Il me revient, en ma qualité de président d'âge, d'ouvrir la première réunion de notre mission d'information sur le thème : « Uberisation de la société : quel impact des plateformes numériques sur les métiers et l'emploi ?
Je vous rappelle que cette mission a été créée sur l'initiative du groupe CRCE, en application du droit de tirage reconnu aux groupes politiques par l'article 6 bis du Règlement du Sénat.
Le groupe CRCE a formulé sa demande par un courrier de sa présidente, notre collègue Éliane Assassi, et la Conférence des présidents du 16 juin dernier en a pris acte. Les 23 membres de la mission ont été désignés, sur proposition de l'ensemble des groupes politiques, lors de la séance publique du jeudi 17 juin.
Nous devons tout d'abord procéder à la désignation du président de la mission d'information.
Je vous rappelle que, en application du deuxième alinéa de l'article 6 bis du Règlement du Sénat, « la fonction de président ou de rapporteur est attribuée au membre d'un groupe minoritaire ou d'opposition, le groupe à l'origine de la demande de création obtenant de droit, s'il le demande, que la fonction de président ou de rapporteur revienne à l'un de ses membres ».
J'ai reçu la candidature de Mme Martine Berthet, du groupe Les Républicains, qui est présente en téléconférence du fait de ses obligations électorales locales.
La mission d'information procède à la désignation de sa présidente, Mme Martine Berthet.
- Présidence de Mme Martine Berthet, présidente -
Je vous prie tout d'abord de bien vouloir m'excuser de ne pas être physiquement parmi vous, du fait des élections qui ont eu lieu hier. Je vous remercie de la confiance que vous m'accordez pour présider nos travaux. C'est pour moi un grand honneur, car, sénatrice depuis 2017, c'est la première fois que j'accède à une telle responsabilité. Cette présidence s'inscrit dans la continuité du rapport en préparation de la Délégation aux entreprises sur les nouveaux modes de travail et de management, dont je suis l'un des co-rapporteurs avec nos collègues Michel Canévet, qui participe à cette mission, et Fabien Gay. Notre rapport sera présenté à la Délégation le 8 juillet.
Les deux sujets se chevauchent partiellement. La Délégation aux entreprises a ainsi organisé, le 6 mai dernier, une table ronde consacrée à la question des travailleurs des plateformes numériques. Dès lors, il s'agira, dans le cas de la présente mission d'information, d'approfondir un aspect particulier de cette nouvelle forme de travail, sans aborder la question du statut des travailleurs indépendants économiquement dépendants des plateformes, qui a déjà fait l'objet, d'une part, d'un rapport d'information de la commission des affaires sociales, qui a été publié le 20 mai 2020, s'agissant du droit social qui leur est applicable, et, d'autre part, de trois propositions de loi tendant à leur conférer le statut de salariés, examinées, respectivement, les 15 janvier 2020, 4 juin 2020 et 27 mai 2021, toutes rejetées.
La position de notre commission des affaires sociales demeure d'actualité : il faut « développer les droits sociaux et une couverture sociale indépendante du statut. » On ne peut nier que les plateformes, qui entendent valoriser le travail indépendant et permettent à un public très éloigné de l'emploi d'y accéder, créent un nouveau modèle économique et un nouveau modèle d'emploi, et questionnent notre vision traditionnelle du travail, des relations de travail, du droit du travail fondé sur un collectif de travail, comme notre modèle de protection sociale, fondé sur le salariat.
Enjambant la suspension des travaux parlementaires cet été, nos travaux devront prendre fin au plus tard le jeudi 30 septembre, date de l'examen du rapport. Un tel calendrier nous impose donc le format d'une « mission flash ». Néanmoins, compte tenu de la numérisation de l'économie, c'est un sujet que nous retrouverons après cette échéance.
Eu égard à ces contraintes de temps, nous vous proposons de commencer nos auditions dès aujourd'hui en recevant M. Bruno Mettling, ancien directeur des ressources humaines (DRH) de Orange et président fondateur de Topics. Il est l'inspirateur direct de l'ordonnance n° 2021-484 du 21 avril dernier qui organise le dialogue social au sein des plateformes. Nous recevrons également jeudi, à 11 heures, Mme Uma Rani, chercheuse à l'Organisation internationale du travail (OIT), co-auteure du rapport intitulé Les plateformes de travail numérique et l'avenir du travail : pour un travail décent dans le monde en ligne. Nous effectuerons des déplacements dans le courant du mois de juillet et au mois de septembre. Quant à l'audition des ministres concernés par notre sujet, Mme Élisabeth Borne et M. Cédric O, elle pourrait avoir lieu la semaine du 20 septembre. Le rapport d'information serait présenté à la mission le jeudi 30 septembre.
