Intervention de Daniel Calleja Crespo

Commission des affaires européennes — Réunion du 10 juin 2021 à 9h30
Justice et affaires intérieures — Audition « pouvoir régalien et droit européen » avec Mm. Daniel Calleja crespo directeur général du service juridique de la commission européenne bertrand dacosta président de la xe chambre de la section du contentieux du conseil d'état guillaume drago professeur de droit public à l'université paris 2 panthéon-assas mmes hélène gaudin professeure de droit public à l'université toulouse 1 - capitole directrice de l'institut de recherche en droit européen international et comparé claire legras directrice des affaires juridiques du ministère des armées et M. Jean-François Ricard premier procureur antiterroriste de la république

Daniel Calleja Crespo, directeur général du service juridique de la Commission européenne :

Je remercie le Sénat de son invitation, qui permet à la Commission européenne d'exprimer son point de vue sur une question fondamentale : l'articulation entre le droit de l'Union européenne et l'exercice du pouvoir régalien par les États membres.

Je veux d'abord rappeler certains principes fondamentaux. L'Union européenne est une union d'États membres souverains qui ont accepté de déléguer certaines compétences à une organisation supranationale. Les institutions européennes agissent donc en vertu du principe d'attribution des compétences, inscrit à l'article 5(2) du traité sur l'Union européenne (TUE), selon lequel l'Union européenne ne possède que les compétences qui lui ont été attribuées par les traités pour atteindre les objectifs prévus. Dans l'exercice de ces compétences, les institutions de l'Union doivent respecter le principe de subsidiarité et le principe de proportionnalité.

Le projet européen repose sur l'existence de valeurs communes aux États membres, qui justifient la mise en oeuvre de politiques communes. Depuis le fameux arrêt Costa contre ENEL de 1964, il est acquis que les traités ont institué un ordre juridique propre intégré au système juridique des États membres. Néanmoins, conformément à la devise de l'UE « unie dans la diversité », l'intégration européenne n'a pas pour but d'effacer les spécificités nationales ou régionales qui forment la richesse de notre continent : l'adoption de normes communes, par le législateur européen, et leur application par les juridictions nationales sous le contrôle de la CJUE ne doivent pas se faire au détriment de l'identité nationale des États membres.

J'en viens au respect de l'identité nationale prévu au paragraphe 2 de l'article 4 du TUE. En vertu de ce paragraphe, l'Union européenne doit respecter l'identité nationale des États membres et les fonctions essentielles de l'État, notamment la sauvegarde de la sécurité nationale, qui demeure de la seule responsabilité des États membres. Ainsi, lors de l'adoption des normes communes et de leur interprétation par la CJUE, les spécificités nationales doivent être prises en considération.

Néanmoins, le paragraphe 2 de l'article 4 ne saurait être invoqué par les États membres dans le seul but de déroger à l'application du droit européen ; l'argument de la sécurité nationale ne permet pas à un État membre de se soustraire à ses obligations en droit européen, sans quoi l'effectivité du droit de l'Union serait remise en cause. Dès lors que les traités ont prévu des compétences de l'Union dans certains domaines, l'Union peut et doit agir dans ces domaines.

Je vais me référer aux deux exemples évoqués précédemment.

Dans le cadre de la protection des données, le Parlement européen et le Conseil des ministres ont décidé, en application de l'article 16 du TFUE, de fixer des règles pour la protection des personnes physiques en matière de traitement des données à caractère personnel. Par ailleurs, l'article 153 du TFUE prévoit que les institutions européennes adoptent des directives dans le domaine des conditions de travail. Dans les domaines qui relèvent de la compétence de l'Union européenne, la protection de la sécurité nationale doit être conciliée avec les objectifs des acquis de l'Union. La CJUE vérifie que la conciliation est conforme aux droits et objectifs fondamentaux de l'Union européenne ainsi qu'à l'identité nationale des États.

La CJUE joue donc un rôle fondamental : elle doit garantir le respect et l'application uniforme du droit de l'Union européenne dans les vingt-sept États membres. Cette recherche d'équilibre entre le respect des identités nationales et l'application de règles communes est fondamentale pour le bon fonctionnement de l'Union. Dans ce contexte, les États membres doivent expliquer à la Cour les différentes contraintes qu'impose leur identité nationale, comme la France l'a fait dans le cadre des affaires des militaires slovènes et de la Quadrature du Net.

