Intervention de Claire Legras

Commission des affaires européennes — Réunion du 10 juin 2021 à 9h30
Justice et affaires intérieures — Audition « pouvoir régalien et droit européen » avec Mm. Daniel Calleja crespo directeur général du service juridique de la commission européenne bertrand dacosta président de la xe chambre de la section du contentieux du conseil d'état guillaume drago professeur de droit public à l'université paris 2 panthéon-assas mmes hélène gaudin professeure de droit public à l'université toulouse 1 - capitole directrice de l'institut de recherche en droit européen international et comparé claire legras directrice des affaires juridiques du ministère des armées et M. Jean-François Ricard premier procureur antiterroriste de la république

Claire Legras, directrice des affaires juridiques du ministère des armées :

Merci aux commissions concernées de susciter ces échanges interdisciplinaires sur un sujet qui est au coeur de nos préoccupations. J'ai été invitée à m'exprimer sur l'inquiétude des acteurs régaliens. Celle-ci est réelle, mais nous ne sommes pas pour autant abonnés à la déploration. Nous tenterons de forger ensemble des pistes tangibles répondant aux enjeux qu'affrontent les services régaliens de l'État sur la scène européenne.

Nous sommes pleinement engagés en faveur de la construction d'une Europe de la défense, laquelle relève, pour l'essentiel, du pilier intergouvernemental. La France a ainsi suscité le lancement de l'Initiative européenne d'intervention, qui vise à renforcer une culture stratégique commune entre différents États membres plus désireux d'intervenir. L'impulsion de la France a également pris la forme de nouveaux instruments destinés à faire en sorte que le budget de l'Union concoure à l'autonomie stratégique européenne via la création du Fonds européen de la défense, lequel doit contribuer aux efforts capacitaires des États ou le financement de programmes en matière de mobilité militaire à l'échelle européenne.

Il faut toutefois se garder d'un effet déformant : l'Europe, c'est d'abord, plus que l'activité du pilier intergouvernemental, l'activité du législateur européen, sous le regard de la Cour de justice. Cette activité intéresse directement le ministère des armées, décrit parfois comme un petit État dans l'État, tant il touche, par les différentes facettes de ses activités, à toutes les politiques publiques. Au-delà même du domaine de la politique de défense et de sécurité commune, le ministère des armées est donc très exposé aux initiatives du législateur européen, qu'il s'agisse de marchés publics ou d'environnement, de droit social, de données numériques, de circulation aérienne, de réglementation des substances chimiques, etc. Tout nous touche, sinon dans l'exercice même du pouvoir régalien, au moins dans ses moyens d'action. Or nous sommes, à l'évidence, moins à même de défendre sur la scène européenne la singularité militaire chère à notre chef d'état-major des armées. Elle n'est, d'abord, qu'un des aspects que le négociateur français prendra en compte dans la consolidation de la position française ; ensuite, il faut le dire, la France est parfois isolée sur la scène européenne en ce qui concerne les sujets régaliens. À cet égard, il faut relever que les ministres de la défense européens ne disposent pas, à l'échelle européenne, de la même facilité de se réunir que les titulaires d'autres portefeuilles. Enfin, l'application du droit européen s'opère sous le regard d'une Cour de justice qui ne fait aucun cas de la réserve de compétence organisée par les traités au profit des États en matière de sécurité nationale. Sur cette lancée, on relève aussi des initiatives de plus en plus nombreuses du Parlement européen sur des sujets qui nous semblent être complètement à l'écart du champ d'application du droit de l'Union, en matière d'intelligence artificielle de défense ou d'exportation d'armements, par exemple.

