Merci Madame la présidente.
Je voudrais, tout d'abord, donner une petite précision sur mon CV. Je suis directeur d'un master à Sciences po mais mon intervention aujourd'hui se justifie à deux autres titres. Je préside la filière silver économie depuis 2014 et j'ai été également vice-président d'un conseil général de 2008 à 2015, ainsi que vice-président de la commission sociale de l'Assemblée des départements de France. Je ne suis donc pas, à proprement parler, un universitaire, même si j'ai créé ce master.
Permettez-moi aussi de replacer le rapport que je viens de remettre dans son contexte. J'ai été sollicité à la fin novembre pour le rédiger car le Gouvernement préparait un projet de loi sur le grand âge et souhaitait enrichir le texte sur les aspects non médico-sociaux. Plus précisément, il était question de réactualiser un rapport que j'avais remis au Premier ministre en mars 2013 sur l'adaptation de la société au vieillissement (ASV) et qui avait été à l'origine de la loi ASV. La réactualisation de ce travail devait être très rapide puisque le rapport était attendu pour la fin janvier. Finalement, Gabriel Attal, porte-parole du Gouvernement, a annoncé le report du projet de loi sur le grand âge à la fin de la crise sanitaire. J'ai donc considéré disposer de davantage de temps pour mener à bien ma mission et le rapport a été rendu le 26 mai.
Je voudrais aussi souligner que ce rapport a été commandé par trois ministres et qu'il s'agit là d'une différence intéressante par rapport à ma mission de 2013, dont la ministre déléguée aux personnes âgées était seule à l'origine. En effet, en étant missionné par Brigitte Bourguignon, ministre déléguée chargée de l'autonomie, Emmanuelle Wargon, ministre déléguée chargée du logement, et Jacqueline Gourault, ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, j'ai pu bénéficier du concours et de l'expertise d'organismes habituels comme la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie ou la direction générale de la cohésion sociale mais également de la direction de l'habitat, de l'urbanisme et des paysages du ministère du Logement, de l'Agence nationale de la cohésion des territoires ou bien de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine. Ces derniers ne sont pas des organismes avec lesquels on parle naturellement des questions du vieillissement.
J'ai voulu centrer ce rapport sur la capacité à organiser une société qui permet de vieillir chez soi. J'ai donné comme objectif au rapport de dé-médico-socialiser, si je puis dire, la question de la vieillesse. Toutes les personnes âgées ne sont pas des GIR et les résidents des Ehpad ne sont qu'une petite partie des 15 millions de seniors en France.
Je souhaiterais vous donner à présent quelques éléments de nature démographique et sociologique. Ce n'est pas suffisant de dire que la France vieillit. Le nombre de personnes âgées de 85 ans et plus dans notre pays stagnera de 2020 à 2030. Ce nombre augmentera ensuite fortement à partir de 2030. En revanche, c'est bien le nombre de personne âgée de 75 à 84 ans qui va connaitre une brutale accélération dans la décennie à venir. Leur effectif passera de 4 millions à 6 millions de personnes soit une hausse attendue de 47 % d'ici à 2030. En termes de politiques publiques, l'urgence est donc l'adaptation de la société à ce public caractérisé par son âge de 75 ans à 84 ans qui présente des fragilités mais assez peu de perte d'autonomie. Cette part de seniors n'a besoin de personne pour accomplir les actes de la vie quotidienne mais elle nécessite une ville bienveillante en termes de transport, de logement et autres. J'ai voulu me concentrer sur cette population en soulignant que si on veut vieillir chez soi ce n'est pas seulement un enjeu de tarification de SIAD et SAAD. La question du bien-vieillir chez soi doit être traitée dans un continuum, qui relie le logement adapté aux mobilités aménagées jusqu'à une ville bienveillante, mais doit aussi prendre en compte la diversité des territoires - centre-ville, péri-urbain, rural - dans lesquels on ne vieillira pas de la même façon.
