Je traiterai le sujet qui nous occupe sous l'angle des rôles respectifs de l'État et du marché pour la couverture des risques extrêmes. La CCR présente une spécificité en France et dans le monde qui est d'opérer des partenariats public-privé, pour reprendre l'expression de Mme Lustman, en matière d'assurance et de réassurance. Je voudrais vous montrer la valeur ajoutée de tels dispositifs pour couvrir des risques qui, sinon, ne seraient pas ou seraient mal couverts.
Je vais partir d'un constat : dans nos sociétés modernes où l'on croit pouvoir tout prévoir, contrôler ou optimiser, on se fait surprendre par des catastrophes imprévues voire improbables, que l'on n'aurait jamais imaginées, ou qui sont d'un autre âge. À chaque fois, le même scénario se reproduit : on constate que les assurances indemnisent peu ou mal les dommages subis, ce qui est pourtant normal. Compte tenu de la nature et de l'ampleur des dommages, l'État finit par en payer tout ou partie, pour ne pas ajouter la crise à la catastrophe. Puis, dans un second temps, viennent les discussions, les travaux parlementaires, qui engagent des réflexions sur des dispositifs permettant de pallier les insuffisances de marché et d'éviter qu'une pareille mésaventure ne se reproduise dans le futur. C'est peu ou prou ce qui s'est produit l'année dernière avec la crise de la covid-19 : l'État est intervenu massivement pour soutenir les entreprises et les professionnels indépendants, puis des discussions se sont engagées pour la couverture du risque des pertes d'exploitations sans dommages. Des dispositifs ont été mis en place, comme les compléments d'assurance-crédit publics (CAP, CAP+, ou CAP Relais), puis des discussions sont menées pour pérenniser ou reconduire dans le temps ces dispositifs. Ce n'est pas un effet du tropisme de la France en faveur de la socialisation des risques ou de l'intervention étatique : ceci s'observe partout dans le monde, en tout cas dans les pays développés, y compris dans les pays très libéraux. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, des systèmes de couverture de catastrophes naturelles ou des actes de terrorisme ont été mis en place. Cela n'a donc rien à voir avec nos propres spécificités nationales.
Le marché de l'assurance privée n'est pas tout puissant et ne peut pas couvrir tous les risques ; en tout cas, ne peut pas les couvrir tous tout seul. C'est assez surprenant, car nous vivons une époque où les capitaux disponibles sont totalement surabondants et à un coût dérisoire. Les avancées de la science et les outils informatiques permettent d'investiguer n'importe quel type de risque, mais le marché de l'assurance ne peut pas tout couvrir - pas plus que l'État ne le peut. Il arrive que l'offre et la demande ne se rencontrent pas spontanément ou de façon harmonieuse, nécessitant un coup de pouce de la puissance publique. Je voudrais donner trois raisons principales, qui permettent de mieux comprendre dans quel cas de figure on se situe et quelle est la réponse à apporter en termes de spécificités de partenariats public-privé à mettre en place.
D'abord, l'assurance n'a pas la capacité de couvrir les risques systémiques. Elle peut indemniser les sinistres de quelques-uns avec les primes payées par le plus grand nombre. Mais elle ne peut rien lorsque tous les assurés sont sinistrés en même temps, même si les sinistres sont circonscrits à une région ou un pays donnés. La capacité d'absorption et de couverture du marché est limitée. Dans ces cas de figure, l'État est contraint d'apporter sa garantie financière, en complément de la capacité offerte par les acteurs privés. C'est ce que nous avons expérimenté l'année dernière, avec la couverture des pertes d'exploitation sans dommages, où le montant du sinistre effectif était sans commune mesure avec les capacités financières du marché de l'assurance et de la réassurance privées.
En deuxième lieu, le marché de l'assurance privée rencontre des difficultés à mutualiser les risques en présence d'aléa moral ou d'anti-sélection : quel intérêt les assurés ont-ils à choisir une couverture d'assurance s'ils ont la certitude que l'État leur viendra en aide en cas de sinistre ? Quelle possibilité les assureurs ont-ils de couvrir les risques lorsque l'aléa est concentré sur quelques têtes ? Il ne s'agit plus réellement d'un risque mais d'une très forte probabilité. Dans ce cas, l'État doit forcer la mutualisation, en prévoyant une extension obligatoire d'assurance, et introduire une forme de solidarité entre les territoires, comme c'est le cas pour les catastrophes naturelles.
Enfin, se pose le problème de la couverture des « super catastrophes », dont l'occurrence est rare, mais qui peuvent causer des dégâts très élevés. Je prendrai l'exemple de la pandémie : comment fixer un tarif d'assurance qui soit acceptable pour les assurés, lorsqu'ils peuvent avoir le sentiment qu'ils vont devoir payer pendant 30 à 40 ans sans savoir si cela leur sera utile un jour ? Des représentants d'entreprises ont pu se poser cette question. Du côté des assureurs, comment rémunérer le capital énorme à immobiliser pour couvrir les risques ? Pour résoudre ces difficultés, qui existent pour les catastrophes naturelles s'agissant de la crue centennale de la Seine, du tremblement de terre à Nice, du cyclone force 5 sur l'île de La Réunion, qui sont des sinistres qui dépassent la vingtaine de milliards d'euros, la seule façon de fixer le tarif de l'assurance est d'avoir une subvention implicite de l'État, à travers la garantie offerte à un prix raisonnable.
