Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame la ministre, mes chers collègues, en 2018, lors de l’examen initial de la loi de programmation militaire pour la période 2019-2025, le Sénat a unanimement salué l’effort sans précédent souhaité par le Gouvernement en matière de défense nationale. La LPM fixe de réelles ambitions pour nos forces, en tirant les enseignements d’un contexte stratégique marqué par l’augmentation et l’intensité des menaces.
Après de nombreuses années de déflation et d’une réduction de moyens incohérente au regard de l’engagement de nos armées en opérations extérieures, cette loi de programmation a permis de réparer certaines fragilités et de préparer, à l’horizon de 2030, la défense de notre Nation et de l’Europe tout entière, grâce à une trajectoire de remontée en puissance.
Les quatre axes prioritaires de la loi de programmation ont été validés et confortés par le Sénat : l’amélioration des conditions d’exercice de nos militaires, le renouvellement des capacités opérationnelles, le renforcement de notre autonomie stratégique dans les domaines de l’espace, du cyber et du renseignement, ainsi que le défi de l’innovation pour faire face aux enjeux à venir.
À ces points de vigilance, le Sénat a souhaité ajouter une « clause de revoyure » afin de suivre, année après année, la trajectoire budgétaire et le calendrier des livraisons. C’est donc avec beaucoup de déception que nous avons appris, monsieur le Premier ministre, que la révision de la loi de programmation militaire ne s’effectuerait pas par voie législative.
Mes collègues rapporteurs pour avis de la mission « Défense » du budget et moi-même avons accompli, à la demande du président de la commission Christian Cambon, un travail de fond, afin d’être prêts à remplir notre rôle lorsque le projet de loi d’actualisation nous serait soumis. Ainsi, dès la préparation du débat budgétaire sur le projet de loi de finances pour 2021, nous avons engagé et multiplié les auditions.
Nous nous sommes parfois sentis bien seuls à travailler sur ce sujet, sans nous défaire jamais de l’impression que des consignes de non-communication avaient été transmises. Comment expliquer autrement que des questions liées à la trajectoire de remontée de la préparation opérationnelle et à sa conformité aux objectifs fixés par la LPM n’aient pas obtenu de réponse ?
Vous l’aurez compris, monsieur le Premier ministre, le Sénat n’est pas disposé à accepter que l’actualisation de la programmation militaire se réduise au seul débat que nous avons aujourd’hui. Le Sénat a voté la LPM à la quasi-unanimité et il a largement salué et soutenu cette ambition de reconstruction, mais nous avions alerté le Gouvernement sur l’importance des efforts à fournir en matière de préparation opérationnelle.
En effet, nos soldats ne sont pas suffisamment entraînés par rapport aux standards internationaux et la remontée de l’activité opérationnelle a été reportée à 2025, alors que cette dernière est essentielle à leur sécurité en OPEX. Nous ne pouvons que constater que certains indicateurs ne progressent pas, même s’il est difficile d’apprécier si les moyens mis à la disposition de nos armées sont adaptés aux efforts à produire.
Lors de nos déplacements, nous mesurons les attentes de nos marins, de nos aviateurs et de nos soldats, dont nous saluons l’engagement exceptionnel ; nous mesurons également leur satisfaction de voir arriver le premier sous-marin de classe Barracuda, les avions ravitailleurs A330 MRTT (Multi Role Tanker Transport), les premiers Griffon ou les fusils d’assaut HK 416 F ; mais, dans le détail, le compte n’y est pas tout à fait.
Lors de l’examen de la LPM, deux dispositions avaient été adoptées sur l’initiative de notre commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées : la fixation d’objectifs annuels de progression de l’activité opérationnelle et la présentation d’un bilan annuel de remontée de la préparation opérationnelle. Aucune de ces deux dispositions n’a été mise en œuvre.
Notre travail préparatoire nous a permis d’estimer que les trajectoires de remontée de la préparation opérationnelle, non transmises, ne sont pas respectées. À titre d’exemple, les équipages des chars Leclerc ont vu la durée de leur entraînement diminuer de 35 % entre les deux premières années d’application de la loi de programmation.
Dans ces conditions, comment atteindre les objectifs de haute intensité à l’horizon de 2030 en prenant en compte l’actualisation stratégique ? Là encore, les discours qui tendraient à reporter à la prochaine LPM l’accélération de la préparation opérationnelle en vue de la haute intensité ne sont pas compatibles avec la réalité des faits. La haute intensité ne sera atteinte que si la trajectoire est mise en œuvre suffisamment tôt, avec exigence et régularité.
J’en arrive à l’entretien programmé des matériels (EPM), qui doit bénéficier de 35 milliards d’euros sur la durée de la LPM, dont 22 milliards d’euros d’ici à 2023. Pour respecter les objectifs définis, en supposant un effort identique chaque année jusqu’en 2023, les crédits consacrés à l’EPM devraient s’établir à 4, 4 milliards d’euros par an. Or nous n’y sommes pas, car les crédits inscrits dans les lois de finances initiales pour 2019, 2020 et 2021 ont été bien inférieurs ; manquent 900 millions d’euros au titre des trois premières années d’exécution.
D’autres facteurs contribuent à accroître encore les besoins en entretien programmé des matériels.
Certains sont conjoncturels, tels que le coût de réparation du sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) Perle pour une soixantaine de millions d’euros, le rattrapage de la réduction d’activité de l’armée de l’air en début d’exécution de la LPM ou encore le surcoût lié à l’utilisation d’aéronefs vieillissants du fait de la livraison des douze Rafale destinés à la Grèce.
D’autres sont structurels et découlent de la mise en œuvre de la politique de verticalisation des contrats d’entretien programmé des matériels, notamment dans le domaine aéronautique. Ces contrats verticalisés se traduisent dans un premier temps par des surcoûts en raison de la création de nouvelles chaînes industrielles d’EPM et de la remise à niveau des stocks de pièces de rechange étatiques, transférés à l’industriel lors de la mise en œuvre du contrat verticalisé.
Ainsi, les besoins d’EPM exprimés par les armées jusqu’à la fin de la programmation seront supérieurs aux crédits prévus par la LPM, alors que les dernières années d’exécution, 2024 et 2025, se caractérisent déjà par une marche impressionnante, la dotation budgétaire dédiée à l’EPM devant atteindre 6, 5 milliards d’euros.
De tous ces sujets, monsieur le Premier ministre, nous aurions pu et dû débattre longuement, sans oublier les services de soutien de nos armées, essentiels, dévoués, cultivant l’excellence malgré des conditions difficilement tenables. Comment peut-on voir se creuser encore, en pleine pandémie, le déficit en médecins de premier recours ? Comment peut-on atteindre des taux de projection des équipes chirurgicales supérieurs à 200 % ? Vous le voyez, les sujets ne manquent pas ; ils sont d’une importance cruciale pour nos forces, ce qui justifie pleinement notre exigence d’un débat parlementaire approfondi.
Les efforts engagés par le Gouvernement pour nos armées sont reconnus par le Sénat. Il serait souhaitable que le Gouvernement reconnaisse réciproquement le rôle du Parlement sur ces sujets.