Au plan sociologique, les personnes qui auront 85 ans en 2030 seront ceux qui avaient 25 ans en mai 1968, donc nés en 1945 : c'est le début de la génération du « baby-boom ». Il ne suffit pas dire que la France va vieillir : il faut préciser que ces personnes qui n'auront pas les mêmes envies, pas les mêmes désirs, pas les mêmes attentes que leurs propres parents. D'abord parce que c'est la première génération qui a vécu la dépendance de ses propres parents, et puis enfin parce qu'elle a été biberonnée à la liberté, à l'autonomie, au consumérisme. Les opérateurs de juke-box des maisons de retraite peuvent délaisser Piaf et Aznavour : le résident de 2030 était peut-être à Woodstock.
Le chapitre sur le logement du rapport s'ouvre par conséquent l'examen de ce que veut dire vieillir chez soi. Dans notre imagerie commune, vieillir chez soi, c'est rester dans la maison où l'on a construit son couple et élevé les enfants. Mais une fois le mari décédé et les enfants partis, rester seule, sans voiture, à cinq kilomètres de la boulangerie n'est plus possible. Je parle à un moment donné de blablacarisation du logement, car la génération dont je parle sera davantage tentée par l'usage que par la propriété, par ce qui permet d'être heureux et de vivre harmonieusement plutôt que de posséder.
Vous le voyez dans vos territoires : certains songent à vendre leur maison, parce qu'elle est impraticable ou isolée des commerces, pour louer. D'où l'actuel boom des résidences services senior. Si les maires autorisaient tous les projets qui leur sont soumis, il y en aurait à tous les coins de rue ! La résidence services senior correspond à cette envie de ne plus vivre seul chez soi. Les personnes sont sans doute contraintes d'aller en Ehpad parce qu'elles ne peuvent faire autrement ; elles vont en résidence services, en revanche, parce qu'elles en ont envie. Le cas typique est celui de la veuve de 80 ans, qui représente 75 % des résidents d'un groupe comme Domitys - car les femmes sont plus souvent veuves que les hommes ne sont veufs. C'est alors un moyen de se recentrer au coeur du quartier ou au coeur de la ville ; le rayon d'action d'une personne âgée qui n'a plus de voiture est de 300 ou 400 mètres.
On pourrait dresser un parallèle avec le concept de ville du quart d'heure, de l'urbaniste franco-colombien Carlos Moreno : la ville de demain, la ville silver-friendly, sera celle dans laquelle une personne âgée aura les services et les commerces dans un rayon d'un quart d'heure autour de chez elle.
Je redéfinis donc la notion de « chez soi » et ce « chez soi » peut être divers : résidence services senior, résidence autonomie... Il faut arrêter de tourner autour du pot sur les résidences autonomie. Il y en a 2 000 dans notre pays. L'immense majorité sont la propriété de bailleurs sociaux qui ne les ont jamais rénovées. Les maires finiront par se résoudre à leur disparition ou à leur transformation en foyer de jeunes travailleurs. La réalité, c'est que nous sommes en train de perdre un patrimoine qui héberge plus de 100 000 personnes en France et qui est, si je puis me permettre, la résidence services du pauvre. Nous risquons de nous priver d'un atout formidable pour les personnes âgées modestes. Je rappelle que plus de 70 % des résidences autonomies en France sont gérées par les CCAS et qu'elles sont pour l'immense majorité la propriété de bailleurs sociaux.
Dans le cadre du plan de relance, un milliard et demi d'euros doivent être délégués à la CNSA pour améliorer l'immobilier des Ehpad ; le forfait pour les résidences autonomie y occupe une faible part. Je propose de réserver 10 % à 15 % de cette enveloppe pour les résidences autonomie : avec 200 millions d'euros, il y aurait de quoi faire.
D'autres phénomènes sont plus nouveaux et nous paraissent plus anecdotiques, mais j'ai découvert en faisant cette étude qu'ils l'étaient de moins en moins. Par exemple, les résidences intergénérationnelles. Les bailleurs sociaux les théorisent désormais, et elles sont appelées à se développer de même que, plus largement, toutes les formules d'habitat inclusif dont parle le rapport Piveteau-Wolfrom. Ce sont des éléments de cet « habiter autrement » dans lequel je crois beaucoup.
