Intervention de Nathalie Goulet

Réunion du 29 juin 2021 à 14h30
Prévention d'actes de terrorisme et renseignement — Discussion générale

Photo de Nathalie GouletNathalie Goulet :

Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je souhaite tout d’abord rendre un hommage sincère aux rapporteurs, qui ont travaillé avec une diligence extrême sur un texte difficile, pour lequel le Parlement, singulièrement le Sénat, se trouve, si j’ose dire, « dans la seringue », par l’effet cumulé de décisions de la Cour de justice de l’Union européenne et du Conseil d’État et d’une disposition votée à titre provisoire dont le délai de validité expire.

Nous voilà donc contraints de décider de mesures multiples et importantes sans avoir eu le temps de les expertiser, et ce d’autant plus que le rapport sur les algorithmes, qui devait être remis au Parlement, le sera postérieurement à nos débats, ce qui, évidemment, ne contribuera pas à les éclairer.

Or ce texte est loin d’être anodin. Si l’on écoute nos collègues, en particulier notre excellent rapporteur pour avis de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, tout est sous contrôle.

Il est vrai que les articles qui concernent l’utilisation des algorithmes – l’article 12 –, des drones – l’article 18 –, de la captation satellitaire et de la 5G sont indispensables à la lutte contre le terrorisme et à la protection de notre pays et de ses armées en dehors de nos frontières.

En revanche, les dispositions relatives à la captation et à la conservation des données suscitent un débat légitime. Pour avoir assisté à la quasi-totalité des auditions, il m’apparaît clairement que certains aspects de ce texte posent question.

Il en est ainsi de l’article 15 concernant les données de connexion. Celui-ci privera les procureurs de moyens pour les affaires qui ne seraient pas « graves » au sens de l’arrêt du Conseil d’État, mais qui peuvent être liées à la criminalité organisée ou aux trafics en tous genres, y compris d’êtres humains, qui sont les maillons d’une délinquance grave.

Les rapporteurs se souviennent, et je puis en témoigner, que le désarroi mêlé d’incompréhension des procureurs a créé un véritable malaise lors des auditions. S’agissant des dispositions de l’article 15, plus qu’un fossé, c’est un véritable abîme qui sépare la version officielle des services et le ressenti des procureurs.

Sur ce sujet du renseignement, on ne peut rester insensible aux alertes de La Quadrature du Net et d’autres associations qui sont désormais reconnues. Au reste, le Conseil constitutionnel rend quasiment une décision de censure par an depuis 2015 – le 23 juillet 2015, le 21 octobre 2016, le 4 août 2017 –, et à ces décisions se sont ajoutés l’arrêt de la Cour de justice l’Union européenne et la décision du Conseil d’État du 21 avril 2021, sans compter des recours pendants portant précisément sur l’article 15 à venir.

Enfin, la question qui se pose et qui a été très justement relevée lors d’une table ronde organisée le 10 juin dernier par les commissions des lois et des affaires européennes du Sénat, est celle de la souveraineté, madame la ministre.

Face à ce que l’on pourrait assimiler à un gouvernement des juges, puisque nous légiférons sous la contrainte de décisions de justice, la question est non pas « que reste-t-il de nos amours ? », mais plutôt « que reste-t-il de notre souveraineté ? ». La question est politique, et elle est cruciale.

Dans son arrêt du 6 octobre 2020, la Cour de justice de l’Europe de l’Union européenne a répondu à des questions préjudicielles. Ces décisions doivent maintenant être appliquées dans l’ensemble des pays européens.

Tirant les conséquences de la position de la Cour de justice de l’Union européenne sur la conservation des données, la Cour constitutionnelle belge a annulé purement et simplement les dispositions concernées.

Au Royaume-Uni, la décision de la Cour de justice de l’Union européenne ayant été rendue avant le 31 décembre 2020, elle devrait être appliquée en vertu de l’accord de retrait signé en 2018. Mais, à ce jour, cette décision n’est toujours pas appliquée par cet État, et nous ignorons si elle le sera.

