Intervention de Jean-François Ricard

Commission des affaires européennes — Réunion du 10 juin 2021 à 9h30
Justice et affaires intérieures — Audition « pouvoir régalien et droit européen » avec Mm. Daniel Calleja crespo directeur général du service juridique de la commission européenne bertrand dacosta président de la xe chambre de la section du contentieux du conseil d'état guillaume drago professeur de droit public à l'université paris 2 panthéon-assas mmes hélène gaudin professeure de droit public à l'université toulouse 1 - capitole directrice de l'institut de recherche en droit européen international et comparé claire legras directrice des affaires juridiques du ministère des armées et M. Jean-François Ricard premier procureur antiterroriste de la république

Jean-François Ricard, procureur antiterroriste de la République :

Mon propos sera celui du simple praticien du droit que je suis redevenu après avoir quitté la Cour de cassation.

L'état de la menace terroriste d'aujourd'hui n'a plus aucun rapport avec celui des années 90, menace constituée alors par quelques centaines d'individus. Le terrorisme est devenu un phénomène de masse. On compte à ce jour 500 détenus pour des faits de terrorisme djihadiste, chiffre inimaginable il y a une vingtaine d'années. De même, plus de 700 enquêtes sont menées actuellement du chef de terrorisme, avec un peu plus de 400 informations ouvertes.

La menace est double : exogène, avec des menaces en provenance du Levant et de la zone saharo-sahélienne ; endogène, y compris avec des jeunes extrêmement radicalisés - il a fallu procéder récemment à plusieurs arrestations, alors que de nouveaux projets étaient en préparation.

Ajoutons que, chaque année, environ 70 personnes condamnées pour des infractions terroristes de type djihadiste sont remises en liberté.

Enfin, depuis quelques mois, on assiste à une montée en puissance impressionnante d'un terrorisme d'ultradroite.

La justice antiterroriste comprend des éléments similaires à ceux de la justice pénale traditionnelle : identifier les auteurs, rassembler les éléments de preuve et juger les personnes poursuivies. Cependant, elle a une fonction qui lui est propre : la prévention de ces infractions ouvertes du chef d'association de malfaiteurs à finalité terroriste.

Dans ces infractions, les données de connexion jouent un rôle prépondérant. L'activité terroriste se caractérise par trois éléments : sa clandestinité, qui fait de l'identification des auteurs une priorité, notamment par les croisements de données de connexion ; elle est le fait d'individus qui se déplacent constamment, d'où un nécessaire travail sur ces données ; et ces individus agissent en réseau, dont il faut déterminer les relations, là encore grâce aux données de connexion.

Ce travail à partir des données de connexion représente environ 80 % de l'activité des agents chargés de la lutte antiterroriste. Sans une exploitation fine de ces données, bon nombre d'enquêtes n'auraient jamais pu être ouvertes.

À l'heure actuelle, nous ne disposons pas de méthodes d'enquête susceptibles de remplacer ce travail. Sans les données de connexion, toute une série d'enquêtes ne pourraient pas être ouvertes, une grande partie des personnes soupçonnées d'activités terroristes ne pourraient pas être identifiées, et, si elles l'étaient, il serait extrêmement difficile de réunir des éléments de preuve suffisants pour pouvoir les poursuivre ou les condamner. Mécaniquement, cela augmente significativement le risque d'attentats terroristes dans notre pays.

L'identification des terroristes à partir des données passées est un élément fondamental : cela permet d'obtenir des preuves de contact, des preuves de déplacement, des preuves de comportement suspect.

À la suite de la création du parquet antiterroriste, quarante dossiers criminels ont pu être jugés devant la cour d'assises de Paris depuis septembre 2019. L'immense majorité de ces procédures n'aurait pas abouti sans ces éléments.

En septembre prochain débutera à Paris le procès des attentats du 13 novembre 2015. La plus grande part du travail des enquêteurs, notamment belges, a été menée à partir de ces données de connexion.

Coulibaly a été l'un des principaux acteurs, avec les frères Kouachi, des attentats de janvier 2015. Au cours de l'enquête, quatre de ses proches ont été identifiés comme lui ayant apporté un soutien logistique et une assistance déterminante dans la commission des faits. Deux d'entre eux ont été identifiés par leur ADN, deux autres grâce à l'exploitation de la téléphonie. L'un d'eux avait utilisé pendant la phase de préparation des attentats dix-sept lignes mobiles, ce qui a permis de mettre au jour les contacts opérationnels dont il avait bénéficié. Ce sont ces éléments qui ont permis de les faire juger par la cour d'assises et de les faire condamner.

Dans le cas de la tentative d'attentat du Thalys, le 21 août 2015, c'est à partir de l'historique de connexion des comptes et des messages archivés de son auteur que les enquêteurs ont identifié ses principaux correspondants. À partir d'un individu résidant en Allemagne, totalement inconnu à l'époque, il a été possible de reconstituer tout son parcours depuis les zones de l'État islamique en Syrie jusqu'en Europe, travail qui a aussi permis de mettre en évidence l'arrivée par la même occasion de la majorité des membres du commando du 13 novembre.

À l'automne 2020, dans les cas de l'assassinat de Samuel Paty, de l'attentat devant les anciens locaux de Charlie Hebdo et de l'attentat devant la basilique de Nice, chaque fois nous avions affaire à des individus isolés ; nous avons dû néanmoins rechercher les réseaux et les complices de ces individus, et ce uniquement à partir des données de connexion. On a ainsi pu mettre en évidence des réseaux soit tchétchène soit pakistanais.

L'arrêt de la CJUE a conduit à l'interdiction, pour faire court, de la conservation massive et indifférenciée des données. Des pistes de sortie ont été envisagées, mais elles sont totalement inopérantes. Heureusement est intervenue la décision du Conseil d'État du 21 avril 2021 qui évite d'obérer notre capacité opérationnelle, tant en matière de renseignement que d'enquête judiciaire. Comme Claire Legras, je reste très inquiet. Pour être en relation très régulière avec les services de renseignement, je m'étonne qu'il n'y ait pas plus d'actions terroristes sur notre territoire. Cet arrêt du Conseil d'État permet de continuer à travailler dans le respect des libertés et des textes en vigueur, mais je reste attentif à l'évolution de la jurisprudence, qui pourrait de nouveau nous fragiliser. Mon espoir demeure limité.

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