissance, les procédures judiciaires - lourdes et complexes - sont en cours et l'évaluation des dommages corporels impliquera des expertises successives et itératives, tout au long de la vie de la victime. D'après la CCR, l'intervention du fonds pour un contrat souscrit avant 2012 ou une réclamation portée avant 2012 a été rejetée par le juge dans une dizaine de dossiers, dont un seul dans lequel le sinistre était de nature à dépasser le plafond de garantie, alors de 3 millions d'euros. Nous ne connaissons pas la réalité de la situation pour les cas ayant fait l'objet de démarches par la seule voie amiable et non judiciaire. L'Oniam ne dispose d'aucune donnée à ce sujet alors même qu'il peut être amené à se substituer aux assureurs ou praticiens en cas d'épuisement des garanties et engager ensuite des actions récursoires à leur encontre.

L'autre raison, qui découle de ce premier constat, est qu'il ne semble exister aucune évaluation du nombre de cas qui pourraient être concernés ni aucun chiffrage des montants d'indemnisation potentiellement impliqués. Nous ne pouvons guère apprécier si un élargissement du champ d'intervention du fonds est justifié et un tel élargissement aurait, le cas échéant, un impact non maîtrisé sur son équilibre financier.

Or, ce fonds est financé, je vous le rappelle, par les cotisations des professionnels de santé et repose sur le principe d'une mutualisation très large : il ne faudrait pas fragiliser, en augmentant le montant de la cotisation, la solidarité des paramédicaux - les plus nombreux à cotiser - envers les quelques spécialités médicales les plus exposées aux risques de sinistres lourds.

Avant 2012, le plafond a minima de garanties des contrats d'assurance était de 3 millions d'euros et non de 8 millions. Or, d'après la FFA, de nombreux praticiens avaient souscrit des contrats offrant de meilleures garanties que le minimum réglementaire proposé souvent par des assureurs étrangers, insuffisant face aux montants d'indemnisations requis dans les préjudices corporels les plus graves. Au problème d'équilibre financier s'ajouterait donc un problème d'équité et d'aléa moral.

Si je ne vous propose pas de modifier la loi, étant par ailleurs opposée à titre personnel au principe de lois rétroactives destinées à répondre à des cas individuels, je souhaite, pour autant, attirer votre attention sur l'absence de suivi et même sur le désintérêt que semble susciter ce dossier depuis le vote de cette réforme.

D'abord, ce qui ne vous étonnera pas, le rapport d'évaluation prévu dans la loi de finances pour 2012 n'a jamais été transmis au Parlement. En outre, l'Observatoire des risques médicaux (ORM) institué par la loi et adossé à l'Oniam ne fournit plus de données depuis 2015, ce qui ne permet pas de disposer d'éléments d'analyse sur l'évolution des accidents médicaux. Or, les dernières versions de ce rapport présentaient d'intéressantes données sur les sinistres les plus graves. Seules les données des assureurs, collectées par l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) sont réunies dans un rapport annuel aux ministres concernés, rapport non public que j'ai obtenu non sans difficulté.

J'ai également constaté que la CCR ne montrait pas un intérêt particulier dans la gestion du fonds, qui ne relève pas de son champ d'expertise, qui est plutôt celui des catastrophes naturelles et de la réassurance au sens strict : ses responsables souhaiteraient déléguer la gestion des dossiers à l'Oniam, ce qu'avait prévu une convention signée en 2017, mais jamais appliquée. L'Oniam pourrait être, certes, plus compétent sur le fond du sujet, mais sa direction actuelle estime ne pas disposer des moyens adaptés et ne souhaite pas intervenir en sous-traitant de la CCR.

Je regrette que le « service après vote » sur ce dossier soit très réduit par les organismes publics concernés, ce qui ne permet pas d'assurer l'information complète du Parlement. Je prends notre part de responsabilité, car nous n'avons nous-mêmes jamais interrogé les services sur ce dossier. Or, il serait intéressant de disposer d'éléments prospectifs sur la soutenabilité à moyen et long termes du dispositif voté en 2012.

Le plafond de 8 millions d'euros, sur lequel les contrats se sont alignés, est-il encore suffisant au regard des montants d'indemnisation effectivement requis ? Quelles sont, précisément, les situations individuelles qui échappent à une couverture assurantielle complète pour les praticiens et quelles conséquences cela fait-il courir aux victimes ? Ces situations semblent aujourd'hui totalement échapper à la connaissance des acteurs chargés du sujet.

Il serait intéressant de faire remonter ces informations et de confier à un groupe de travail ad hoc, qui pourrait notamment réunir la CCR et l'Oniam ainsi que les autres acteurs concernés, l'étude de ces cas individuels.

S'il est donc prématuré de vous proposer d'adapter la loi, il me semble important de garder un oeil attentif sur ce dossier et de solliciter la mise en place pour l'avenir d'un système plus structuré de suivi et d'évaluation de ce risque particulier.

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