Intervention de Hélène Gaudin

Commission des affaires européennes — Réunion du 10 juin 2021 à 9h30
Justice et affaires intérieures — Audition « pouvoir régalien et droit européen » avec Mm. Daniel Calleja crespo directeur général du service juridique de la commission européenne bertrand dacosta président de la xe chambre de la section du contentieux du conseil d'état guillaume drago professeur de droit public à l'université paris 2 panthéon-assas mmes hélène gaudin professeure de droit public à l'université toulouse 1 - capitole directrice de l'institut de recherche en droit européen international et comparé claire legras directrice des affaires juridiques du ministère des armées et M. Jean-François Ricard premier procureur antiterroriste de la république

Hélène Gaudin, directrice de l'Institut de Recherche en Droit européen, international et comparé :

professeure de droit public à l'Université Toulouse 1 - Capitole, directrice de l'Institut de Recherche en Droit européen, international et comparé. - Je développerai trois sujets : la sécurité nationale, la protection des données et les évolutions du droit de l'Union ainsi que les résistances potentielles à la jurisprudence de la CJUE.

L'arrêt Quadrature du Net d'octobre dernier constitue une évolution majeure de la jurisprudence de la CJUE, parce qu'il précise explicitement que la sécurité nationale peut être invoquée pour la conservation généralisée et indifférenciée des données. La Cour s'appuie sur l'article 6 de la charte des droits fondamentaux, notamment sur le principe de sûreté : on a droit à la liberté, mais aussi à la sûreté et, sans la sûreté, d'autres droits peuvent être violés. Cet élément pourra donc être pris en compte par les juridictions nationales ; le Conseil d'État l'a fait.

Néanmoins, il faut rappeler qu'il s'agit d'un cas « extrêmement dérogatoire », car, pour la CJUE, le principe est la protection des données, comme elle l'a rappelé dans l'arrêt Digital Right de 2014. D'ailleurs, le même jour que l'arrêt Quadrature du Net, la Cour rappelle dans un arrêt Privacy International que l'on ne peut pas procéder à la conservation généralisée et indifférenciée des données si la sécurité nationale n'est pas mise en cause.

Le Conseil d'État a placé d'emblée le débat dans le cadre du droit de l'Union puisqu'il a posé une question préjudicielle à la CJUE ; dès lors que l'on pose une question préjudicielle à la Cour, il me paraît inimaginable de ne pas respecter l'arrêt de celle-ci, comme l'a fait la Cour constitutionnelle allemande dans l'arrêt Weiss. En demandant une précision à la Cour et en n'appliquant pas son arrêt, on sape les bases du système juridique, on viole la tradition juridique sur laquelle se fondent nos systèmes juridiques.

Il faut s'inscrire dans le cadre d'un dialogue et expliquer à la Cour les problèmes qui se posent. La Cour peut faire évoluer sa jurisprudence, ce qu'elle a fait au travers de l'arrêt Quadrature du Net. Dans le cadre des arrêts préjudiciels, la Cour exerce un contrôle de proportionnalité in abstracto et il incombe aux juridictions nationales de les recevoir. Si l'application de l'arrêt pose problème, il faut revenir devant la Cour pour le lui expliquer.

J'en viens à la sécurité nationale. L'article 4 du TUE définit ce qu'est l'État dans l'Union européenne. La CJUE a elle-même indiqué que l'Union était constituée d'États. L'article 4 a trois paragraphes : le premier stipule le principe d'attribution des compétences de l'Union, le deuxième mentionne l'égalité des États membres, l'identité nationale et les fonctions essentielles de l'État, dont la sécurité nationale, et le troisième institue le principe de coopération loyale.

On peut dissocier ces éléments entre eux et les États peuvent les invoquer devant la CJUE ; le paragraphe 1 est la base juridique du contrôle de l'ultra vires. Le paragraphe 2 permet d'invoquer l'identité nationale - comme le font déjà les juges constitutionnels allemands et italiens - mais aussi les prérogatives régaliennes (fonctions essentielles de l'État) et la sécurité nationale.

La rédaction de l'article 4, paragraphe 2, du TUE est étonnante : « L'Union [...] respecte les fonctions essentielles de l'État, notamment celles qui ont pour objet d'assurer son intégrité territoriale, de maintenir l'ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre. » Cette formulation me fait penser à l'article 16 de la Constitution, qui fait référence à des circonstances particulières.

Par ailleurs, la charte des droits fondamentaux ne comporte pas de clause sur les régimes de crise. Le régime de crise est donc créé par la CJUE, qui a expliqué que, si l'article 15 de la Convention européenne des droits de l'homme était déclenché, on entrait dans le régime dérogatoire. L'article 4, paragraphe 2, correspond-il à ce régime dérogatoire ?

À l'instar de l'identité nationale, le respect de fonctions essentielles de l'État doit faire l'objet d'une définition partagée entre les États et l'Union.

Je conclus avec la question de l'évolution du droit de l'Union et des résistances nationales ; peut-on transposer à des domaines régaliens des raisonnements relatifs au marché notamment issus de la jurisprudence de la CJUE ? À mon avis, oui, parce que ces raisonnements ne sont pas marqués par l'économie. Simplement, la Cour devra prendre en considération la sensibilité des domaines régaliens ou sociétaux.

En tout cas, j'y insiste, on ne peut pas s'exonérer du respect d'un arrêt de la Cour quand on lui a demandé son avis. Cela met à mal le respect du droit sur lequel est basé notre société.

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