Cela étant dit - et c'est là que nous ne sommes pas dans la déploration -, sur bien des sujets majeurs, les armées participent de manière positive au processus d'élaboration du droit européen et celui-ci est en mesure d'atteindre un point d'équilibre. C'est par exemple le cas, selon moi, en matière de marchés publics, un domaine entièrement régi par le droit européen. Le ministère met ainsi à profit tous les régimes prévus, tout en conservant la possibilité de se placer en dehors du champ du droit de l'Union en application de l'article 346 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) lorsque les intérêts essentiels de sécurité strictement appréciés l'exigent. La France joue vraiment le jeu : près de 40 % des avis de marchés publics de défense et de sécurité publiés à l'échelle européenne émanent de notre pays. Nous nous sommes donc pleinement saisis de ces règles, qui promeuvent une plus grande concurrence sur la scène européenne. Nous ne sommes donc pas toujours dans l'opposition.

En revanche, nous sommes confrontés depuis quelques années à une difficulté croissante dans l'articulation entre pouvoir régalien et droit européen en raison de certaines jurisprudences et de la place prise par les contentieux portés devant les juridictions supranationales sur certains des sujets les plus emblématiques des compétences régaliennes. À ce titre, les années que nous venons de vivre ont marqué une véritable rupture dont il est intéressant que l'on discute ici.

Deux cas ont touché de très près la France : la question de la conservation des données de connexion et celle d'une éventuelle reconnaissance de l'applicabilité de la directive sur le temps de travail aux militaires. Sur la première, le dernier big-bang remonte aux arrêts rendus par la Cour le 6 octobre dernier selon lesquels la conservation généralisée et indifférenciée des données de connexion, c'est-à-dire de toutes les données des Français pour une période limitée, bien sûr, porte par elle-même atteinte, quelles que soient les garanties qui entourent l'accès par les autorités publiques à ces données, à la vie privée et à la liberté d'expression.

Pour résumer un arrêt foisonnant, mais pas toujours soutenu par un raisonnement rigoureux, trois points principaux présentaient des difficultés particulières pour les seuls services de renseignements.

Tout d'abord, la Cour a étendu la portée de son arrêt dit Tele2 Sverige de décembre 2016 qui visait la collecte de données à des fins d'enquêtes pénales aux activités de renseignement, alors même que le TFUE organise, en matière de sécurité nationale, une claire réserve de compétence, et non une clause interprétative. Celle-ci a été énoncée dans les termes du paragraphe 2 de l'article 4 du traité de Lisbonne, avec, d'ailleurs, une forte participation de nos amis britanniques. Or la Cour considère que la transmission de données par des opérateurs de communications électroniques à l'État, voire leur simple concours passif quand ceux-ci laissent des services de renseignement accéder à leur réseau, pose les mêmes problèmes que la conservation de données imposée aux opérateurs. Elle affirme donc de part en part sa compétence en matière de sécurité nationale, dès lors qu'un tiers non étatique, soumis au droit de l'Union, est concerné. Dans un système où tout serait nationalisé et où l'État ne ferait que se parler à lui-même, nous ne connaîtrions peut-être pas la même approche jurisprudentielle, mais cela n'est ni possible ni désirable.

Ensuite, la Cour subordonne une large partie de l'activité des services de renseignement à ce qu'elle décrit comme des circonstances exceptionnelles, ou essentiellement exceptionnelles, laissant ainsi entendre qu'il ne saurait y avoir en la matière de régime pérenne de juste conciliation des intérêts en présence, tel que le législateur français s'était efforcé de le mettre en place en 2015. Il s'agissait alors de trouver un équilibre entre sécurité et liberté qui soit conforme à la conciliation des principes en présence. La Cour ne concède que la possibilité de prévoir un régime dérogatoire et temporaire de conservation généralisée et indifférenciée des données en cas de menace grave actuelle ou prévisible pour la sécurité nationale.

Enfin, la Cour impose directement des restrictions très préjudiciables à un certain nombre de techniques de renseignement qui avaient été introduites dans la loi française après un travail préparatoire associant la représentation nationale et qui ont été validées par le Conseil constitutionnel. Un exemple : la Cour n'admet la géolocalisation en temps réel qu'en matière de contre-terrorisme alors que cette technique est très utilisée dans toutes les autres finalités, de la contre-ingérence à la lutte contre la criminalité organisée. En matière pénale, la Cour va encore plus loin et les conséquences qui pourraient résulter de son arrêt pour les capacités d'élucidation judiciaire, y compris en termes de libertés publiques pour disculper des personnes ayant été mises en cause à tort, sont très sérieuses.

