Élu en 2017, être rapporteur de cette mission d'information est aussi une première pour moi, madame la présidente. Je vous remercie de la confiance que vous m'accordez, et je sollicite de votre part votre bienveillance. Je veux travailler dans un esprit d'entraide.
Notre objectif consistera à dégager une réelle plus-value par rapport aux travaux de grande qualité déjà menés par différentes institutions, y compris le Sénat. Nos collègues, dont Frédérique Puissat, Monique Lubin et Olivier Jacquin - cette liste n'est pas exhaustive -, se sont beaucoup investis sur ce sujet. Nous n'allons pas faire un « copier-coller » du travail déjà réalisé. Néanmoins, dans le temps extrêmement contraint qui nous est imparti, nous tenterons d'aboutir à un diagnostic, à une analyse partagée et à des réponses que je souhaite les plus convergentes possible. Pour ce faire, nous devrons nous référer tout au long de nos travaux à son intitulé : « Quel impact des plateformes numériques sur les métiers et l'emploi ? ». De ce constat maintes fois dressé - je le dis avec humilité -, nous devrons nous émanciper afin de rafraîchir un débat trop manichéen. Sont concernées des catégories précises de travailleurs et de plateformes numériques de travail, et nous aurons à décortiquer cette complexité. L'uberisation, j'y insiste, relève du travail et non de la simple intermédiation ou de la mise en relation numérique. Son modèle ne pouvant exister sans une force de travail, nos travaux devraient s'articuler autour de ces plateformes particulières.
Dix ans après l'arrivée sur notre territoire d'Uber, qui est entré dans le dictionnaire, une multitude de plateformes numériques de travail se sont développées. Elles sont soumises à un modèle économique unique, mais portent sur des emplois et des secteurs différents. Le sujet est complexe, sachant que certaines sont « hybrides » : elles assurent le support de la mise en relation entre le client et le donneur d'ordres ou celui de la fourniture de service final. Le contournement du modèle de travail standard se développe toujours plus, entraînant autant de défis que de conséquences, avec l'apparition de nouvelles vulnérabilités liées aux asymétries de pouvoir informationnel et aux formes de surveillance numérique que l'on peut qualifier d'intrusives, ainsi que des effets importants sur les emplois et secteurs que ce modèle risque d'absorber. Enfin, il convient de s'interroger sur l'appropriation de ces méthodes de management algorithmique par des sociétés qui ne sont pas des plateformes. Nombre de TPE-PME de mon département m'ont alerté sur ces pratiques qui les attirent ou qu'ils se sentent obligés de mettre en place.
Premièrement, nous tenterons au travers de nos auditions d'identifier les métiers et secteurs concernés, l'écueil étant de se tourner uniquement vers les activités de la restauration et de la livraison. Nous pourrons ensuite essayer d'établir un panorama aussi complet que possible des incidences de l'uberisation sur le monde du travail, qui touche de plus en plus de secteurs économiques trop souvent méconnus, et suscite a priori une forte polarisation du marché du travail, avec, d'un côté, des free-lance qualifiés et autonomes - ceux qui assument la situation - et, de l'autre, des travailleurs contrôlés et soumis à une grande précarité - ceux qui subissent. Notre mission aura pour but de comprendre et d'identifier comment les travailleurs précaires de plateformes peuvent devenir un pôle principal, voire dominant, et comment l'évolution du modèle s'oriente davantage vers des conditions de travail subies plutôt que choisies. Nous pourrons peut-être trouver ensuite des définitions juridiques appropriées.
La problématique de la protection sociale des travailleurs de plateforme a souvent été abordée par le Sénat, y compris en séance publique, même si nous n'y avons pas toujours apporté les mêmes réponses. Nos travaux devraient plutôt constituer des clefs de lecture, car, avant de qualifier des droits, il faut en caractériser les faits générateurs. Concernant ces « micro-prolétaires du web », pour reprendre les mots du sociologue Antonio Casilli que nous aurons l'occasion d'auditionner, l'expression suivante m'a particulièrement marqué : « Il n'y a pas d'algorithme ; il n'y a que des choix de quelqu'un d'autre. » Réfléchir à la façon dont ces conditions de travail se répandent et pourraient constituer la norme, nous conduit à nous interroger sur l'impact du modèle économique des plateformes et sur les métiers et les secteurs concernés : voilà la deuxième ambition de cette mission d'information.