En Allemagne, le tribunal administratif fédéral a porté, en 2019, une question préjudicielle devant la Cour de justice de l’Union européenne sur la loi allemande de 2015. L’affaire est actuellement pendante.

Cela signifie, madame la ministre, que, au moment où l’on a besoin d’union autour de la politique de renseignement et de la lutte contre le terrorisme, au niveau européen, par un effet cumulé, la décision de la Cour de justice de l’Union européenne favorisera des positions différentes dans chacun des pays et chez chacun de nos voisins. Ces différences poseront évidemment de très nombreuses difficultés.

De même, il faut rappeler qu’il n’existe pas de réglementation des activités des services secrets dans le droit de l’Union européenne, en dehors des questions relatives aux obligations de stockage et de transfert des données pour les fournisseurs de télécommunications privés.

Il serait donc probablement nécessaire de cultiver un peu plus d’harmonie et de politique. C’était en tout cas l’une des conclusions de la table ronde organisée dans le cadre des travaux menés conjointement par la commission des affaires européennes et par la commission des lois. Je vous y renvoie, car ils présentent un intérêt majeur.

J’ajouterai un mot sur l’article 7, qui concerne le renseignement financier et le service Tracfin, dont on ne dira jamais assez l’importance. L’exemple récent d’un ressortissant libanais, condamné pour blanchiment au profit des cartels colombiens et extradé vers les États-Unis, dont les services savaient, eux, qu’il finançait le Hezbollah, montre qu’il nous reste des efforts à accomplir.

Enfin, en ce qui concerne la souveraineté et les algorithmes, madame la ministre, j’aimerais vous poser plusieurs questions, notamment techniques. Je suppose en effet que, pour des raisons de souveraineté, nous produisons ces algorithmes nous-mêmes et ne les achetons pas « sur étagère ».

Pourriez-vous nous indiquer où en est le contrat avec Palantir, une société qui, en plus de fournir des technologies à la direction générale de la sécurité intérieure, la DGSI, travaille aussi avec la National Security Agency, la NSA, ce qui n’a rien de rassurant ?

Ce contrat a été renouvelé récemment, faute d’une solution de rechange française, alors même que le Président de la République, Emmanuel Macron, a plaidé pour une souveraineté numérique européenne face à la domination des États-Unis et de la Chine. Plus l’on donnera des moyens de contrôle à ces pays et moins l’on gardera de souveraineté. Et moins l’on aura de contrôle sur ces nouveaux outils de captation et de sécurité sur les stockages, plus l’on fragilisera notre souveraineté au profit des États-Unis, ce qui ne me semble pas être de très bonne politique.

Où en est le programme d’architecture de traitement et d’exploitation massive de l’information multisources, ou Artemis, qui devait lui aussi être développé avec l’aide du Gouvernement français ? Collecter et stocker les données exige des conditions drastiques de sécurité d’utilisation et de stockage, comme nous l’avons constaté lors des auditions que nous avons menées.

Ces questions sont récurrentes et ne sauraient trouver une réponse satisfaisante dans un débat de fin de session, tenu par des délais impératifs qui brident le travail parlementaire et nous réduisent au rôle de chambre d’enregistrement. Il est extrêmement dommage que ce type de sujet ne fasse pas l’objet de discussions plus longues, mobilisant les expertises nécessaires, comme beaucoup d’entre nous l’ont déjà souligné.

Notre groupe votera néanmoins ce texte, en conscience, en regrettant, madame la ministre, de ne pas avoir eu accès au rapport qui nous avait été promis.

Je ne crois pas que ce projet de loi soit le grand soir de la lutte contre le terrorisme. C’est un texte d’ajustement, qui pose néanmoins un certain nombre de questions ; madame la ministre, même si vous n’avez pas été très attentive à mes propos, j’espère en tout cas que vous pourrez répondre à celle que je vous ai posée sur la société Palantir.

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