Un calendrier prévisionnel récapitulatif des auditions vous sera régulièrement distribué. Celles-ci s'effectueront en format rapporteur, mais seront ouvertes à tous les membres de la mission d'information. Ce sera donc une mission d'information « 2.0 » ; avec une vitesse de connexion élevée !
Nous poursuivons maintenant la constitution du Bureau de la mission d'information.
Nous procédons, dans un premier temps, à la désignation du rapporteur.
Le groupe CRCE, qui est à l'origine de notre mission d'information, propose le nom de M. Pascal Savoldelli, du groupe CRCE.
La mission d'information procède à la désignation de son rapporteur, M. Pascal Savoldelli.
Nous procédons, dans un second temps, à la désignation des vice-présidents et des secrétaires.
Compte tenu des désignations de la présidente et du rapporteur qui viennent d'avoir lieu, la répartition des postes de vice-président est donc la suivante : un vice-président et un secrétaire pour le groupe Les Républicains (LR) ; deux vice-présidents pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain (SER) ; un vice-président et un secrétaire pour le groupe Union Centriste (UC) ; un vice-président pour chacun des quatre autres groupes, le groupe du Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants (RDPI), le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen ( RDSE) ; le groupe Les Indépendants-République et Territoires et le groupe Écologiste- Solidarité et Territoires (GEST).
Pour les fonctions de vice-président, j'ai reçu les candidatures suivantes : pour le groupe Les Républicains, Mme Frédérique Puissat ; pour le groupe Socialiste écologiste et républicain, Mme Monique Lubin et M. Olivier Jacquin ; pour le groupe Union Centriste, M. Michel Canévet ; pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants, M. Ludovic Haye ; pour le groupe du RDSE, M. Stéphane Artano ; pour le groupe Les Indépendants-République et Territoires, M. Emmanuel Capus ; pour le groupe Écologiste- Solidarité et Territoires, Mme Sophie Taillé-Polian.
Pour les fonctions de secrétaire, j'ai reçu les candidatures suivantes : pour le groupe Les Républicains, M. Patrick Chaize ; pour le groupe Union Centriste, Mme Dominique Vérien.
La mission d'information procède à la désignation des autres membres de son Bureau : Mme Frédérique Puissat, Mme Monique Lubin, M. Olivier Jacquin, M. Michel Canévet, M. Ludovic Haye, M. Stéphane Artano, M. Emmanuel Capus, Mme Sophie Taillé-Polian, M. Patrick Chaize et Mme Dominique Vérien.
Élu en 2017, être rapporteur de cette mission d'information est aussi une première pour moi, madame la présidente. Je vous remercie de la confiance que vous m'accordez, et je sollicite de votre part votre bienveillance. Je veux travailler dans un esprit d'entraide.
Notre objectif consistera à dégager une réelle plus-value par rapport aux travaux de grande qualité déjà menés par différentes institutions, y compris le Sénat. Nos collègues, dont Frédérique Puissat, Monique Lubin et Olivier Jacquin - cette liste n'est pas exhaustive -, se sont beaucoup investis sur ce sujet. Nous n'allons pas faire un « copier-coller » du travail déjà réalisé. Néanmoins, dans le temps extrêmement contraint qui nous est imparti, nous tenterons d'aboutir à un diagnostic, à une analyse partagée et à des réponses que je souhaite les plus convergentes possible. Pour ce faire, nous devrons nous référer tout au long de nos travaux à son intitulé : « Quel impact des plateformes numériques sur les métiers et l'emploi ? ». De ce constat maintes fois dressé - je le dis avec humilité -, nous devrons nous émanciper afin de rafraîchir un débat trop manichéen. Sont concernées des catégories précises de travailleurs et de plateformes numériques de travail, et nous aurons à décortiquer cette complexité. L'uberisation, j'y insiste, relève du travail et non de la simple intermédiation ou de la mise en relation numérique. Son modèle ne pouvant exister sans une force de travail, nos travaux devraient s'articuler autour de ces plateformes particulières.
Dix ans après l'arrivée sur notre territoire d'Uber, qui est entré dans le dictionnaire, une multitude de plateformes numériques de travail se sont développées. Elles sont soumises à un modèle économique unique, mais portent sur des emplois et des secteurs différents. Le sujet est complexe, sachant que certaines sont « hybrides » : elles assurent le support de la mise en relation entre le client et le donneur d'ordres ou celui de la fourniture de service final. Le contournement du modèle de travail standard se développe toujours plus, entraînant autant de défis que de conséquences, avec l'apparition de nouvelles vulnérabilités liées aux asymétries de pouvoir informationnel et aux formes de surveillance numérique que l'on peut qualifier d'intrusives, ainsi que des effets importants sur les emplois et secteurs que ce modèle risque d'absorber. Enfin, il convient de s'interroger sur l'appropriation de ces méthodes de management algorithmique par des sociétés qui ne sont pas des plateformes. Nombre de TPE-PME de mon département m'ont alerté sur ces pratiques qui les attirent ou qu'ils se sentent obligés de mettre en place.