Même si la Cour ménage quelques souplesses, dont certaines, malheureusement, comme l'a relevé le Conseil d'État après les opérateurs, sont tout simplement impossibles à mettre en oeuvre pratiquement, cela témoigne d'une évolution préoccupante, qui a suscité une véritable alarme à l'échelle du Gouvernement tout entier. La Cour a, en définitive, approfondi une ligne jurisprudentielle la conduisant à se saisir de sujets qui sont au coeur de la souveraineté nationale, au risque de porter atteinte à l'autonomie politique des États et d'imposer ce que certains voient comme un véritable désarmement par le droit.

C'est pourquoi, devant le Conseil d'État, le Gouvernement a d'abord soutenu que la Cour avait méconnu les compétences de l'Union européenne délimitées par le droit primaire, violant ainsi le principe d'attribution. Ce contrôle ultra vires est pratiqué par la Cour de Karlsruhe, parmi d'autres. Il se fonde sur le principe de souveraineté selon lequel les États détiennent seuls et conservent la compétence de leurs compétences, contrairement à l'Union européenne, qui en est dépourvue.

Notre ordre constitutionnel dispose que la souveraineté est nationale, qu'elle appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants ou par la voie du référendum. Aussi, nous admettons la jurisprudence de la CJUE à condition qu'elle ne prive pas d'effectivité les principes constitutionnels essentiels qu'a retenus le Conseil d'État, qui, revisitant sa jurisprudence Arcelor, s'est efforcé de donner un mode d'emploi aussi respectueux que possible du principe de primauté du droit de l'Union : en l'absence de protection équivalente du principe constitutionnel invoqué dans le droit de l'Union, une interprétation du droit de l'Union conforme à la Constitution et une mise à l'écart de l'acte de droit de l'Union seulement si c'est nécessaire au respect de la Constitution.

L'arrêt du Conseil d'État du 21 avril préserve pour l'essentiel les capacités opérationnelles des services. S'il consacre l'exception de menaces graves, qui permet seule la conservation des données de connexion, le Conseil d'État estime que l'accès à ces données pour la lutte contre la criminalité grave est possible et il rejette les restrictions à l'emploi de certaines techniques.

On a toutefois le sentiment que les murs porteurs de la maison régalienne sont un peu ébranlés. Le Conseil d'État a jugé que le droit de l'Union s'appliquait en matière de renseignements techniques. Or d'autres dossiers sont en cours d'examen devant la CJUE, laquelle pourrait être d'un avis différent du Conseil d'État. Nous craignons particulièrement la remise en cause, par l'arrêt Schrems II, du régime de la surveillance internationale, qui nécessite un concours des opérateurs quand même très emblématique du pouvoir régalien.

Par ailleurs, le Conseil d'État impose que le pouvoir du Premier ministre en matière de renseignement soit subordonné à l'avis suspensif d'une autorité administrative indépendante, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), ce qui signifie la fin du privilège du préalable du Premier ministre, et donc paraît délicat au regard de l'article 21 de la Constitution, qui confie la responsabilité de la défense nationale au Premier ministre, même s'il ne s'agit pas d'un avis conforme.

S'agissant de la directive relative au temps de travail, la France ne l'a pas transposée aux forces armées, considérant notamment qu'elle ne s'appliquait pas aux militaires du fait des stipulations du droit primaire et que l'Union ne disposait pas de compétences en la matière. Elle a rappelé, avec d'autres États membres, cette position dans une audience à la Cour de justice le 21 septembre dernier, faisant valoir que la santé et la sécurité des militaires étaient garanties par des règles protectrices sui generis, dans le cadre d'un statut qui ménage un équilibre entre droits et devoirs adapté à la singularité de l'engagement.

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