Certaines personnes resteront néanmoins chez elles - je rappelle que 75 % des seniors sont propriétaires de leur logement et ils ne vont pas tous déménager. Il y aura donc des travaux d'adaptation à réaliser le plus tôt possible, mais pas trop tôt non plus, pour ne pas leur faire injure...
En tout état de cause, notre système est d'une complexité folle : nul ne sait à qui s'adresser, entre sa mairie, qui n'y peut rien, la CNAV ou l'Agence nationale de l'habitat (Anah)... Ce que je propose - mais le ministère du logement y a réfléchi aussi - c'est de transposer le système MaPrimeRenov', que j'appelle MaPrimeAdapt', afin de constituer un guichet unique pour une allocation unique avec des critères d'éligibilité uniques. Car les aides de l'Anah sont réservées aux GIR 1, 2, 3, ou 4, ce qui est un crime contre la prévention car cela revient à attendre que les gens soient tombés dans leur escalier pour leur proposer une aide à l'adaptation ! Je prône également la quasi-systématisation des visites d'ergothérapeutes. Un ergothérapeute audite un logement pour 300 euros, qui peuvent économiser des dépenses bien plus élevées qui n'auraient aucun sens mais que certains ont intérêt à provoquer. Il faut donc un système et un guichet uniques, probablement autour de la CNAV et de l'Anah, une possibilité de délégation au département si celui-ci le demande.
Je rappelle un dernier chiffre pour dire l'urgence de cette question : 9000 personnes âgées de plus de 65 ans meurent chaque année de chutes domestiques. Peut-on vivre avec ce chiffre sur la conscience ? Les politiques publiques ont permis de passer de 18 000 morts par an sur les routes à 3 500 en 40 ans, et les différentes évolutions législatives sur le tabac ont permis de commencer à avoir des résultats. Nous pouvons obtenir des résultats aussi en matière de chutes domestiques.
La ville doit encore être bienveillante - par où l'on arrive au coeur des compétences des maires, des EPCI, des agglomérations. La dépendance, c'est d'abord et avant tout la compétence de l'État et des départements, et la question n'est souvent abordée qu'au travers du prisme médico-social : qui va tarifer l'Ehpad ? Qui va autoriser le SAAD ? Ceux qui sont pourtant en train de prendre une place majeure dans l'adaptation de la société au vieillissement, ce sont les maires. Car lorsqu'un promoteur présente un projet de résidence services senior, lorsqu'une association demande un habitat intergénérationnel, lorsqu'il faut améliorer la mobilité des personnes âgées, c'est le maire qui décide. C'est le maire, encore, qui est compétent pour la voirie, le trottoir, la synchronisation des feux rouges, les toilettes publiques, les bancs publics, le mobilier urbain, et tout ce qui renvoie au label de ville amie des aînés.
Les outils contractuels entre liant l'État aux territoires ont un poids indéniable. Tout récemment, le Premier ministre a créé les contrats régionaux de transition écologique (CRTE), mais je songe aussi aux dispositifs Petites villes de demain (PVD) et Action coeur de ville (ACD). Tout élu local connaît ces instruments : 1600 villes sont concernées par PVD et 222 par ACD. Or dans ces deux programmes, le terme de vieillissement n'apparaît nulle part. Je l'ai proposé, et un programme va donc être mis en place sur l'habitat inclusif et les PVD et, dans le cadre de la renégociation d'ACD, le vieillissement constituera un des trois axes. Il s'agit de 5 milliards d'euros, avec la participation de la Caisse des dépôts, de la Banque des territoires, de l'Anah, d'Action Logement. Voilà encore, au-delà des acteurs habituels du médico-social, une façon de transformer la ville et les quartiers.