Premièrement, nous tenterons au travers de nos auditions d'identifier les métiers et secteurs concernés, l'écueil étant de se tourner uniquement vers les activités de la restauration et de la livraison. Nous pourrons ensuite essayer d'établir un panorama aussi complet que possible des incidences de l'uberisation sur le monde du travail, qui touche de plus en plus de secteurs économiques trop souvent méconnus, et suscite a priori une forte polarisation du marché du travail, avec, d'un côté, des free-lance qualifiés et autonomes - ceux qui assument la situation - et, de l'autre, des travailleurs contrôlés et soumis à une grande précarité - ceux qui subissent. Notre mission aura pour but de comprendre et d'identifier comment les travailleurs précaires de plateformes peuvent devenir un pôle principal, voire dominant, et comment l'évolution du modèle s'oriente davantage vers des conditions de travail subies plutôt que choisies. Nous pourrons peut-être trouver ensuite des définitions juridiques appropriées.
La problématique de la protection sociale des travailleurs de plateforme a souvent été abordée par le Sénat, y compris en séance publique, même si nous n'y avons pas toujours apporté les mêmes réponses. Nos travaux devraient plutôt constituer des clefs de lecture, car, avant de qualifier des droits, il faut en caractériser les faits générateurs. Concernant ces « micro-prolétaires du web », pour reprendre les mots du sociologue Antonio Casilli que nous aurons l'occasion d'auditionner, l'expression suivante m'a particulièrement marqué : « Il n'y a pas d'algorithme ; il n'y a que des choix de quelqu'un d'autre. » Réfléchir à la façon dont ces conditions de travail se répandent et pourraient constituer la norme, nous conduit à nous interroger sur l'impact du modèle économique des plateformes et sur les métiers et les secteurs concernés : voilà la deuxième ambition de cette mission d'information.
Je souhaiterais ainsi que nous élargissions le périmètre de l'uberisation, qui ne concerne pas seulement le chauffeur Uber ou le livreur Deliveroo. Ce point me semble fondamental pour ne pas plonger dans le piège de cette vision restrictive qui guide trop fréquemment les travaux du Gouvernement, dénués d'une appréhension globale de l'ensemble des secteurs et des travailleurs visés par l'uberisation.
Deuxièmement, un nombre croissant de plateformes organisent la fourniture de prestations par les travailleurs indépendants à travers des algorithmes. Ils déterminent les prix ou les horaires de travail en temps réel, en fonction de l'offre et de la demande. Ce phénomène se traduit par l'opacification de l'organisation du travail pour les professionnels de ces secteurs. Chaque plateforme ayant son propre mode de fonctionnement, nous aurons à coeur d'approfondir et de clarifier les problématiques des algorithmes, en particulier les incidences de leur qualification juridique. Nous devrons mettre au jour le véritable rôle de l'intermédiation algorithmique et son assimilation à un contrôle ou à des prérogatives d'employeur. Il s'agira davantage de régulation que de transparence algorithmique, ce qui nous amènera à nous poser d'autres questions, telles que la caractérisation de la subordination algorithmique, la frontière entre le management et la subordination algorithmique, avec un dominant et un dominé. Comment définir toutes ces situations dans le droit du travail ?
Troisièmement, au-delà du statut, la question de la protection sociale demeure posée. Or la discrimination algorithmique est une réalité. Il conviendra donc de déterminer si, via l'algorithme, la plateforme n'a pas tenté de perturber l'autonomie du travailleur. Nous nous interrogerons sur les incidences de ces décisions automatiques individualisées sur la vie des travailleurs. Il serait nécessaire de trouver des outils et des critères suffisamment précis et globaux applicables aux plateformes numériques caractérisées comme étant des plateformes de travail. Et puisque l'économie de la donnée s'invite dans les mutations de la société, nous devrons nous interroger sur la manière de redonner au travailleur la main sur la donnée qui est le fruit de sa production, mais que seul l'algorithme, et donc la plateforme, récolte.
Quatrièmement, une harmonisation européenne est nécessaire concernant la protection garantie aux travailleurs des plateformes. À cet égard, j'espère que nos travaux éclaireront les différentes réflexions et guideront la consultation des partenaires sociaux, lancée en février par la Commission européenne. L'européanisation de ce nouveau phénomène social et économique est positive, car elle favorisera une future harmonisation que j'appelle de mes voeux. À une autre échelle, l'Organisation internationale du travail a récemment prôné la mise en oeuvre d'une régulation mondiale des rapports entre les plateformes et leurs travailleurs, y compris par la régulation algorithmique. Nous aurons l'occasion d'auditionner l'une de ses représentantes le jeudi 24 juin, afin de disposer d'une vision globale du phénomène et d'élargir le champ de nos réflexions.