Je souhaiterais ainsi que nous élargissions le périmètre de l'uberisation, qui ne concerne pas seulement le chauffeur Uber ou le livreur Deliveroo. Ce point me semble fondamental pour ne pas plonger dans le piège de cette vision restrictive qui guide trop fréquemment les travaux du Gouvernement, dénués d'une appréhension globale de l'ensemble des secteurs et des travailleurs visés par l'uberisation.
Deuxièmement, un nombre croissant de plateformes organisent la fourniture de prestations par les travailleurs indépendants à travers des algorithmes. Ils déterminent les prix ou les horaires de travail en temps réel, en fonction de l'offre et de la demande. Ce phénomène se traduit par l'opacification de l'organisation du travail pour les professionnels de ces secteurs. Chaque plateforme ayant son propre mode de fonctionnement, nous aurons à coeur d'approfondir et de clarifier les problématiques des algorithmes, en particulier les incidences de leur qualification juridique. Nous devrons mettre au jour le véritable rôle de l'intermédiation algorithmique et son assimilation à un contrôle ou à des prérogatives d'employeur. Il s'agira davantage de régulation que de transparence algorithmique, ce qui nous amènera à nous poser d'autres questions, telles que la caractérisation de la subordination algorithmique, la frontière entre le management et la subordination algorithmique, avec un dominant et un dominé. Comment définir toutes ces situations dans le droit du travail ?
Troisièmement, au-delà du statut, la question de la protection sociale demeure posée. Or la discrimination algorithmique est une réalité. Il conviendra donc de déterminer si, via l'algorithme, la plateforme n'a pas tenté de perturber l'autonomie du travailleur. Nous nous interrogerons sur les incidences de ces décisions automatiques individualisées sur la vie des travailleurs. Il serait nécessaire de trouver des outils et des critères suffisamment précis et globaux applicables aux plateformes numériques caractérisées comme étant des plateformes de travail. Et puisque l'économie de la donnée s'invite dans les mutations de la société, nous devrons nous interroger sur la manière de redonner au travailleur la main sur la donnée qui est le fruit de sa production, mais que seul l'algorithme, et donc la plateforme, récolte.
Quatrièmement, une harmonisation européenne est nécessaire concernant la protection garantie aux travailleurs des plateformes. À cet égard, j'espère que nos travaux éclaireront les différentes réflexions et guideront la consultation des partenaires sociaux, lancée en février par la Commission européenne. L'européanisation de ce nouveau phénomène social et économique est positive, car elle favorisera une future harmonisation que j'appelle de mes voeux. À une autre échelle, l'Organisation internationale du travail a récemment prôné la mise en oeuvre d'une régulation mondiale des rapports entre les plateformes et leurs travailleurs, y compris par la régulation algorithmique. Nous aurons l'occasion d'auditionner l'une de ses représentantes le jeudi 24 juin, afin de disposer d'une vision globale du phénomène et d'élargir le champ de nos réflexions.
Les travaux de cette mission d'information s'annoncent aussi passionnants qu'utiles pour les dizaines de milliers de nos concitoyens travaillant chaque jour au travers des plateformes numériques. Pour avoir regardé les dix métiers où la demande est la plus forte et les réponses les plus faibles, je constate qu'il s'agit surtout de métiers de services et peu qualifiés. Du fait de l'uberisation de la société, nous serons souvent invités à nous demander si telle ou telle activité économique est professionnelle ou non. Même les métiers dits « ingrats » nécessitent des savoirs. Une plateforme interactive, sous la forme de questions-réponses, sera élaborée, ce qui ne manquera pas d'humaniser encore nos propos. Nous attendons aussi des témoignages de travailleurs de ces plateformes, qu'ils soient chauffeur VTC, livreur, restaurateur, prothésiste, etc.
Nous nous réunirons dès que cela sera nécessaire, notamment par visioconférence compte tenu des contraintes de l'agenda législatif. J'apporte ma contribution avec humilité et enthousiasme !