Intervention de Jean-François Rapin

Commission des affaires européennes — Réunion du 10 juin 2021 à 9h30
Justice et affaires intérieures — Audition « pouvoir régalien et droit européen » avec Mm. Daniel Calleja crespo directeur général du service juridique de la commission européenne bertrand dacosta président de la xe chambre de la section du contentieux du conseil d'état guillaume drago professeur de droit public à l'université paris 2 panthéon-assas mmes hélène gaudin professeure de droit public à l'université toulouse 1 - capitole directrice de l'institut de recherche en droit européen international et comparé claire legras directrice des affaires juridiques du ministère des armées et M. Jean-François Ricard premier procureur antiterroriste de la république

Photo de Jean-François RapinJean-François Rapin, président :

Je remercie le président de la commission des lois, François-Noël Buffet, représenté aujourd'hui par Christophe-André Frassa, vice-président d'avoir accueilli favorablement ma proposition d'organiser ensemble cette table ronde destinée à éclairer le Sénat sur les moyens d'articuler l'exercice du pouvoir régalien avec nos obligations européennes. Cette question a émergé dans le débat public à la faveur de l'interprétation que la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a récemment faite du droit européen.

En février dernier, l'ancien secrétaire général du Conseil Constitutionnel, Jean-Éric Schoettl, affirmait que l'Union européenne avait renoncé à assurer sa protection et pointait du doigt le « dispositif anti-régalien qu'elle met en oeuvre », alors que, aux termes des traités, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre. Il s'agit là d'un point de vue très critique quant à une tendance de fond qui serait confirmée par la récente jurisprudence de la Cour. Depuis 2014, par exemple, celle-ci restreint la conservation des données de connexion, au risque de remettre en cause 90 % des enquêtes judiciaires qui les exploitent ; en octobre 2020, elle a encore limité le recours à la géolocalisation en temps réel et aux données de connexion pour les besoins du renseignement, même si la loi prévoit des garde-fous pour protéger la vie privée tout en prévenant les atteintes graves à la sécurité publique. Tout cela inquiète les services d'enquête et de renseignement, au regard des menaces, notamment terroristes, qu'ils ont pour mission de parer.

En réponse, le Conseil d'État, par un arrêt du 21 avril 2021, a exploré chaque brèche ouverte par le juge européen pour maintenir autant que possible la législation nationale en matière de conservation des données, au nom des « exigences constitutionnelles relatives à la sécurité nationale et à la lutte contre la criminalité » et le Gouvernement propose de nouvelles évolutions législatives, que le Sénat examinera fin juin.

Parallèlement, la CJUE délibère sur l'application de la directive « temps de travail » de 2003 aux membres des forces armées. En envisageant de concilier le droit des militaires à la sécurité et à la santé au travail avec les nécessités des forces armées, y compris par une limitation du temps de travail, l'avocat général de la Cour a alarmé notre armée, laquelle rappelle le principe de disponibilité et juge ces règles européennes inapplicables, et pas seulement en opérations. Le Gouvernement invoque même une atteinte à l'identité nationale ; l'armée française étant l'armée européenne la plus engagée sur des théâtres extérieurs, elle est de facto la première visée. L'avocat général suggère d'ailleurs lui-même que la France pourrait démontrer la nécessité, pour elle, de déroger, plus que d'autres, à la directive précitée.

Le droit européen tel qu'interprété par la Cour européenne serait-il en voie d'empêcher l'exercice du pouvoir régalien et de brider la souveraineté des États membres, voire de les priver de leur identité constitutionnelle ? C'est ce que semble indiquer la Cour constitutionnelle allemande dans son arrêt de mai 2020, dans lequel elle a non seulement constaté que les actes juridiques de la Banque centrale européenne (BCE) n'étaient pas suffisamment motivés, mais aussi critiqué la motivation de la proportionnalité de l'arrêt de la CJUE qui, elle, avait jugé en 2018 la politique de la BCE conforme au droit européen. La Commission a d'ailleurs ouvert hier une procédure d'infraction contre l'Allemagne à la suite de cet arrêt.

Paradoxalement, ce débat intervient alors même que la pandémie a provoqué une prise de conscience quant à la dépendance de l'Union européenne à l'égard de l'extérieur en matière sanitaire et industrielle, et que parler de « souveraineté européenne » n'est plus tabou à Bruxelles. L'Union européenne, construction sui generis, repose fondamentalement sur le partage de souveraineté consenti par ses membres ; les évolutions en cours sont-elles le signe que, au-delà du partage de souveraineté, nous serions sur la voie d'un déni des souverainetés nationales, sans pour autant affirmer une volonté souveraine européenne ?

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