Les travaux de cette mission d'information s'annoncent aussi passionnants qu'utiles pour les dizaines de milliers de nos concitoyens travaillant chaque jour au travers des plateformes numériques. Pour avoir regardé les dix métiers où la demande est la plus forte et les réponses les plus faibles, je constate qu'il s'agit surtout de métiers de services et peu qualifiés. Du fait de l'uberisation de la société, nous serons souvent invités à nous demander si telle ou telle activité économique est professionnelle ou non. Même les métiers dits « ingrats » nécessitent des savoirs. Une plateforme interactive, sous la forme de questions-réponses, sera élaborée, ce qui ne manquera pas d'humaniser encore nos propos. Nous attendons aussi des témoignages de travailleurs de ces plateformes, qu'ils soient chauffeur VTC, livreur, restaurateur, prothésiste, etc.
Nous nous réunirons dès que cela sera nécessaire, notamment par visioconférence compte tenu des contraintes de l'agenda législatif. J'apporte ma contribution avec humilité et enthousiasme !
Merci beaucoup pour ces éléments d'orientation des travaux de la mission d'information. Les questions en suspens, dont l'amélioration des conditions de travail, sont encore nombreuses, et requerront des réflexions approfondies. Nous attendons depuis 2007 un investissement du Gouvernement au travers du fameux plan de soutien aux indépendants. Heureusement, la Commission européenne y travaille.
Je me félicite que le groupe CRCE ait demandé la création de cette mission d'information et je me réjouis des travaux de prospective que souhaite engager notre rapporteur pour évaluer l'impact des plateformes sur les métiers et l'emploi. En effet, les livreurs à vélo et les chauffeurs de VTC sont des arbres qui cachent la forêt.
Vous avez indiqué, madame la présidente, que le champ de notre mission n'incluait pas le statut des travailleurs, mais ce volet est quasi indispensable. À cet égard, l'excellent rapport d'information de nos collègues Frédérique Puissat, Michel Forissier et Catherine Fournier évoquait clairement la nécessité de s'interroger de nouveau sur le statut d'auto-entrepreneur, l'un des éléments qui conduisent aux dérives constatées.
Nous sommes face à deux types de plateformes : la « giga-factory », qui est territorialisée et qui n'opère pas partout dans le monde, contrairement à la « cloud factory », qui a des approches différentes. Les travailleurs du clic s'affranchissent totalement des frontières, à quelque niveau que ce soit. Le mode de régulation sera donc différent d'une plateforme à l'autre.
Des directives européennes sont en cours d'élaboration, dont une sur les travailleurs des plateformes. La Commission européenne poursuit sa réflexion sur la question des droits sociaux des travailleurs indépendants, sans tomber dans les affres du droit de la concurrence ni créer des ententes et des cartels. De même, une réflexion est en cours sur l'algorithme pour retirer le concept de neutralité technologique de l'outil. On découvre que cette machine presque vivante est dépourvue de neutralité : il y a toujours des hommes et des femmes qui appuient sur le bouton.
Permettez-moi en conclusion de vous faire part de mon étonnement quant à notre calendrier de travail. Je ne connais pas les contraintes, mais il me semble difficile de clôturer nos travaux au 30 septembre. Quoi qu'il en soit, Monique Lubin et moi-même sommes ravis de participer à cette mission d'information extrêmement utile.
Je souhaiterais poser une question à notre rapporteur sur l'uberisation de l'État. On parle beaucoup du monde économique, mais il pourrait être intéressant d'observer ce que font les administrations. Qu'en pensez-vous ?
Nous pourrions effectivement intégrer ce volet, car, on le voit bien, la question de l'uberisation se pose dans toutes les sphères d'activité. La visibilité est certes plus grande dans le secteur marchand, mais il n'est qu'à considérer l'algorithme de Parcoursup pour constater que l'administration utilise cet outil de management. Devons-nous examiner cette question d'une manière générale ou sous le prisme des trois fonctions publiques ? Nous le savons, une forme d'uberisation existe déjà dans le domaine de la santé, mais sans le dire ouvertement : disons-le et appelons les choses par leur nom !
Je vous propose d'auditionner Laura Létourneau, qui a publié un livre intitulé Uberisons l'État avant que d'autres ne s'en chargent.
Si Mme la présidente en est d'accord, nous pourrions organiser une table ronde sur ce sujet.