Il existe donc des risques extrêmes, qui ont, pour les raisons évoquées, des difficultés à être couverts uniquement par le marché privé. Mais heureusement, l'État peut mobiliser l'outil législatif, et l'aide budgétaire sous forme de garantie ou de subvention. Il est donc possible de débloquer ces situations avec un grand bénéfice pour la nation, car cela permet de combler les « gaps » de couverture, d'assurer une solidarité entre la population exposée et celle qui l'est moins, tout en protégeant les finances publiques. Le régime « CATNAT » le permet : je vous invite à comparer la situation française par rapport à la situation allemande. Tout ceci permet d'avoir une meilleure connaissance des risques et de travailler sur les questions de prévention.
A l'occasion de la crise de l'année dernière, j'ai eu le plaisir de constater que certains, qui pouvaient être dubitatifs, réticents ou critiques, ont redécouvert l'intérêt d'avoir un État qui joue son rôle de garant de l'assurabilité des risques, et d'avoir un garant en dernier ressort pour soutenir le marché privé de l'assurance. Ayant dit cela, je me dois de vous dire que mettre en place un partenariat public-privé n'est pas chose aisée. Il faut prendre garde à plusieurs écueils : pour le régime d'indemnisation des catastrophes naturelles, à travers le lissage des primes d'assurance qui est opéré de facto par le régime, on atténue le signal prix. Il y a donc moins d'incitations de la part des assurés à prendre les bonnes mesures et décisions. Si on met en place une forme de subventions aux primes d'assurance, on fait supporter une partie du coût du risque par le contribuable plutôt que par l'assuré. Or, le poids de la subvention ne doit pas être disproportionné par rapport au poids de la prime l'assurance, sinon, nous ne sommes plus dans un système assurantiel.
Je pense que l'intervention de l'État et du réassureur public ne peut être que supplétive et doit entraver aussi peu que possible la liberté des acteurs privés. Idéalement, les ménages et les entreprises doivent pouvoir ne pas s'assurer, quitte à les y obliger de facto, ou à les y inciter fortement. C'est important d'avoir la liberté d'adhérer ou pas au dispositif d'assurance et de réassurance publique. Mais lorsque l'on y adhère, il est légitime d'exiger certaines conditions au titre de la solidarité. Ce n'est pas seulement une opinion personnelle, c'est une contrainte que nous avons au niveau du droit européen : tous les six mois, les dispositifs mis en place, comme les dispositifs CAP, ou les dispositifs d'assurance-crédit, sont soumis à la Commission européenne, qui vérifie leur compatibilité avec les règles de concurrence au sein du marché de l'Union européenne.
Le deuxième écueil est une ambition qui doit être considérée avec prudence : il s'agit de la tentation du couteau suisse. En matière de risques extrêmes, le « sur-mesure » s'impose. Il ne faut pas chercher à transposer ce qui existe et qui fonctionne bien, car ce ne sont pas toujours les mêmes problématiques. Pour les catastrophes naturelles, la problématique est d'assurer la solidarité entre les territoires, en particulier entre les territoires ultra-marins et métropolitains, et entre certaines zones du territoire métropolitains et d'autres moins exposées. Le dispositif mis en place permet d'assurer cette solidarité.
Le régime mis en place pour couvrir le risque de terrorisme relève d'une autre logique : en l'absence de capacité privée de réassurance, un pool de coréassurance a été mis en place pour développer cette capacité. L'État offrait initialement la totalité de cette capacité, puis il se retire progressivement à mesure qu'une capacité de réassurance privée émerge sur le marché.
En tout état de cause, les dommages liés à des risques assurables doivent être couverts selon les voies traditionnelles, sans la garantie de l'État. Cela demande une meilleure diffusion de la culture du risque, un effort de promotion des garanties d'assurance et une mobilisation accrue des réassureurs privés. Il ne faut pas aller tout droit vers une solution de facilité, qui est d'utiliser la réassurance publique à la moindre difficulté : il faut d'abord explorer et épuiser les capacités du marché privé.
Pour conclure, nous avons en France, avec le régime d'indemnisation des catastrophes naturelles et le régime de couverture des attentats, une expérience reconnue de longue date et saluée par des organismes internationaux. Des réflexions sont en cours pour optimiser ou réformer le régime « CATNAT», des réflexions démarrent sur la couverture des risques cyber et des risques agricoles, sur les risques de pandémie, ou encore sur le risque de crédits : la CCR y participe de façon très ouverte, en mettant à disposition ses compétences pour aider à faire émerger des solutions qui présentent un grand intérêt pour nos concitoyens et pour le développement du marché de l'assurance.