Un autre enjeu fondamental est celui des mobilités. Faute de pouvoir se mouvoir en ville, nous sommes assignés à résidence. Or entre les bus qui conduisent à toute vitesse, la signalétique obscure, et la billettique difficile à manier pour un certain nombre de personnes âgées, il faut commencer par constater le divorce entre les transports en commun et les personnes âgées. Le soir même où sortait mon rapport, j'ai entendu à la radio le PDG de la SNCF présenter sa nouvelle tarification spéciale pour les seniors. À mon sens, ce n'est pas le problème : les seniors ne sont pas a priori des pauvres. Beaucoup de personnes âgées seraient prêtes à payer le prix si le chauffeur conduisait autrement, si la signalétique était lisible et si les arrêts de bus n'étaient pas en plein soleil - ce qui ne veut pas dire qu'il ne faut pas prévoir une carte de réduction pour le senior qui n'a pas les moyens.
Lorsque la personne âgée n'utilise pas les transports en commun, c'est un piéton. Et là, elle s'expose à davantage de dangers encore. Un piéton sur deux qui décède à plus de 65 ans. Cela représente 400 à 500 décès par an. Or dans les villes vont se multiplier les trottinettes et les vélos, ce qui risque d'aggraver l'insécurité des piétons les plus fragiles. Comment accompagner la mobilité des personnes âgées fragiles qui marchent en ville ? Voilà un vrai sujet à traiter - certes, pas par la loi.
Il faut avoir à l'esprit encore ceci : on ne vieillira pas de la même façon selon les territoires. Le cas de la Loire-Atlantique m'a frappé, car on y rencontre trois situations bien distinctes - mais c'est sans doute vrai aussi dans d'autres départements. La Baule est quasiment un Ehpad à ciel ouvert : population très âgée, prix de l'immobilier délirants... Les actifs qui viennent en aide à ses habitants n'ont donc aucune possibilité d'y loger. La ville sera de plus en plus vieillissante, et entourée d'un bandeau de villes peuplées de davantage d'actifs. Autre cas de figure : Châteaubriant, à la limite du Maine-et-Loire : commune plus rurale, vieillissant tout autant mais avec un déficit d'actifs. Enfin, troisième cas de figure : Nantes-métropole, dynamique, active, jeune mais qui, quantitativement, connaîtra la plus forte croissante de personnes âgées ! C'est la différence entre le vieillissement et la gérontocroissance. Qu'est-ce à dire ? Que les territoires n'appellent pas du tout les mêmes politiques : il faudra créer beaucoup plus d'Ehpad demain à Nantes-métropole qu'à Châteaubriant, même si la population sera plus vieille ici que là. Songez qu'il nous faudra demain créer plus de places en Ehpad dans un seul quartier de ville que dans toute la Creuse, quand bien même la Creuse resterait le département le plus âgé de France ! On ne peut donc pas mener des politiques uniformes, car les situations diffèrent fortement selon les territoires infradépartementaux.
D'où des conséquences précises en termes de gouvernance. Les schémas gérontologiques ne servent plus à rien ! J'en ai pourtant fait lorsque j'étais vice-président de département, et ils servaient, dans les années 1990, lorsque les départements programmaient encore les équipements. Puisque ce ne sont plus eux qui créent les maisons de retraite, ces schémas ne sont plus que du papier. Je propose donc que le département se dote d'un schéma de la transition démographique, grâce auquel il sera plutôt le stratège du vieillissement sur son territoire : alors seulement on parlerait utilement logement, mobilité, médico-social avec les CCAS, les bailleurs sociaux, les EPCI, etc. C'est ainsi, je crois, que le conseil départemental s'épanouira, plutôt qu'en se contentant d'assurer à Mme Durand que l'APA qu'elle perçoit, c'est bien grâce à lui.
Ces politiques doivent être interministérielles. C'est pourquoi je propose également la création d'un conseil interministériel de la transition démographique, sur le modèle du conseil interministériel du handicap, qui se réunit une fois par an, afin de concevoir la politique du vieillissement de manière stratégique sans réduire le tour de table aux seuls ministres de la santé et des affaires sociales.