Dans ce dernier arrêt du 6 octobre 2020, la CJUE a reconnu qu'il appartient aux États membres de définir ce qui relève de la sécurité nationale et de prendre les mesures propres à l'assurer. En outre, l'objectif de sauvegarde de la sécurité nationale est susceptible de justifier des mesures comportant des ingérences dans les droits fondamentaux.

Toutefois, la CJUE a rappelé que la protection de la vie privée et familiale et la protection des données personnelles ne peuvent être ignorées. Toute ingérence dans les droits fondamentaux doit respecter le principe de proportionnalité et l'Union européenne doit assurer le respect des principes issus de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. C'est pour cela que la Cour a examiné l'argument de la sécurité à la lumière des exigences de protection des droits fondamentaux. Cette charte s'impose d'ailleurs aussi aux institutions de l'Union.

Cela dit, la CJUE s'est montrée soucieuse, dans son arrêt, de prendre en considération les spécificités nationales, liées notamment au risque d'attaques terroristes. À ce titre, elle a ouvert la possibilité de faire valoir une exception à la règle de non-conservation des données personnelles, au nom de la sauvegarde de la sécurité nationale. C'est cet aspect de l'arrêt Quadrature du Net qui constitue une évolution ciblée de la jurisprudence de la CJUE, qui accorde une position particulière à l'objectif de protection de la sécurité nationale et apporte des précisions sur la conservation de certaines métadonnées.

J'en viens à l'application de la directive Temps de travail aux astreintes de garde des militaires slovènes. Au travers de l'article 153 du TFUE, les États membres ont demandé à l'Union européenne d'agir dans le domaine des conditions de travail ; par conséquent, le droit dérivé adopté sur le fondement de cette base juridique peut avoir un impact sur des domaines relevant de la compétence des États membres. La France a clairement mis en avant les spécificités nationales qui justifient, selon elle, la non-application de cette directive aux activités militaires. Il appartiendra à la Cour de se prononcer, en mettant en balance ces spécificités et l'application uniforme du droit de l'Union. Les explications de la France ont été très utiles. C'est la seule puissance nucléaire de l'Union européenne et elle a des activités importantes à l'étranger en matière de politique de sécurité et de défense.

Dans ses observations, la Commission a plaidé pour une différenciation juridique entre, d'une part, la structure et l'organisation des forces armées, qui relèvent des États membres, et, d'autre part, la santé de leurs effectifs, qui est soumise au droit de l'Union. L'avocat général de la CJUE, qui a déjà rendu ses conclusions, a mis en avant la différence entre les conditions normales et les circonstances extraordinaires, pour justifier que la directive s'applique aux services courants de l'armée, mais non à certaines activités spécifiques. Il n'a pas exclu que les contraintes spécifiques d'un État membre résultant de ses multiples engagements puissent justifier que l'on déroge à la directive.

Je le rappelle, la juridiction nationale reste le juge de droit commun de l'Union européenne. Il incombe aux juridictions nationales de déterminer si les conditions énoncées par la CJUE sont remplies ou non. Le traité prévoit d'ailleurs un dialogue, au travers des questions préjudicielles, et l'arrêt de la CJUE a l'autorité de la chose interprétée. Le Conseil d'État était donc contraint d'appliquer, dans l'affaire Quadrature du Net, l'interprétation dégagée par la Cour, ce qu'il a fait.

Le respect, par les États membres, de la primauté du droit de l'Union est fondamental pour assurer l'effectivité de celui-ci, sans quoi il ne peut y avoir de droit de l'Union. La Commission a donc adressé, hier, une mise en demeure à l'Allemagne, puisque l'arrêt Weiss du 5 mai 2020 de la Cour constitutionnelle allemande viole le droit européen.

L'intervention de l'Union dans des domaines de plus en plus variés a augmenté le nombre de points de contact entre la législation européenne et certains domaines réservés aux États membres. Quand l'Union intervient dans un domaine dans lequel elle est compétente en vertu des traités, il faut trouver un équilibre entre les normes communes et les identités nationales. C'est pourquoi les États membres sont pleinement impliqués dans le processus décisionnel et peuvent faire entendre leur voix. Ils adoptent les directives européennes et, ce faisant, ils demandent aux institutions d'agir dans le domaine considéré. Ensuite, le juge national, qui est juge du droit de l'UE, doit appliquer ce droit aux cas d'espèce, sous le contrôle de la CJUE.

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